Chapitre 12


« Tout d'un coup, un orchestre éclate, discordant ou harmonieux, nasillard ou pur ; pauvres êtres qui croient l'entendre, ils ne peuvent percevoir dans le souvenir vague de leurs mémoires que les bribes, selon les cas, ou de leur musique campagnarde frustre ou la réminiscence des orgues de leur très humble paroisse. Un autel se dresse. »

Jean Palou, La sorcellerie


Parfois, pour le croire il fallait le voir. Et pour supposer la croyance être-vérité, il fallait être témoin de l'inexpliqué, ou de l'inexplicable.

— S'il te plait, Hell. Ne fais pas ça.

Strix suppliait. J'aurais voulu la rassurer, mais mes lèvres, entrouvertes, ne laissèrent aucun mot pour délivrer mon message. De toute façon, je n'aurai fait que déblatérer des mensonges. Alors à la place je grimaçai en levant la main.

— Je suis désolée Strix. C'est plus fort que moi.

Et je mordais dans le muffin.

— Non ! C'était le dernier !

Mangeant le muffin alors que mon amie s'était levée de sa chaise, je m'en léchais les doigts pour ne perdre aucune miette.

— Je vais te tuer, menaça-t-elle alors que la table tremblait.

Les mains de Strix lançaient des vibrations magiques qui poussèrent le meuble à se briser dans un craquement sonore qui alerta ma grand-mère.

— Strix ! s'énerva la vieille femme qui sortait de la cuisine.

Elle secoua la main, reconstruisant le pauvre meuble innocent dans ce conflit opposant deux sorcières pour un muffin.

Deux sorcières pour un muffin... Cela aurait fait un super titre de film. Ou de livre. Ou des deux.

— Le Convent va arriver d'une minute à l'autre alors tenez-vous tranquille.

— Je ne comprends pas pourquoi ils vont venir d'ailleurs ?

Ma grand-mère s'assit à côté de moi.

— Jalil, ton Mage d'origine, a laissé une place vacante au sein du Convent. Ils rendent visite aux Mages qu'ils pensent être dignes de prendre le Siège libre.

— Oui, ça j'avais compris. Mais pourquoi il était important que je vienne ?

— Je voudrais en profiter pour leur demander de tirer tes cartes et trouver ta divinité.

— Compléter mon identité. Ouais, ce n'est pas une mauvaise idée.

Quelques jours étaient passés depuis que j'avais presque menacé Michael. Depuis, ce dernier ne m'approchait plus. Et même si ni lui ni sa sœur n'avaient cessé de m'espionner, ils tentaient de rester aussi discrets et éloignés de moi que possible.

Je regardai mes mains, me souvenant lui avoir transpercé la chair avec une facilité qui l'avait vraiment surpris.

« — Dans la vie, il n'y a ni méchant ni gentil. Il n'y a que les survivants et les autres.

— Mais faire du mal c'est être méchant.

— Non, c'est survivre. Lorsqu'un insecte se débat dans une toile et que l'araignée, après l'avoir observé dans sa tentative de fuite, le dévore, elle n'a pas été méchante. L'insecte a été faible et l'araignée l'a mangé pour survivre.

— Nous sommes des araignées, maman ?

— Non, nous sommes des femmes. »

Une main se posa sur la mienne, me sortant de mes pensées.

— Tout va bien ? Tu ne dis plus rien, s'inquiéta ma mamie.

— Je me disais seulement qu'avec tout ce qu'il se passait, devenir une sorcière à part entière m'aiderait bien.

Jalil m'avait fait entrer dans un monde nouveau et dangereux. N'en connaissant aucune règle, ne sachant rien de ses menaces, je n'y étais qu'un nourrisson sans arme. Et ça, je ne l'accepterai jamais. Je devais apprendre à me défendre, me créer mes armes. La sorcière que j'étais devait être la meilleure.

« Je serai toujours la meilleure. »


***


Michael avait peur. Hunter le voyait bien même si ce dernier semblait se refuser à lui expliquer ce qui était arrivé.

— Hunter ?

