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Lou

Je dépose mon sac à main dans mon casier, me recoiffe distraitement avant d'accrocher le badge avec mon prénom sur mon tee-shirt. Je fais l'ouverture de la boutique aujourd'hui, j'adore ce moment, cette tranquillité, cette responsabilité. J'accomplis donc mon rituel du matin qui consiste à avaler deux tic-tacs – obligatoirement un vert et un orange –, mettre mes écouteurs avec ma playlist préférée, puis préparer la caisse, vérifier les rayons, et, enfin, glisser la clé qui permet de lever le rideau de la devanture.

C'est parti !

Les clientes ne vont pas se pointer de suite, j'ai le temps de flâner un peu en zieutant les arrivées de la veille. Des modèles soyeux, aux prix exorbitants, qui doivent être hyper agréables à porter. J'avoue en avoir déjà essayé certains, juste pour voir. Ma collègue m'a surprise et a sauté sur l'occasion pour défiler à son tour. On s'est tellement bien marré qu'on a recommencé. Nous le faisons surtout quand on s'occupe de la fermeture ensemble, que la clientèle devient rare. Léonie ne devrait pas tarder d'ailleurs, son planning indique qu'on passera la matinée toutes les deux.

Cette femme d'une quarantaine d'années a décrété qu'elle devait me prendre sous son aile, mais j'ai parfois l'impression que c'était pour que je l'assagisse et non pour qu'elle me donne de précieux conseils. Au moins, avec elle, très peu de prises de tête. Je ne la juge pas, elle ne me juge pas non plus. Je peux me confier sans crainte, je sais qu'elle me donnera son avis sincère, sans préjugé.

Quand elle arrive, je n'ai même pas le temps de la saluer correctement, je me contente d'un petit signe et d'un sourire alors que je porte quatre cartons de chaussures pour ma cliente un chouia difficile. Elle hésite entre les modèles, les couleurs, la hauteur des talons, la forme... sur tout, quoi ! Mes nerfs sont à la limite de l'implosion. Heureusement, je ne fais pas tout ça pour rien, elle repart finalement avec deux paires ultra-chères. Je souffle en m'affalant près de la caisse, soulagée de voir que plus personne n'entre. C'est l'heure de la pause déjeuner, on va pouvoir fermer sans retard, cette fois-ci.

Je me retrouve dans l'arrière-boutique avec Léonie. Nous dégustons nos plats chinois livrés à domicile comme chaque mercredi. La vie est belle.

— Tu m'as l'air bien radieuse. Tu me caches quelque chose ?

— Non, du tout. Je réfléchis à l'éventualité de me fixer un plan cul régulier.

— Oh ! Génial ! Sur qui as-tu jeté ton dévolu ?

— Jordan.

— Celui qui est passé à la boutique jeudi dernier ?

— Celui-là même !

— Bon choix, approuve-t-elle en mastiquant ses nouilles avec application. Il a des yeux magnifiques, ce type.

— Ah ?

Le rire de Léonie me fait légèrement rosir. C'est vrai, je n'ai pas beaucoup regardé son visage en détail. Il est beau, c'est tout ce que j'ai noté.

— Enfin, tant que tu t'amuses, finit-elle par déclarer avec un haussement d'épaules.

Oui, je m'amuse. Je prends mon pied avec lui et on ne veut s'attacher ni l'un ni l'autre.

Il a quand même fallu que je boive un peu pour oublier, juste histoire de me donner le courage nécessaire de sauter le pas...

La même chose m'arrive à chaque fois, ça me poursuit malgré les années. Je crois pendant un moment être passée au-dessus de tout, mais non. L'hésitation n'est jamais loin, heureusement l'alcool reste un bon déstressant. Surtout que je ne regrette jamais après. Je fais confiance à Salomé pour m'orienter vers les mâles doués de leur corps. Romantique, hein ? Ouais... je fonctionne comme ça, désormais. Quand j'y repense, je n'ai jamais eu de rencontre fleur bleue. À croire que je ne suis pas faite pour ça.

Même avec l'autre... ça avait mal commencé.

***

Quatre ans plus tôt...

Ce n'est pas mon jour. Mon réveil n'a pas sonné – je soupçonne ma sœur d'avoir éteint mon alarme. Ma mère n'a pas trouvé étrange que Salomé parte sans moi, alors qu'on est dans la même classe cette année et que nous avons donc les mêmes horaires. Voilà ce qui arrive quand on saute une classe en maternelle et qu'on a qu'un an d'écart avec son aînée. J'avais eu de la chance jusqu'à maintenant, pourtant. Bien sûr, il fallait que ça tombe en terminale. Une petite pression supplémentaire, ça fait toujours plaisir.

