2 - ... et où tout finit?

Alors que le soleil décline petit à petit dans le ciel grisâtre de ce début d'hiver, les concubines poursuivent leur avancée dans ce tunnel sombre et humide, voyant à peine devant elle malgré leurs sens plus fins que la moyenne. La promiscuité des lieux ne permet même pas à deux des femmes de marcher côte à côte, mais cela leur permet d'avancer sans trop se perdre. Une chose qu'elles n'ont cependant pas prévu lors de l'élaboration de leur fuite: le froid, qui en ce mois de Ricio, est déjà mordant, d'autant plus que la citadelle dans laquelle elles étaient prisonnières se trouve perchée dans les montagnes du Givre d'Argent. Alors avec leurs tenues légères et leurs souliers ajourés, elles sont clairement désavantagées contre les soldats du marquis toujours à leurs trousses, et qui eux, sont parfaitement entraînés et habitués à ces conditions extrêmes. Mais il faut avancer quoi qu'il en coûte, et c'est cet état d'esprit qui porte leurs pas.

« Vous avez une idée de ce que vous allez faire ensuite ? demande la plus jeune du groupe pour briser le silence, ses longues oreilles à l'affût.
- Pas la moindre, répond la concubine aux cheveux d'ébène. Et toi, comment vas-tu te débrouiller avec un nourrisson sur les bras ?
- Oh, eh bien... Je compte rentrer dans ma tribu dans l'ouest, et m'occuper de mon fils avec l'appui des matriarches du clan, répond Minyë avec enthousiasme. Les enfants sont une véritable bénédiction pour nous, les elfes. Il n'est pas rare que l'on ne voit qu'une naissance en un siècle, et encore, seulement lors de mariages métisses.
- Ah, c'est pour ça qu'une minorité d'entre vous recherchent la pureté du sang... ajoute la petite femme-lapin.
- En effet, soupire la rousse, certains radicaux préfèrent que la race s'éteigne plutôt que de souiller leur sang avec des "impurs". »

Un silence gêné s'installe dans le petit groupe guidé par l'humaine, tandis que la lagomorphe ronge ses ongles d'anxiété. Sharëss, quant à elle, écoute leur conversation d'une oreille distraite, accusant encore le choc de ce qu'il vient de se passer dans la bibliothèque. Elle qui rêvait encore d'une fin heureuse il y a peu, n'aspire désormais plus à grand-chose. Petit à petit, dans ce corridor aux allures de tombeau, elle se repasse en boucle les derniers instants de son amant, ravivant la douleur et sa culpabilité. Son cœur se serre et ses bras se mettent à trembler, à tel point qu'elle doit joindre ses mains pour tenter de contrôler ces mouvements sporadiques, vidant son esprit de tout, détachant sa conscience de son corps telle une projection astrale. En entendant un bruit étrange, tout le groupe s'arrête net, figé par l'appréhension; d'où pouvait bien provenir ce son ? La renarde, ne faisant pas attention, percute légèrement l'elfe qui se trouvait en queue de peloton. Elle bondit presque instantanément en arrière, gardant une distance de sécurité qu'elle juge nécessaire pour camoufler son mal être, les autres filles n'ont vraiment pas besoin de cela en ce moment.

« Outch... grogne Sharëss. Si l'on s'arrête à la moindre souris qui couine, on ne verra jamais le bout du tunnel.
- J-J'ai trop froid, gémit la petite lapine. On ne peut pas faire une petite pause? »

Tandis que la renarde allume une petite flamme sur l'un de ses doigts et qu'elle la pose entre les mains duveteuses de la femme-bête, Minyë reprend:

« J'aimerai volontier m'arrêter quelques instants, mais on ne peut pas se permettre de traîner. De plus, ajoute-t-elle, si on s'arrête, le froid sera encore plus difficile à supporter. Il faut avancer. »

Minyë pose sa main glacée sur l'épaule de la renarde, et avec un sourire emplit de compassion, l'invite à se joindre à elle pour continuer leur route, les deux autres concubines avançant toujours à tâtons non loin devant elles.

