Tohu Bohu ou les îles perdues


Il existe quelque part des îles que l'on ne trouve sur aucune carte. Loin du monde connu, elles s'éparpillent dans des régions océaniques que nul marin n'a jamais fréquentées. Sans doute à cause des brumes ou des tempêtes qui sévissent régulièrement autour d'elles, nombre de matelots les ont évitées. Ces îles ont parfois reçu quelques visiteurs aventuriers dont quelques-uns seulement sont revenus. Quelques manuscrits, des récits de voyage, des carnets nous sont ainsi parvenus. Deux de ces mondes inconnus retiennent l'attention, si étranges que nul lecteur ne peut rester insensible à l'histoire qui va ici être racontée.

Perdues quelque part dans l'océan chaud de l'hémisphère Sud, deux îles insolites se font face. Une myriade de petites îles minuscules semblent s'être regroupées autour d'elles comme pour mieux les mettre en valeur, telle une cour pressante de courtisans autour d'un couple royal.

La plus grande des deux, Tohu, semblait sortir tout droit des Ténèbres, comme dépliée et déposée là par une main diabolique. Tobie y vivait avec sa famille. Peu avenante au premier abord, l'île recelait cependant de petites calanques agréables mais cachées. Seuls ses habitants en connaissaient les sentiers tortueux, si étroits parfois que l'on ne pouvait y cheminer qu'un par un. L'adolescent de quinze ans n'avait pas encore réussi à visiter les innombrables grottes et excavations que renfermait la montagne volcanique mais il ne désespérait pas d'y parvenir un jour ou l'autre.

Certains jours Tounra grondait fort et la terre tremblait sous les pieds de Tobie. Depuis un moment, la montagne se faisait entendre, sans que l'on sache pourquoi. Après chaque grognement, dès les tressaillements terminés, Tobie, sa famille et tous les habitants montaient vers les grottes connues. Comme pour se faire pardonner d'avoir trop grogné, les secousses de Tounra créaient des fissures bénéfiques pour tout le monde. C'était jour de fête pour les indigènes qui venaient alors piocher et récolter les cailloux que Tounra voulait bien leur donner. Les habitants conservaient jalousement ce secret que nul étranger n'avait jamais pu se vanter de connaître.

Tout en frappant des coups secs sur la paroi avec son pic, Tobie pensait à Saro. Sa rencontre avec la jeune fille avait été un choc. Il avait tout de suite eu le coup de foudre et il était persuadé qu'elle aussi avait ressenti quelque chose pour lui. Depuis ce jour-là, à chaque voyage en pirogue à Bohu, cette petite île tranquille située juste en face de Tohu, il espérait revoir ses yeux couleur lagon et sa longue chevelure blonde et brillante. Quelle étrange fille ! Belle à couper le souffle ! Lors de ses pérégrinations à Tohu, il n'avait croisé jusqu'alors que des adolescentes, à la peau tannée comme lui, aux yeux bruns et aux cheveux noirs. Saro demeurait pour lui mystérieuse et exotique. Il se demandait souvent pourquoi elle était si différente mais l'idée qu'il pouvait lui aussi paraître séduisant avec ses longues boucles noires et ses yeux noisette ne l'effleurait même pas.

« Cogne plus fort, Tobie ! Sinon tu n'auras que des miettes. Si on veut avoir de quoi échanger avec Bohu, faut en mettre un coup. » Son père le tira de sa rêverie et Tobie s'apprêtait à piocher de toutes ses forces quand la caverne dans laquelle il se trouvait avec son père fut violemment secouée. Des petits morceaux de roche dégringolèrent de partout. Tobie pensa que Tounra voulait lui faciliter la tâche mais, en même temps que cette idée lui traversait l'esprit, il sentit pour la première fois de sa vie une terrible angoisse l'envahir. Pas normales toutes ces secousses, pensa-t-il, elles sont de plus en plus fortes et rapprochées.

« Père, tu n'as rien ? hurla-t-il tout à coup en voyant son père allongé près de lui. Son cœur battait la chamade.

- Non, non, tout va bien, j'ai juste perdu l'équilibre. Tounra s'amuse un peu avec nous aujourd'hui mais nous devons continuer.

- Mais c'est bizarre, tu ne trouves pas ? On dirait qu'elle ne veut pas se calmer, comme si elle était vraiment en colère. Crois-tu qu'elle pourrait cracher du feu comme par le passé, lorsqu'un dragon habitait dans son ventre ?

- Je n'en sais rien, c'était il y a très très longtemps. Voyons, c'est une légende, oui, seulement une légende.

- Oui, mais pourquoi Tohu était-elle si dissemblable de Bohu alors que seul un petit bras de mer les sépare toutes les deux ? Bohu ne tremble jamais.