J'arrive au lycée à bout de souffle, le front trempé de sueur. Je me mords la lèvre en passant devant l'air réprobateur de la surveillante et monte les marches menant à la cour quatre à quatre, histoire de gagner un peu de temps. Histoire surtout de saccader un peu plus ma respiration ! Courir sur le chemin n'était pas une très bonne idée, vu que le bâtiment visé se trouve en hauteur.

J'ai les poumons en feu !

Je visualise déjà les regards surpris des autres élèves et, bien évidemment, celui de mon prof de physique. Déjà, je n'aime pas sa matière, il doit le sentir. Maintenant, il risque de s'imaginer que le comportement limite rebelle de ma sœur a déteint sur moi. De toute façon, je n'ai pas vraiment le choix, aucune envie de sécher le premier cours de la journée pour cinq petites minutes de retard.

Je me précipite donc dans les couloirs, me mets à sprinter parce que je dois traverser quasiment tout le lycée pour arriver à destination, tant qu'à faire. Je bouscule quelqu'un juste après un virage un peu trop serré. Je n'y suis pas allée de main morte. Mon épaule rencontre un torse, je me retrouve à tourner sur moi-même, déséquilibrée. Mon sac à dos, lui, valdingue carrément quelques mètres plus loin.

— Merde, lâché-je en faisant quelques pas pour me stabiliser.

— C'est plutôt pardon que tu devrais dire, grogne celui que j'ai molesté, mais qui n'a pas bougé d'un pouce.

— Tu n'as pas l'air incommodé, toi.

Rah, mais Lou, ferme ta bouche !

Ce n'est pas mon genre de passer mes nerfs sur le premier venu. Je me pince les lèvres tout en récupérant mes affaires. Je dois me calmer. D'habitude, j'arrive mieux à garder ce que je pense. À la maison, ça me facilite la vie et ça m'évite les reproches. J'ai tendance à réagir de la même manière au lycée, surtout depuis que tout le bahut est au courant de mon lien de parenté avec Salomé.

Personne n'avait jamais prêté attention à nos noms de famille... jusqu'à ce qu'on soit dans la même classe !

— Ça s'appelle la politesse, m'envoie l'autre dans les dents.

Je me retourne en serrant les poings, puis me fige en le reconnaissant enfin. Dan Laurend. Un ami de ma sœur. Forcément. Un type dont je n'avais jamais entendu parler jusqu'à maintenant et qui a continuellement un petit air renfrogné, comme s'il ne voulait pas qu'on s'approche de lui. Là, actuellement, son regard me dévisage. Ses sourcils froncés m'indiquent qu'il est en train de me resituer.

— Tu serais pas la sœur de Salomé ?

Je souffle tout en acquiesçant en silence. Je déteste quand on me réduit à ça. Avant, j'étais juste une lycéenne sympa, sans histoire, pas intello, pas populaire. Une nana lambda qui profitait tranquillement de ses journées avec ses potes. Maintenant, je dois me méfier. Entre les filles jalouses de ma sœur qui veulent se venger sur moi et celles, au contraire, qui souhaitent m'utiliser pour l'approcher, je perds parfois le nord. Certains de mes vrais amis ont fui, saoulés par tous ces faux-culs qui me tournaient autour.

Voilà, ça m'énerve.

Je fais demi-tour, bien décidée à l'ignorer. Et puis, je ne sais pas ce qui me prend – peut-être est-ce dû à la montée d'adrénaline causée par mon retard, qui s'accentue au passage –, mais après une volte-face, je plonge dans son regard sombre. Hypnotisant.

— Et d'ailleurs, je m'appelle Lou. Je ne suis pas que « la sœur de ». Ce serait sympa de t'en souvenir à l'avenir.

Je regrette mes paroles au moment où son sourire apparaît. Oh my... Un sourire qui illumine son visage. Bon, il se fout de ma gueule maintenant ! Je réalise, avec un train de retard, qu'il va certainement raconter mon stupide éclat de colère à Salomé. Elle se fera un plaisir de me rappeler son interdiction de parler à ses amis.

— Ouais, Lou, ça va, c'est facile à retenir.

Au final, je préfèrerais qu'il l'oublie...

Mais mon cœur, lui, réagit à sa voix chaude. Un truc bizarre se répand dans mon ventre et je déglutis, désarçonnée. Avant de perdre complètement mes moyens, je me force enfin à quitter ce couloir pour rejoindre mon cours. Je vais avoir de la chance si le prof ne m'exclut pas.

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