Chapitre 1

LUCIE

Septembre 2015

Lucie courait. Elle poussait sur ses jambes, tentait d'éviter les ornières des trottoirs. Les pas lourds du monstre derrière elle résonnaient, à l'unisson avec les battements assourdissants de son cœur. Elle accéléra l'allure pour s'engouffrer dans une ruelle à sa droite. Le souffle court, la jeune fille avisa une grande poubelle noire et elle se glissa le long de son abri de fortune. La main sur sa bouche, elle tenta de reprendre sa respiration.

L'odeur des ordures rappela à Lucie son réveil deux jours plus tôt, à côté d'une autre poubelle pleine à ras bord. Sa mémoire vide l'avait affolée, aucun souvenir n'affleurait à son esprit. Qui était-elle ? Où se trouvait-elle ? Son seul indice consistait en un sac en bandoulière contenant sa carte d'identité, des vêtements de rechange, une bouteille d'eau et un peu de monnaie. Un bracelet étrange orné d'un gros cristal blanc pendait à son poignet.

Les halètements de son poursuivant ricochaient contre les murs gris et les volets fermés. Il se rapprochait de la ruelle. Lucie jeta un coup d'œil par-dessus la benne. L'ours gigantesque passa devant l'entrée de sa cachette sans la remarquer. Il s'éloigna finalement d'un pas lourd, et ses tentacules luisants s'agitèrent à sa suite.

Lucie soupira de soulagement, avant de se planquer de nouveau. Elle ferma un instant les paupières, tenta une nouvelle fois de se souvenir de sa vie, de sa famille, mais rien ne lui venait à l'esprit.

Comme hier, un étau comprima sa poitrine. Le monstre qui l'avait poursuivie l'avait terrorisée, mais ce vide dans son cerveau la tétanisait. Que devait-elle faire, à présent ? Elle savait qu'elle se trouvait à Romans-sur-Isère, elle l'avait vu à la gare non loin de là, mais ce nom ne ravivait pas sa mémoire.

Soudain, un courant d'air glacial lui parcourut la nuque. Certes, il faisait froid ce matin, mais pas à ce point-là. Elle frissonna et se redressa pour regarder au-dessus de sa poubelle. Au même moment, la lumière provenant de l'entrée de la ruelle s'obscurcit. La silhouette immense de l'ours la bloquait.

Les dents de la jeune fille s'entrechoquaient. Devait-elle rester derrière la benne ? Ou bien courir ? Sa conscience paniquée hésitait. Le monstre la repéra et rugit. Sa gorge se serra, Lucie ravala ses halètements de terreur.

Dans un fracas, la poubelle vola et la jeune fille se retrouva de nouveau face à la créature. L'ours se redressa sur ses longs membres postérieurs et ouvrit encore sa gueule. Son souffle fétide gifla les joues de Lucie, alors que les tentacules remuaient dans son dos. Un haut-le-cœur fit remonter de la bile dans sa bouche.

Fuis.

Cette voix dans sa tête électrisa Lucie. Elle se releva d'un bond, évita le coup de griffe de l'ours en se laissant tomber sur le macadam humide à l'odeur douteuse. Avec souplesse, elle se glissa entre les pattes arrière de la créature et sauta pour s'enfuir dans la rue principale. Elle y bouscula une dame très apprêtée, qui hoqueta de surprise.

— Faites attention, enfin !

Les passants, pressés de se rendre au travail, ne se retournaient pas, n'entendaient rien. Lucie courait encore, éperdue. Où aller ? Son instinct ne lui laissa aucun choix, et elle fonça vers la gare. Si elle atteignait l'arrêt au bon moment, elle pourrait peut-être attraper un train ? Elle dévala les escaliers du souterrain menant au quai.

Une torpeur glacée la saisit lorsqu'elle posa un pied dans le passage humide sous les rails. Elle se figea. Devant les marches donnant sur le quai, un autre monstre l'attendait. Son long corps de serpent luisait sous les lumières blafardes des néons. Sa tête de lion se dressait vers elle, une marque étrange brillait sur son front. Il grogna en la scrutant de ses yeux de fauve. La chair de poule se répandit sur la peau de Lucie.

Une nouvelle vague de froid envahit sa nuque... L'ours ! Prise en tenaille, Lucie paniqua. Elle n'avait plus la moindre échappatoire. Elle allait mourir sans rien savoir de sa vie d'avant. Ignorante.

— Stop !

Une voix masculine arrêta la progression des deux créatures. Un homme d'une vingtaine d'années à la peau bronzée se glissa à côté du serpent à tête de lion. Un pendentif en cristal marron luisait à son cou.

— Il la veut vivante.

Il braqua son regard vert sombre sur elle, et un élancement douloureux parcourut la tête de Lucie. S'étalant sur le bas de sa tempe, au coin de l'un de ses yeux, un tatouage se démarquait à peine sur son teint mat. Une espèce de « N » avec une barre, comme une croix inversée. Maintenant qu'elle le voyait, elle fit le lien avec le symbole sur le front des deux créatures qui l'entouraient. C'était le même signe. Un frisson grimpa le long de la colonne vertébrale de Lucie, et, dans un halètement, ses jambes cédèrent. L'air glacé l'épuisait, usait le peu de forces qui lui restaient. La fatigue s'installa dans ses membres, l'engourdissant. Ils s'approchaient d'elle prudemment, comme s'ils avaient peur de sa réaction.

Lucie ne voulait pas aller avec eux. Elle n'avait pas envie d'y retourner. Où ça ? Aucune idée. Elle n'y comprenait rien, mais ses tripes lui disaient qu'elle devait résister. Comment ?