- Bohu n'a pas de montagnes comme nous.»

La réponse ne satisfit pas Tobie. Lors de son dernier voyage à Bohu, il avait remarqué un peu plus encore que les autres fois cette différence, l'île de Saro ne tressaillait jamais. Les monts qui la couvraient n'étaient pas vraiment des montagnes. Entourée de plages, de cocotiers, de dattiers, de palmeraies, elle était riche d'une végétation luxuriante arrosée par de nombreux petits ruisseaux. Il s'y rendait souvent avec son père mais depuis sa rencontre avec Saro, Bohu lui apparaissait encore plus douce, plus paradisiaque. Lorsque la jeune fille avait échangé les pierres scintillantes qu'il avait ramenées contre des paniers de fruits, c'est à peine s'il avait osé lui demander son prénom tant ce visage candide et rempli de fraîcheur l'avait intimidé.

Son cœur se serra. Il fallait se dépêcher maintenant. L'anxiété le gagnait de plus en plus. Son père, quelques indigènes et lui-même étaient rentrés trop loin dans le ventre de Tounra. Ils se trouvaient dans l'une de ces nombreuses galeries qui brillaient même dans le noir. Grâce aux récentes secousses, de nombreux débris de roche luminescente s'étalaient sur le sol.

« Allons, mon garçon, on a de la chance aujourd'hui, lança son père d'un air ravi, ramassons ce qui traîne et sortons. Nous reviendrons plus tard.

- D'accord, répondit Tobie, mais j'ai un drôle de pressentiment. Tounra n'est pas comme d'habitude. »

Dehors, devant la grotte, des pyramides de caisses, de paniers, de charrettes et de brouettes bricolées avec différents bois et cordages exposaient au soleil leur cargaison. Si un étranger était venu à ce moment-là, il n'aurait peut-être pas vécu longtemps en voyant cet achalandage. Quel que soit l'endroit où l'on se trouvait, on ne pouvait qu'admirer l'or, l'argent et les pierres précieuses. Diamants, rubis, saphirs et émeraudes brillaient même à l'état brut. Le ventre de Tounra recelait des trésors dont la pureté était inégalable.

Tobie était sorti le premier de Tounra lorsqu'une formidable déflagration suivie de plusieurs explosions assourdissantes brisèrent l'air environnant. L'énorme bruit avait été si fort que Tobie crut avoir les tympans percés. Le sol se déroba sous lui et il tomba à la renverse. Une pluie de cendres chaudes se répandit. Il eut à peine le temps de voir ce qui se passait qu'un chaos indescriptible l'entourait déjà. Les habitants de l'île couraient dans tous les sens en hurlant. D'énormes rochers tombaient de la montagne et s'écrasaient devant l'entrée des grottes et des mines, emmurant vivants tous ceux qui n'avaient pas eu le temps de sortir. Les détonations se succédaient et de gigantesques nuages noirs aux formes démoniaques s'élevaient dans le ciel en crachant cailloux et lave.

Il fallait fuir, courir le plus vite possible vers la mer. À peine fut-il debout qu'une pensée l'arrêta net. Son père ! Où était-il ? Tobie regarda autour de lui. Un brouillard gris l'empêchait de voir correctement. Il avait de la cendre dans les yeux. Il voulut les frotter avec un chiffon qui traînait mais le tissu était lui aussi plein de cendres. Il se rappela qu'un petit cours d'eau ruisselait tout près. L'eau n'était pas très claire mais il se rinça un peu les yeux. La terre bougeait toujours. Il ne le voyait nulle part. Il regarda en direction de la mine où son père et lui travaillaient quelques instants plus tôt mais des blocs de pierre en fermaient l'accès. Seul, il n'arriverait à rien. Une chaleur étouffante l'empêchait de respirer. Il n'avait plus qu'une idée en tête, fuir, se sauver pour avoir une chance de secourir plus tard les emmurés. Il se rappela le visage doux et clair de Saro et un peu d'espoir ranima son cœur.

Il dévala la pente comme un fou et se rendit compte alors qu'il n'était pas seul. D'autres gens couraient comme lui vers l'unique plage de l'île, là où quelques pirogues attendaient patiemment qu'on les emprunte pour aller troquer à Bohu. Y aurait-il assez de pirogues pour tous ceux qui descendaient ? Il savait que la plupart des gens agiraient en égoïstes, que, dans un tel tumulte, c'était chacun pour soi. Mais lui, c'était différent. S'il pouvait arriver à temps à Bohu, il saurait les convaincre de venir porter secours aux Tohutiens. D'ailleurs, Tohu était leur principale source de richesse. Au troc, les Bohutiens étaient toujours gagnants et c'est bien parce que le sol rocailleux de Tohu était trop dur et trop sec pour cultiver quoi que soit que les Tohutiens échangeaient leurs minerais et leurs gemmes contre des noix de coco, des dattes, de l'huile de palme et d'autres fruits et légumes cultivés à Bohu.