« Tu sais, lorsque j'ai su pour ma grossesse, l'une de mes premières pensées à été: quels prénoms devrais-je choisir pour ce bébé? commence l'elfe. Et j'ai songé à lui donner ton prénom s'il s'avérait que c'était une petite fille.
- Alors c'est une bonne chose que ce soit un garçon, répond froidement Sharëss.
- P-Pourquoi cela ? balbutie la future maman.
- Je ne souhaite à personne de me ressembler, continue la renarde, car comme tu as pu le remarquer depuis que tu me connais, le bonheur n'est pas une chose qu'il m'est permis d'effleurer. »

Le simple fait de prononcer ces mots ravive la douleur dans le cœur de la concubine, qui laisse la tristesse emplir son être, invoquant une énième cascade de larmes roulant sur ses joues étonnamment pâles, avant de s'écraser sans bruit sur la roche brute du tunnel. La belle rousse baisse le regard; elle qui souhaitait remonter le moral de son amie, se retrouve avec la réaction inverse. Sharëss se remet en marche, d'une démarche presque robotique, tandis que son esprit est envahi par ses vieux démons lui rappelant chacune de ses erreurs, chacun de ses échecs, chacune de ses désillusions... Minyë devine dans le regard des femmes la précédant qu'elles se demandent où est l'homme qui les accompagnait, et d'un rapide mouvement de la tête, leur indique qu'il est inutile de poser la question, l'état de la renarde étant suffisamment criant pour qu'aucun mot ne soit nécessaire. Profitant de ce long silence presque religieux, l'elfe joint ses mains devant son coeur, et d'une voix quasi inaudible, psalmodie une prière dans sa langue maternelle à destination d'Yggdräsil, l'implorant humblement de prendre soin de l'âme du vampire qui s'était sacrifié pour elles.

Plusieurs minutes passent, bercées par le sifflement du vent qui s'engouffre dans l'étroite fissure dans la roche et les craquements sinistres, tandis que le couloir se rétrécit lentement au fur et à mesure de leur progression. Mais tout à coup, elles se retrouvent dans une impasse. L'air frais de l'extérieur pénètre pourtant bien par ici, mais impossible de passer.

« Oh non! gémit à nouveau la petite lapine. On est bloquées ! Il y a un gros rocher qui bloque la sortie...
- Il a dû tomber à la suite d'un éboulement, ajoute l'humaine à la chevelure de jais. »

Mais cela ne les avance pas davantage, et tandis que les esprits s'échauffent afin de trouver une solution, Sharëss, sortant de sa torpeur habituelle, s'approche de l'obstacle et déclare:

« Écartez-vous, je vais dégager le passage. »

Joignant les actes à la parole, elle pose ses deux mains sur la pierre glacée, ferme les yeux, ancre ses pieds dans le sol pour ne pas glisser et en se concentrant sur sa respiration, commence à pousser en contractant ses muscles, déployant dans ce mouvement toute sa force surnaturelle. Dans un premier temps, rien ne se passe, mais quand tout à coup le fin filet d'air se transforme en véritable rafale, les concubines se rendent compte que le chemin devant elles est dégagé. C'est avec des yeux choqués que les fuyardes regardent Sharëss sécher son front luisant de sueur avec un des pans de sa robe, qui aurait pu se douter qu'une femme à l'apparence si fragile était capable d'un tel prodige ? Le rocher, déséquilibré par la poussée, continue sa course dans le vide, provocant dans sa chute un éboulement dont les craquements se propagent en écho dans les alentours. Elle se décale alors sur la corniche étroite afin de libérer la voie aux autres, leur permettant d'admirer le magnifique spectacle de la nature sauvage hivernale qui s'étend à perte de vue, comme le plateau un peu en aval sur lequel une immense forêt de conifères denses semble se prolonger à l'infini le long de la montagne. La lagomorphe, enjouée, s'exclame alors:

« Si on arrive à rejoindre la forêt, on arrivera plus facilement à perdre les soldats !
- Alors on doit se dépêcher, ajoute l'elfe sur la retenue, on ne sait pas combien d'avance nous avons sur eux. »

Le petit groupe s'aventure sur le sentier escarpé longeant la falaise en contrebas, avançant aussi rapidement que le terrain accidenté sur lequel elles posent le pied le leur permet. L'humaine manque de peu de tomber lorsqu'elles entendent des éclats de voix derrière elles.