Son jeune frère, souvent téméraire et ne craignant que peu de choses, avait la queue entre les jambes depuis quelque temps. Quelques jours. Oanelle ne semblait pas en savoir plus. Elle était aussi inquiète que lui.

— Hunter, je te parle.

Il se tourna vers sa sœur, attendant. Michael était en retrait.

— Quoi ? demanda-t-il, impatient.

Elle soupira.

— Franchement, entre toi qui sembles toujours sur les nerfs et Michael qui n'arrête pas de sursauter au moindre bruit, j'en ai ma claque !

Elle avait raison, Hunter était sur les nerfs. Le loup en lui le rongeait de l'intérieur, le poussant sans cesse à retrouver Hella. Il y avait quelque chose en elle de vraiment spécial, puissant et surtout familier. L'odeur des Laga était étourdissante.

— Il est vrai que Michael est craintif ces derniers temps.

Michael grinça des dents.

— Qu'est-ce qu'il se passe, Michael ? Et ne me dis pas qu'il n'y a rien.

— Je ne pense pas que tu aies envie de savoir.

— Michael, dis-moi.

Après avoir levé les yeux au ciel et hésité, Michael se tourna enfin vers Hunter.

— OK, j'ai envie d'arrêter avec Hella. Cette sorcière... J'en sais rien, merde. Mais elle est vraiment... Mon instinct me crie qu'elle craint un max. Hunter, tu aurais vu son regard lorsqu'elle m'a...

— Lorsqu'elle t'a fait quoi ?

Il leva sa main, soulevant sa manche pour révéler des marques. Les marques de blessures récentes.

— Qu'est-ce qui t'a fait ça ?

Pour que les égratignures ne soient pas encore guéries, Hunter craignait le pire. Des chasseurs ? Des exécuteurs ? Non, son frère ne serait pas ici pour témoigner de ses blessures s'il avait croisé la route de l'un ou de l'autre. Mais Hella ? C'était encore plus étrange.

— Ses ongles.

— Aussi nettement ?

— Ouais ! Et je flippe. Ses yeux... J'en ai encore des frissons Hunter. C'était glacial, menaçant. Elle savait ce qu'elle faisait, elle savait ce qu'elle disait. Elle maîtrisait la situation. Et franchement, si elle m'avait déclaré être une exécutrice, je l'aurai cru.

Les exécuteurs étaient des personnes chargées de tuer des créatures surnaturelles. Humains ou monstres, ils traquaient et détruisaient ceux désignés par les Soverains, autrement dit la souveraineté du monde non humain. Ne pas se révéler aux humains, ne pas menacer l'équilibre de la paix, tout autant de règles qu'ils s'efforçaient à faire appliquer pour conserver le peu de tranquillité sur Terre.

— Hunter, de quoi veux-tu que nous la protégions exactement ? Elle est une sorcière qui est avec d'autres sorcières. Même si elle est jeune, elle est comme un louveteau. Elle deviendra bien assez tôt un prédateur féroce.

— Une Laga. Cette descendance détient beaucoup de choses.

— Et tu veux t'en emparer. Je le comprends. Mais sérieusement, je sais reconnaitre une possible proie lorsque je la vois. Et même si je pensais qu'elle était juste une fille qui faisait semblant d'être forte, je commence à me demander si elle n'est pas plutôt une prédatrice qui fait semblant d'être sans défense.

Hunter ne comprenait pas la peur de son frère, mais il devait la prendre en compte. L'instinct des loups-garous était difficile à tromper. Alors il se tourna vers Oanelle.

— Tu l'as observé, qu'en penses-tu ?

Elle se mordit la lèvre. Elle lui cachait quelque chose, il ne pouvait qu'en être persuadé. Déjà par le passé elle l'avait fait. Mais s'il n'avait rien dit à l'époque, aujourd'hui était différent. Michael avait peur et ça changeait la donne.

— Oanelle.

— D'accord, d'accord.

Elle plongea sa main dans sa poche, en ressortant son portable alors qu'elle semblait chercher quelque chose à l'intérieur.