L'ours se rapprocha, pattes en l'air. Ses griffes étincelèrent. En déglutissant, Lucie se redressa tant bien que mal et s'aplatit contre la paroi malodorante du tunnel. Elle ne supportait plus tout ce qui lui arrivait. Elle voulait vivre, elle voulait comprendre ! La détermination brûlait enfin dans son coeur comme un feu ardent. À son poignet, une chaleur bienvenue pulsa. Elle leva le bras et retroussa sa manche. Le cristal immaculé s'illumina de mille feux sur le bracelet qu'elle portait.

La lumière qu'il émettait arracha des gémissements aux monstres devant elle, et même l'homme recula, ébloui. Avec un petit cri de joie, Lucie bondit. Le roulement d'un train fit trembler les murs du souterrain. Elle reprit sa fuite, la main en avant.

La luminosité du cristal baissait à chacun de ses pas et, alors qu'elle foulait la première marche de l'escalier menant au quai, un tentacule gluant s'enroula autour de sa taille, la tirant en arrière. Elle bascula sur ses fesses. Le choc se répercuta dans ses os, elle hurla de douleur et de surprise mêlées. Elle tourna son bras vers l'ours dont les autres tentacules filaient vers elle. Lucie ne voulait pas qu'ils l'emmènent.

Son poignet la brûla et, dans un crac assourdissant, l'éclat du bracelet s'évanouit. Pendant un instant, elle se crut perdue ; sans la lumière, elle ne pourrait plus les tenir à distance. Tout à coup, le membre gluant qui l'entourait se desserra, sectionné.

Dans un tourbillon de flammes, un être étrange apparut entre Lucie et le monstre. Sa fourrure blanche resplendissait malgré l'éclairage blafard du tunnel. Aussi gros que l'ours, son corps de félin avec sa queue touffue envahissait l'espace souterrain. Le nouvel arrivant cracha des boules de feu sur les créatures, qui reculèrent aussitôt. Entre deux projectiles, il tourna vers la jeune fille un visage se rapprochant plus de l'écureuil que du chat. Ses yeux, entièrement rouges, la fixèrent avec sévérité. Il émit un roucoulement et désigna l'escalier derrière d'un mouvement de tête insistant.

Sans demander son reste, Lucie avala les marches deux à deux. Elle entendait l'homme pester dans son dos.

— On va la perdre ! Dépêchez-vous !

Son protecteur balança des flammes pour ralentir la progression des créatures et suivit Lucie. La sirène de la gare retentit, et Lucie s'engouffra dans le wagon le plus proche. L'écureuil-chat se faufila avec quelques difficultés entre les deux battants de la grande porte.

Le train démarra au moment où l'homme se précipitait sur le quai. Avec un soupir soulagé, Lucie se laissa tomber à genoux. Son coeur battait toujours la chamade quand elle agrippa le strapontin pour s'y effondrer.

La fatigue s'abattit sur elle, ses paupières papillonnèrent. La créature qui l'avait sauvée la contemplait. Lucie plongea son regard dans les iris cramoisis de la bête. Une chaleur tiède, enivrante l'enveloppa, et elle se sentit partir, comme aspirée par son compagnon à fourrure, glissant doucement dans le sommeil.

*

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, Lucie se trouvait dans une pièce vide, blanche et lumineuse. En face d'elle se tenait l'écureuil-chat, assis sur l'unique chaise qui trônait au centre de la chambre. La bête lui fit un signe de tête et ouvrit la bouche :

— Bonjour, Lucie.

— Tu... tu parles ?

— Seulement dans tes rêves, Demoiselle. Et pour un temps limité.

Sa voix de vieil instituteur pincé lui arracha un sourire.

— Qui... ?

— Je ne suis pas important, la coupa-t-il, avec un petit grognement. Je n'ai même pas de nom.

Lucie fronça les sourcils. Bien sûr qu'il était important ! Il lui avait sauvé la vie.

— Je vais t'en trouver un.

Il le méritait. Elle réfléchit un moment, une douleur vive vrilla ses tempes, l'image d'un chat blanc traversa ses pensées, et d'un coup, elle s'exclama :

— Akû, tu t'appelleras Akû.

L'écureuil-chat grommela.

— Oui, bon, pourquoi pas ? Bref, passons, on est pressé.

— Ah ?

— Oui, tu ne vas pas dormir longtemps encore.

— Pourquoi est-on là ?

— C'est vraiment la question que tu désires me poser aujourd'hui ?

— C'est limité ?

— Une question par rêve, c'est le contrat.

— Le contrat ?

— Fais vite, le train entre bientôt en gare, et ça va te sortir du sommeil.

Lucie déglutit, paniqua un instant et choisit la première qui jaillit dans son cerveau fatigué.

— C'était quoi, ces monstres ?

— Ceux qui t'ont attaquée ?

— Oui.

— On les nomme des Égarés. Ce sont des êtres d'Esprit qui s'en prennent aux gens, qu'ils soient Tisseurs ou non. Considère-les comme des animaux sauvages, dangereux et imprévisibles. Ils sont la plaie de ce monde, et les Tisseurs les combattent chaque jour. La plupart sont en liberté et blessent beaucoup de personnes. D'autres sont asservis et en détruisent tout autant. On les distingue à la marque sur leur front, une rune qui ressemble à la tienne.

— Que... ?

— Une seule question ! lui rappela-t-il, de son ton pincé. Le temps est écoulé. Debout, Lucie.

*

La secousse de l'aiguillage remua la jeune fille, qui faillit tomber de son strapontin. Akû la maintint droite d'un coup de tête salvateur. Il grogna sous la caresse dont elle le flatta. Elle entendait encore sa voix grincheuse. Avec un petit rire, Lucie agrippa la bandoulière de son sac et descendit du train.

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