« Ils se rapprochent ! crie la renarde, courrez ! »

La panique gagne les concubines, mais Minyë, gênée par son ventre proéminent et fatiguée par tous les efforts qu'elle met en œuvre pour s'échapper, n'arrive pas à suivre les autres. Sharëss s'arrête alors dans son élan, laissant les deux plus jeunes s'enfuir tandis qu'elle, reste auprès de son amie. Elle sait pertinemment que sa condition rend une fuite rapide impossible, risquant même de déclencher des contractions, mettant en danger la mère et l'enfant, et elle ne peut clairement pas s'y risquer. Elles n'ont donc pas d'autre choix: si elles ne peuvent prendre les gardes de vitesse, elles devront être plus rusées.

Les premiers gardes jaillissent du tunnel et se précipitent vers les concubines, dont les routes se sont séparées, l'humaine étant partie vers la partie sud de la forêt, la lapine vers l'est, et les deux amies tentant de se cacher. Une seconde escouade de soldats, armés de fusils, se mettent en place le long de la falaise et, au signal de leur supérieur, lancent une salve de tirs d'intimidation juste au-dessus des fuyardes. Les explosions illuminent le ciel, pétrifiant de terreur l'elfe qui s'arrête, tremblante comme une feuille, agrippée au bras de la renarde. À cet instant, la peur qui la submerge occulte tout le reste, les flammes embrassant la voûte céleste ravive en elle de douloureux souvenirs qu'elle pensait avoir surmontés, ou du moins, suffisamment enfouis au fond de son être pour qu'ils ne ressurgissent jamais. Les deux autres concubines, hésitant encore sur la direction à prendre, se hâtent de choisir sous la menace des déflagrations. La première se précipite vers un sentier caillouteux grimpant vers les hauteurs, tandis que la seconde préfère jouer la sécurité et cherche à rejoindre la vallée en contrebas.

Sharëss se met à caresser doucement le bras de l'elfe tout en s'adressant à elle avec un ton réconfortant, infusant lentement et subtilement sa magie. Les battements de cœur affolés et la respiration saccadée de la future maman se calment petit à petit, permettant à cette dernière de reprendre le contrôle sur ses émotions jusque-là en roue libre. La renarde profite de la prise que Minyë exerce sur elle afin de l'aider à marcher, leur permettant de poursuivre leur fuite malgré l'état de son amie. Elles arrivent alors au-dit embranchement que les autres filles ont atteint quelques minutes auparavant, mais le même dilemme s'offre à elles.

« Mince, par-où devons nous aller... se demande la goupil cuivrée.
- Attends, j'ai peut-être une idée. »

L'elfine ferme ses yeux émeraude, se coupant de tout stimulus extérieur afin de ne faire qu'un avec la magie environnante. Dans son âme, tout s'illumine: les deux sentiers, la montagne, les gardes... Et quand son regard se rouvre, le chemin à suivre se dessine de lui-même, telle une route scintillante. Elle prend quelques instants pour remercier les esprits de la forêt qui acceptent de la guider, puis d'un geste délicat, elle entraîne Sharëss à sa suite, en direction du sommet des montagnes du Givre d'Argent. Celle-ci la suit sans hésiter, car elle ne connaît que trop bien l'instinct surnaturel des elfes lorsque ceux-ci se trouvent dans leur biome de prédilection.

Les gardes du seigneur arrivent enfin à la croisée des chemins, mais celui-ci étant dissimulé des regards des éclaireurs, impossible de savoir si les concubines se sont enfuies ensembles, ou si elles se sont séparées. Dans le doute, il déclare:

« Séparez-vous, je veux la plus grosse partie de nos troupes en direction de la vallée, il serait suicidaire pour elles de s'aventurer plus haut dans la montagne. Mais on n'est sûrs de rien, alors suivez également le sentier ascendant, je préfère ne rien laisser au hasard. Je les veux mortes ou vives, mais n'en laissez aucune s'échapper. »

Il décide de suivre la formation dévalant la pente abrupte, et il jubile lorsqu'il aperçoit au loin l'une des fuyardes. Mais le temps joue en leur défaveur, le soleil continuant sa course inexorable vers l'horizon, faisant courir les ombres des soldats toujours plus vite en direction de la pauvre lapine apeurée. Dans la panique, l'une de ses pattes manque d'adhérence, la faisant chuter lourdement au sol dans un cri de douleur. Ses grands yeux ambrés se remplissent de larmes tandis qu'elle enserre sa cheville de ses mains pour tenter d'apaiser sa souffrance. Telle une proie acculée, elle tente tout de même de se relever, mais c'est peine perdue. Les gardes la rattrapent bientôt, suivis par leur bedonnant seigneur.