— Lorsque tu m'avais donné la mission de la surveiller pour savoir si elle était une sorcière, ce qui n'était pas le cas à l'époque, j'avais été intriguée par son habitude de manger des sucreries. Elle en mangeait énormément. Et pas des petites doses. Avec tout ce qu'elle engloutissait, elle aurait dû être diabétique et avoir des problèmes de surpoids. Mais rien, elle restait toujours svelte, presque athlétique. Alors j'ai creusé une intuition. Et je suis tombée sur ça.

Elle lui montra l'écran de son portable, révélant la photo d'une page.

— Je l'ai trouvé dans un livre, un grimoire de sorcière. Celui de sa grand-mère.

Il présentait un sortilège d'endiguement. Hunter le lut, comprenant alors quelque chose. Hella était loin d'être une sorcière normale.

— Lorsque les sorciers conçoivent des enfants, il arrive que ces derniers soient aussi des sorciers. Dans ce cas, ils passent un rituel pour recevoir un radix fons qui leur permettra de maîtriser leur puissance nouvelle. Mais il arrive parfois que le rituel ne fonctionne pas. Le rejet de la descendance, une puissance qui ne conviendrait pas, on ne sait pas vraiment. Et dans ce cas, l'enfant est détruit, expliquait Oanelle. Sauf si la magie est verrouillée...

— Le sucre.

— Oui, le sortilège ici demande d'être sans cesse alimenté par quelque chose. Parfois il s'agit d'eau, de rituels, ou autre. Mais dans le cas de Hella il s'agit de sucre.

Il rendit son portable à Oanelle.

— Mais il y a un problème. En principe, elle ne devrait avoir à manger qu'un surplus dans la journée. Or, elle consomme des doses astronomiques de pâtisseries et de bonbons. Et dans ce bouquin, la réponse dans ce cas n'est pas très rassurante.

— C'est-à-dire ?

— Si les doses augmentent, c'est parce que le sortilège en a besoin. Et s'il en a besoin, c'est qu'il faiblit.

Elle éteignit son portable, le rangeant dans sa poche.

— Autrement dit, une sorcière a voulu maîtriser quelque chose en Hella par le passé. Mais cette chose risque de bientôt exploser.

— Elle a reçu un radix fons. Elle est de la descendance des Laga à présent.

— Je ne suis pas certain que cela me rassure, intervint Michael. Les Laga sont connus de tous, et pas seulement parmi les sorciers. Ils sont censés être puissants et complètement cinglés. Alors une nana dont la magie n'a été maîtrisée que par un sortilège qui se fragilise fasse partie d'une telle descendance, désolé Hunter, mais ça craint.

Michael avait raison.

— Oanelle, dis-moi ce que tu en penses.

— Je...

Oanelle grimaça. Elle hésitait.

— J'apprécie vraiment Hella, Hunter. Elle est gentille.

— Non, elle n'est pas gentille, répliqua Michael. Elle est une sorcière. Une sorcière qui se soucie de son image. Et une personne qui vit dans le paraitre ne fait attention qu'à une chose. À elle-même.

Il avait raison et sa sœur devait sans doute en avoir conscience. Alors, le regardant droit dans les yeux, elle délivra enfin ce qu'elle avait conservé secret dans sa mission de surveillance d'Hella.

— Elle est une sorcière puissante. Et son passé...

Elle inspira profondément, se sentant surement coupable de trahir son amie. Il pouvait le comprendre. La loyauté était une qualité que peu de loups-garous ne possédaient pas.

— Il est inexistant. Je n'ai rien trouvé remontant à plus loin que quelques années. Et ces quelques années sont faites de morts. Tout d'abord son père et son frère, morts dans un accident de voiture. Et plus tard sa mère, morte dans les mêmes circonstances. Son père était un sorcier, mais il n'était pas son véritable père. Alors je me pose encore la question. Qui était sa mère ?

Tout ceci se compliquait.


***


Il était une histoire qui ne se raconte pas,

Un conte enchanté d'une malédiction,

Un maléfice portant l'horreur d'une suggestion,

Une suggestion portant un nom, je crois que c'est toi.


Il était une fois dans une contrée lointaine

Une jolie fée, quelque peu nymphette,

Dont la voix s'évertuait dans une chansonnette

Si attrayante qu'on l'appelait par moment la magicienne.