Encore une détonation ! Cette fois-ci la montagne toute entière allait exploser. L'air était toujours irrespirable. Tobie vit enfin la plage et ses pirogues. Il laissa les plus grandes pour les autres et se jeta dans l'eau pour atteindre la plus petite. Il suffoquait. Encore un effort, il y était presque ! Il sentit plus qu'il ne vit la barque. Il eut assez de force pour grimper et se glisser sur quelque chose que d'autres poussèrent pour lui. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien. Un grand trou noir l'avala. Ses dernières pensées furent pour son père et Saro, pour Tohu et Bohu. Son esprit sombra.

Les déflagrations successives avaient été entendues de partout à Bohu. L'alerte avait été donnée comme si c'était Bohu elle-même qui courait un grand danger. Si Tohu disparaissait, le troc mourrait et les Bohutiens ne pourraient plus fabriquer de bijoux ni travailler le métal dont il avait grand besoin. Toutes les pirogues de Bohu avaient donc été mises à l'eau et elles se dirigeaient vers Tohu.

Lorsque Tobie rouvrit les yeux, il vit penché sur lui le visage de Saro qui le contemplait, ses grands yeux bleus écarquillés.

« Hé, dit-elle, tu as l'air d'aller mieux ».

Ah, il était toujours vivant !

« Et mon père, mes amis, les Tohutiens, est-ce qu'ils sont tous....? lui demanda-t-il la gorge serrée.

- Je ne sais pas. Alors que je ramassai des dattes, j'ai eu un pressentiment étrange, reprit-elle, et avant même d'entendre les explosions, j'étais en route pour Tohu dans une pirogue mais quand je me suis rapprochée un peu plus il y avait comme un mur gris très dense. Au bout d'un moment, j'ai vu une pirogue qui dérivait. Je m'en suis approchée et je t'ai vu allongé à l'intérieur mais tu étais inanimé. J'ai attaché les deux pirogues ensemble et je t'ai ramené à Bohu.

- Il faut absolument aller à leur secours. Il y a sûrement des survivants.

- Tu sais, toute la montagne a explosé. Tounra est un ancien volcan qui grogne depuis toujours et cette fois-ci il s'est réveillé pour de bon. Mais tu as raison, il a peut-être épargné quelques personnes.

- Il faut que j'y retourne, c'est le seul moyen de le savoir, mon père est resté là-bas, dans une mine.

- Dès que la vue fut dégagée et que l'air fut devenu plus respirable, les Bohutiens sont allés à Tohu mais tous les habitants qui n'étaient pas à l'abri dans la roche sont morts, ajouta-t-elle doucement.

- Oui mais justement, dans les grottes, il existe loin du centre de la montagne des excavations qui contiennent des poches d'air, mon père les connaît. Elles permettent de survivre quelque temps. Si Tounra et son dragon ont craché tout leur feu par le tuyau central, la paroi des grottes ne doit pas être trop chaude. Le gros problème c'est plutôt d'arriver à enlever les blocs de pierre qui bouchent les entrées. »

Tobie soupira en pensant à tous ceux qui étaient restés là-bas et qui vivaient peut-être encore. Il avait presque honte d'avoir été sauvé.

Lorsqu'il arriva sur la plage, tout n'était que désolation. Comme il était impossible de creuser des tombes pour les morts, on les brûla. Tobie laissa ce genre de travail aux Tohutiens rescapés. Avec des Bohutiens, il se dirigea vers les grottes et ils se mirent à l'œuvre pour dégager les ouvertures, cassant, poussant, tirant, les rochers. Tobie appelait de temps en temps mais personne ne lui répondait. Les cargaisons étaient toujours là. Tobie laissa les Bohutiens se servir, après tout seuls les Bohutiens pouvaient accueillir les survivants de Tohu. Il piocha de plus belle contre le roc. Des chocs répétés à intervalles réguliers, au cas où... et soudain Tobie entendit de faibles coups de l'autre côté. Des survivants lui répondaient maintenant sur la paroi pour signaler leur présence. Il n'en avait jamais douté.

Il regarda Saro qui avait tenu à l'accompagner et il comprit alors que tout l'or du monde ne valait pas l'amour d'un père ou d'une femme et que la vie est parfois plus forte que la mort. Tohu dévastée par l'éruption, remplie de cendres et de lave refroidie, n'existait presque plus, c'était un fait. Mais peut-être qu'un jour elle revivrait comme au temps de sa splendeur passée. En attendant des jours plus fastes, il faudrait bien se contenter de Bohu, et avec Saro, Bohu ce n'était déjà pas si mal.

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