« Regardez qui voilà, s'esclaffe le marquis plus que ravi. Mon petit trophée de guerre! Dans quel état tu te mets, tout cela pour essayer de fuir la place qui t'est due.
- Je ne... rentrerais jamais, bégaie la jeune femme terrorisée. Je ne mérite pas cela... »

D'un geste discret, il intime à l'un de ses capitaines de se détacher du groupe afin de retrouver l'autre bataillon, une seule fille, et blessée qui plus est, ne sera pas difficile à capturer. Il s'approche alors lentement de la lapine, qui, à genoux, se traîne sur le côté pour s'éloigner de lui, réprimant tant qu'elle peut les larmes qui inondent son visage à chaque déplacement sur les rochers glacés qui lui lacèrent la peau. Elle se rapproche dangereusement du bord de la falaise, lorsque le noble la saisit par le menton, collant presque leurs nez l'un contre l'autre, et dans un sourire malsain, il lui susurre:

« Ta tribu a perdu la guerre, tu n'as nulle part où aller, et tu le sais très bien mon lapin, ricane-t-il, son haleine nauséabonde donnant la nausée à la pauvre femme-bête à l'odorat si fin. Tu seras mon jouet, et tu ne pourras rien y faire. »

Un frisson de dégoût pur parcours l'entièreté du corps frêle de la concubine, qui d'un claquement de doigt, prend une décision radicale.

« Mon destin m'appartient, et je le prends en main aujourd'hui ! »

En rassemblant ses dernières forces, elle repousse son bourreau, non pas pour qu'il s'éloigne, mais pour avoir la petite impulsion qui lui permet de se jeter dans le vide derrière elle, fermant les yeux afin de ne pas voir l'impact. Avec un bruit sourd, la dépouille sans vie de la petite hase touche le sol rocailleux en contrebas, avant de dévaller la pente jusqu'à n'être plus visible. Le marquis grince des dents, une de perdue... Il doit retrouver ses filles à tout prix.

« On rebrousse chemin, vite! s'écrie-t-il. Les autres ne doivent pas être parties trop loin! »

Malgré la distance séparant les fuyardes en amont du tumulte macabre, les deux amies n'ont pas perdu une miette de toute la scène, pour leur plus grand malheur. Une boule se forme dans la gorge de la renarde, encaissant avec difficulté le choc de la disparition de sa camarade.

/ Encore une mort, et toujours de ma faute... /

Minyë ne laisse cependant pas le temps aux idées noires de Sharëss de s'installer, dont elle tire le bras avant de se stopper net, pliée en deux par la douleur, qui ne dure cependant pas, et repart comme elle était venue. La renarde, recentrant son attention sur l'elfine, se remet en route, l'aidant à franchir les recoins les plus escarpés, et servant plus ou moins de sentinelle en guettant l'avancée des soldats à leurs trousses. Lorsqu'elles parviennent enfin au plateau après un énième virage à flanc de montagne, leur horizon s'éclaire et elles se retrouvent alors face à une gorge, résultant de l'écoulement en contrebas d'un ruisseau provenant très certainement d'une source en amont. D'un rapide coup d'œil, la goupil est rassurée de voir que ce n'est pas une voie sans issue: en effet, un pont suspendu entre les deux parois du gouffre leur permettrait de traverser, et bien que le brouillard épais qui s'élève du cours d'eau masque une partie de la visibilité, la passerelle semble assez solide et en bon état. Elle retient malgré tout son enthousiasme naissant, de peur que la désillusion ne soit trop grande si la situation venait à tourner au vinaigre.

« Le 6ème sens des elfes ne cessera jamais de me surprendre, déclara Sharëss.
- J'ai eu raison de les écouter hein ? gloussa Minyë, avant de grimacer légèrement. Ça recommence.
- Quelque chose ne va pas ? s'inquiète-t-elle, les oreilles basses.
- Ce n'est rien, juste des douleurs passagères dues aux efforts. »