Et lorsque s'élevait sa mélopée

Ting ting, vous étiez ensorcelés.


Il était pourtant un homme effroyable

Celui qui passe, retenu d'autres fables.

Et la fée supplia, pria que rien ne l'efface

Mais il l'exigeait, dans ses bras elle aurait sa place.


Il était une tragédie qui ne s'écoute pas,

Celle d'une jolie fée que l'on attrapa.

Oh tu peux pleurer, petite fée,

De la mort ta voix sera le fait.


Et lorsque son cri vous enveloppait

Bang bang, se créé un mausolée.


Trois petits tours et puis s'en va,

L'amour est un va-et-vient, tu crois en moi.

Si facile d'être une fée agile

Mais une sorcière est parfois fragile.


Et lorsque ma peine vous maudit

Bling bling, je tais les non-dits.


La Lune était de nouveau écarlate. Redeviendrait-elle un jour un astre argenté à la douce lumière berçante ?

Mes paupières s'ouvraient. Le Mani, un refuge pour mon âme, pas pour mon corps. Mais qu'importe, je n'étais ici que pour admirer le ciel rubis tandis que la Lune encore une fois saignait sans donner signe d'un jour guérir.

— Sorcière Hella, votre domaine est en quarantaine.

Je me tournai vers Arachné, apparue sous la forme d'une femme magnifique et élégante. Mon familier était l'araignée, mais il semblait évident que l'une d'entre elles était plus attachée à moi que les autres.

— Pourquoi l'araignée ?

— Plait-il ? Je ne vous ai pas écouté.

— Non, ce n'est rien. En tout cas, il y a plein de trucs inutiles là-dedans, expliquai-je en présentant l'intérieur de la maison à mon familier. J'aurai préféré un palais, ou au moins un lieu moins vieux comme Mani. Surtout si la Descendance Laga est aussi cruelle et puissante qu'on le prétend. Franchement, les méchants dans les films, surtout lorsqu'ils sont riches, ont des QG splendides qui te donnent toujours envie de changer de parcours de vie pour aller détruire des innocents à leur côté.

— Vous n'avez qu'à changer l'architecture de votre Mani.

— Je peux faire ça ?

— Il semble évident que oui. N'êtes-vous pas chez vous ?

— Et comment je fais ?

— Trouvez la clé et imaginez avant de refermer.

— Encore une énigme ?

— Non.

Alors elle se contenta de me pointer une grosse clé posée sur une petite table. J'haussai des épaules, prenant la clé dans ma main pour ensuite regarder Arachné. C'était bien gentil, mais que devais-je en faire ?

— Abracadabra ?

Apparemment non.

Arachné redevint une araignée, allant s'agripper à moi. Soudain, une énergie étrange s'insinua en moi de manière intrusive, comme un souffle glacial et magique. Je voyais tout. Je visualisais, je manipulais et j'imaginais. Je créais, je choisissais.

Puis la clé disparue en une poussière d'étoiles qui pénétra ma chair. Une lueur remonta mon bras pour se fixer au niveau de ma poitrine, s'ajoutant à ma marque qui sembla évoluer.

Et je le vis. Ma création.

Adieu la vieille chaumière et place à la villa luxueuse taillée dans le marbre, teinte dans les tons clairs et décorée d'un ameublement flambant neuf.

— La maison de mes rêves, m'exclamai-je des étoiles dans les yeux en observant ce résultat sorti tout droit de mon imagination.

Mais contrairement à moi, Arachné ne semblait pas aussi ravie. Elle tomba à terre, se mettant à vaciller avant de redevenir une humaine. Sa main était posée contre sa tête.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— L'architecture de votre Mani est si... complexe. Comment est-ce possible ? Je n'arrive pas à me repérer.

Mes lèvres s'étirèrent en un sourire malicieux et fourbe alors que je plaçais un doigt devant ma bouche, remerciant intérieurement ma mère de m'avoir enseigné certaines choses.

— L'imagination est une arme aux ressources illimitées. Alors, confis-la à la folie d'un esprit comme le mien et voici ce qu'il se passe. Un cauchemar camouflé en une rêverie magnifique.


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