Quand la renarde tourne à nouveau son regard vers la plate-forme en bois suspendue au-dessus du vide, elle a la mauvaise surprise de constater qu'une silhouette floue s'avance lentement dans leur direction en perçant la brume. Est-ce un des soldats ayant réussi à les prendre en tenaille ? Elle espère presque que ce ne soit qu'une bête sauvage égarée, tant l'idée d'avoir déjà été rattrapée la terrifie. Mais au fur et à mesure que l'ombre se dessine davantage, les contours et les détails deviennent plus nets et les deux amies sont soulagées de voir que c'est l'humaine aux cheveux d'ébène qui s'approche d'elles. Mais elles déchantent rapidement lorsqu'elles se rendent compte que la jeune femme se déplace en marche arrière, alors qu'elle avait presque atteint l'autre côté du gouffre. Tremblant de terreur, elle ne remarque même pas les autres fugitives, ses yeux rivés droit devant elle, fixés sur l'énorme loup des montagnes lui barrant la route. Sans perdre un instant, Sharëss s'élance sur le pont, chaque pas provoquant de sinistres craquement de bois, puis elle attrape le bras de la concubine et la tire à couvert, bloquant le chemin au monstre avec son propre corps. Le canidé gronde férocement, hérissant sa fourrure en signe d'intimidation, mais cela ne déboussole pas la renarde, ce ne serait pas la première fois qu'elle se retrouvait face à un animal dangereux. Les pas des soldats se rapprochent, forçant la future maman à rejoindre ses camarades sur la structure flottante, devenant de moins en moins stable avec l'ajout de poids et surtout à cause du vent qui s'intensifie, soulevant des gerbes d'eau et dispersant la poudreuse dans son sillage.

« Sharëss, j'ai peur... gémit l'elfe en se collant dans le dos de son amie en tremblant comme une feuille. »

Le balancement du pont ne cesse pas, les cordes déjà fragiles crissent en tentant de maintenir l'ensemble, rendant les femmes de plus en plus nerveuses, d'autant que leur adversaire en fourrure ne semble pas décidé à libérer le passage. Le tigre protecteur apparaît à nouveau, faisant face à cet élément indésirable, et rugit pour tenter de l'intimider. Et contre toute attente, le loup recule d'un pas, sur la défensive, jaugeant de la force de son ennemi, et semblant réfléchir aux bénéfices et aux risques de s'en prendre à ces trois bipèdes. Sa décision est rapide lorsque la troupe de soldats débarque sur le bord opposé de la falaise. Les humanoïdes en armures sont bien plus dangereux que ces frêles femelles, aussi ce dernier préfère-t-il rebrousser chemin en grognant de frustration. Mais entre la peste et le choléra, Sharëss aurait préféré n'en croiser aucun, et dans un soupir, caresse la tête de son compagnon félin.

« Je suis désolée Yoroï, je sais que je t'en demande encore de trop, mais prête moi ta force encore quelques minutes... »

Le chat majestueux lèche la main de sa maîtresse et, reprenant sa forme éthérée pour économiser ses forces, il déploie son bouclier autour des concubines, les entourant d'une douce chaleur réconfortante en contrant la tempête glacée qui se lève peu à peu. Les gardes du château s'arrêtent alors à proximité du bout du pont, n'osant s'y aventurer tant sa stabilité relative ne leur inspire pas confiance. L'un d'eux prend alors la parole:

« Allons mesdames, ne nous obstinons pas, déclare-t-il. Rentrez docilement, et le seigneur saura se montrer clément en votre faveur.
- Et puis quoi encore! cria la brune. Qui aurait envie de retourner chez ce gros porc ! »

Certains soldats, cédant à la colère face à ces insultes dirigées contre leur souverain, essaient de se lancer à la poursuite des fuyardes mais sont rapidement stoppés dans leur élan par leurs frères d'arme. L'un d'eux, en possession d'un arc, décoche une flèche qui file vers ses cibles à une vitesse telle qu'aucune d'entre elles ne peut l'éviter. Mais grâce à Yoroï, le projectile est dévié et tente de se ficher dans un rocher plus loin, avant de dégringoler dans le gouffre. L'humaine, cible principale car la plus proche des hommes en armure, titube, les jambes flageolantes et se raccroche comme elle peut à la rambarde tressée, tandis que le tigre avance sur le pont et menace les gardes en montrant ses crocs. Face à cette créature fantomatique, la rationalité de certains de leurs poursuivants défaille, et l'agitation gagne les rangs. Sharëss profite de ce moment de répit pour observer les alentours, ses sens en alerte, cherchant désespérément une échappatoire, mais plus elle réfléchit, et plus son espoir s'étiole. Elle remarque des tireurs embusqués dans les hauteurs, le soleil qui se couche, le vent de plus en plus froid et mordant, l'état plus que piteux de la structure de bois qui les sépare de la rivière en furie et des rochers tranchants en contrebas... L'idée d'abandonner lui traverse l'esprit, de se rendre sans combattre, ne plus risquer sa vie et celle des autres, mais encore une fois, l'avenir de son amie blottie contre elle, et de son fils à naître la ramène à la réalité: la vie au harem est loin d'être idéale.

L'immense majorité des concubines du seigneur sont soit des esclaves, soit des prisonnières de guerre, qui n'ont presque aucune chance de retrouver leur liberté un jour. Leur seul espoir: offrir un héritier mâle en bonne santé capable de succéder à son père. Mais ce n'est là que le début de l'iceberg de leurs malheurs. Si tu n'es pas aux goûts du marquis, tu n'auras jamais accès à sa couche. Cela peut presque sembler être une situation enviable, mais ce serait utopique. N'étant pas une concubine en tant que telle, il ne te reste que ton rang de Shakil, et les conditions de détention qui vont avec: malnutrition, manque de soins médicaux, travaux physiques, un bagne dans une cage dorée en soit. Tu es assez belle et tu intéresses le seigneur ? Quelle chance, tu pourras subir ses lubies que tu sois consentante ou non, et si tu n'es pas obéissante, tu es battue, mise en isolement, voir rétrogradée. Oui mais si jamais tu portes un enfant? Impossible, seules les favorites du souverain sont dispensées de contraceptifs, et si malgré tout tu tombes enceinte, soit tu es promue et bravo à toi, sinon il te sera prescrit un abortif par le médecin du château. Et les favorites dans tout cela? Belle vie ou enfer? La question se pose-t-elle vraiment? Tu es certes choyée, bien nourrie et vêtue et tu as une chance de gagner ta liberté, mais tu es la proie d'un tout autre niveau. Les concubines favorites les plus influentes peuvent influencer la politique, et cela est mal vu par la maîtresse de maison. Donc tu es vulnérable tant que tu n'es pas enceinte, mais même si tu l'es, le calvaire ne fait que commencer. Tu dois tenter d'échapper aux tentatives d'empoisonnement à l'abortif par les autres favorites, surveiller ce que tu manges et ce que tu fais pour ne pas tomber malade et compromettre la santé du bébé, et pour cela l'idéal est de réussir à dissimuler sa grossesse. Mais tout finit par se savoir, et malgré les soins apportés par le docteur, tu n'es même pas certaine d'aller jusqu'au terme. Et si par miracle tu y parviens, et que tu survis à la mise au monde de ton enfant, son sexe va déterminer la suite des événements. Une fille? Bon, tu n'auras pas ta liberté chérie malheureusement, mais avoir un garçon n'est pas non plus une sinécure, la jalousie sera alors à son paroxysme. C'est à ce moment que tu délègues les menaces de mort à ta descendance, car certes la liberté est tentante, mais avoir le premier héritier mâle t'assure une place de choix sur le trône aux côtés du seigneur et de son épouse officielle, t'octroyant pouvoir et richesses au delà du raisonnable. Et l'avidité au sein d'un harem est le pire des fléaux, provoquant des bains de sang réguliers et des trahisons, rendant l'atmosphère en apparence douce et chaleureuse en coupe-gorge oppressant. Les amitiés sincères dans ce genre d'endroits sont rares et d'autant plus précieuses, et ça, Sharëss en est parfaitement consciente.

Bien que l'elfe soit née dans la noblesse, cela ne l'avait pas empêchée de placer sa confiance pleine et sincère dans cette fille de joie animale, arrivée au harem par pur hasard, l'aidant à se familiariser avec les coutumes, lui apprenant la langue du continent... Comment la renarde pouvait-elle l'abandonner après avoir reçu tant de douceur et de tendresse de la part de cette rousse si adorable ? Elle ne l'avait pas protégée tout au long de sa grossesse pour la laisser tomber si près du but, si près de cette liberté qu'elles ont tant fantasmé lors de nuits sans fin à observer les étoiles.

L'un des soldats, plus courageux que ses confrères dont l'attitude agitée trahit le stress, s'approche alors du pont armé de son épée, tentant de faire reculer le fauve irisé pour accéder aux fugitives. Mais alors qu'il arrive aux premières planches pourries de la structure, les faisant grincer sous son poids, cette proximité qu'il impose au tigre l'incommode et en mécanique de défense, l'animal découvre ses crocs en grondant férocement. Son cri résonne entre les montagnes, se répercutant tout autour des troupes déjà sur les nerfs, qui se mettent à imaginer que d'autres bêtes sauvages sont en route, accentuant encore davantage l'agitation gagnant les rangs. Pendant ce temps, dissimulé grâce à son armure Magitech, un jeune homme blond au regard glacial fixe les jeunes femmes au travers de sa lunette de visée. Il attend patiemment depuis de longues minutes que l'opportunité idéale se présente à lui afin d'appréhender les concubines en fuite, et c'est lorsque le vent fait tanguer la plate-forme sous leurs pieds qu'elle s'offre à lui. L'humaine, ne portant que de petites sandales et déséquilibrée par les mouvements du pont, glisse sur le verglas couvrant les lattes de bois et un de ses bras se retrouve en dehors de la zone de protection du tigre. En une fraction de seconde, le doigt du tireur se crispe sur la gâchette et dans un bruit mécanique, une munition paralysante est propulsée à toute vitesse et vient percuter l'épaule de la concubine. Mais le snipper n'avait pas prévu que la force d'impact de sa balle, couplée au manque d'appuis stable de sa cible allait la pousser par-dessus la corde servant de garde-corps, la faisant chuter dans le vide sous le regard terrifié des deux amies. Le coup de feu venu de nulle part fait exploser la tension dans l'air, provoquant une réaction en chaîne au sein de la garde à cran depuis trop longtemps. Les artificiers embusqués se mettent alors à tirer sur les deux femmes, dont le bouclier iridescent encaisse tant bien que mal les assauts. Sharëss tente de rester calme, ses pouvoirs et sa connexion avec Yoroï dépendant de son état de concentration, mais les innombrables impacts, tels de petites explosions, mettent à mal la vision et l'ouïe sensible de la renarde, qui se bouche les oreilles du mieux qu'elle peut. Une salve de boules de feu rebondissent sur leur unique moyen de défense, mais par malchance, atteignent les cordes déjà fragiles soutenant l'édifice suspendu et les brisant sur leur passage. La perte soudaine du sol sous ses pieds force Sharëss à sortir de sa transe, et ne pouvant plus alimenter les pouvoirs du tigre, celui-ci disparaît et son bouclier avec lui. Le monde autour de la renarde se fige presque, alors qu'elle attrape la main de Minyë, terrifiée aux larmes alors qu'elle chute lentement dans le vide. Ce bref instant ou la femme-bête regarde au plus profond de la crevasse lui suffit pour apercevoir, sur une plate-forme rocheuse bordant la riviere et recouverte de pierres tranchantes, le corps sans vie maculé de sang de leur camarade tombée quelques instants plus tôt. Comme par réflexe de survie, Sharëss agrippe une des planches du pont, enfonçant ses griffes dans la texture poisseuse et glacée du bois malmené par les années et seul rempart entre elles et le vide. Les tirs ne cessent toujours pas, et les gardes au bord de la falaise tentent de les attraper avec des lassos pour les ramener sur la terre ferme.

« Tiens bon Minyë! gronde Sharëss entre ses dents. Je vais te tirer de là ! »

La concubine aux cheveux d'or donne tout ce qu'elle peut pour garder son emprise, mais entre la fatigue, ses blessures et le poids non négligeable de la rousse qu'elle supporte à bout de bras, elle sent ses doigts glisser petit à petit. Et quand finalement la main de l'elfine lui échappe, elle regarde, impuissante, la chute presque au ralenti de son amie. Un tir aveuglant explose alors à quelques dizaines de centimètres de la renarde, la rendant momentanément sourde et aveugle, et la faisant lâcher prise. Elle tombe alors à son tour dans le vide, sonnée et à demi consciente, un lourd sentiment d'échec cuisant dans le cœur et dans l'âme, avant de percuter l'eau glacée de la rivière, lui faisant perdre connaissance sur le coup, noyant ses larmes amères dans les vagues torrentielles.

Le tireur aux yeux de saphir se relève alors, puis débarrasse son armure de la poudreuse qui l'en avait recouverte avant de soupirer.

/ Dommage, j'y étais presque. Quelle tragédie. Heureusement qu'il m'avait payé en avance. /

Il range alors son fusil, remet la capuche de sa longue cape de voyage en place, tourne le dos au gouffre et repart aussi silencieusement qu'il était arrivé.

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