Chapitre 8

— Suis-moi, je te dis. Fais-moi confiance.

La main d'Ian me traîne derrière lui sur le sentier menant à la clairière qui est devenue, au fil du temps, notre havre de solitude. Mais je vois bien que quelque chose n'est pas normal aujourd'hui. Il a son petit sourire espiègle et il élude chacune de mes questions. Si j'étais parano, je dirais qu'il me prépare un sale coup.

À vrai dire, je ne suis pas encore totalement sûr du contraire.

— Tadam ! s'exclame-t-il en arrivant dans la grande étendue d'herbes hautes colorées par de sublimes coquelicots qui rayonnent sous le soleil de ce début d'après-midi estival.

Je dresse un sourcil en constatant que la clairière est totalement identique aux autres jours, à l'exception d'une cible de tir et d'un seau de pommes contre lequel sont posés un arc et un carquois rempli.

— Je... ne comprends pas.

Ian laisse échapper un petit rire adorable, visiblement conscient du manque de clarté de ce qu'il tente de me faire comprendre. Il se baisse pour attraper l'arc et me le montrer tout en m'expliquant :

— Eh bien, dans un peu plus de six mois, tu pars pour ton service militaire. Et je ne compte clairement pas te laisser t'en aller sans t'avoir appris les rudiments du tir à l'arc.

Ian est un archer talentueux qui a gagné à deux reprises le championnat annuel de tir à l'arc du palais, catégorie junior. C'est d'ailleurs lors de sa première participation que j'ai fait sa connaissance. Il avait emménagé à Zénos deux mois plus tôt mais je n'avais jamais fait attention à lui, jusqu'à ce que je le croise, perdu dans les couloirs du palais à l'issue de la compétition, cherchant désespérément les toilettes les plus proches. Je l'avais guidé et il en avait profité pour engager la conversation. Il ne savait absolument pas que j'étais le prince héritier du royaume. Il m'avait parlé comme il l'aurait fait avec n'importe quel adolescent. Et je crois que c'est ça qui m'a charmé chez lui. Son naturel. Sa spontanéité. Même aujourd'hui, alors qu'il sait depuis longtemps qui je suis, il ne me regarde jamais comme un prince. Il me regarde comme son ami. Parfois même comme son petit ami.

Comme à cet instant, lorsqu'il me lance un coup d'œil plein de malice. Toutefois, je me vois dans l'obligation de rétorquer :

— Mais je sais déjà tirer à l'arc, Ian.

Il s'esclaffe de nouveau, répliquant :

— Tim... Tant que tu ne t'es pas entraîné à la manière des Fallon, tu ne sais pas tirer à l'arc. Cette technique se transmet dans ma famille de génération en génération. Et je vais te faire l'honneur de t'initier à ton tour.

Je lui lance un regard perplexe, mais je dois bien avouer qu'il est parvenu à piquer ma curiosité. Je fais donc un pas vers lui en lui demandant :

— Et c'est quoi cette technique ?

— C'est ça, me répond-il simplement en se baissant sur le seau de pommes pour y ramasser l'un des fruits, se saisissant d'une flèche au passage.

Sous mon regard décontenancé, il recule son bras et lance la pomme dans un geste puissant. Tandis que le projectile file au loin, Ian arme son arc, vise et tire sa flèche qui vient s'écraser en plein cœur de la pomme, la fendant en dizaines de morceaux qui finissent leur course dans les hautes herbes.

Les yeux écarquillés, je n'en reviens pas qu'il soit parvenu à accomplir un tel exploit. Il se retourne vers moi pour m'adresser un sourire fier. Il avait clairement prévu de m'impressionner, et il a totalement réussi son coup.

— Alors, prêt à vraiment apprendre le tir à l'arc ? me demande-t-il.

Me remettant lentement de mes émotions, je secoue doucement la tête en répondant :

— Je n'arriverai jamais à faire un truc pareil.

— Oh que si, Tim, affirme-t-il avec un aplomb impressionnant avant de m'attraper par le col de ma tunique.

D'un geste vigoureux, il me tire vers lui pour déposer un baiser passionné sur mes lèvres. Sa bouche humide me met dans un état de joie indescriptible. Le goût sucré de ses lèvres et la caresse délicate de sa langue qui glisse entre mes dents me font perdre tous mes moyens. Ce garçon a un pouvoir hypnotique sur moi. À chacun de nos baisers, je sens le monde se dérober sous mes pieds. Plus rien n'existe à part lui, et je m'en satisfais amplement.

Bien trop tôt, pourtant, il brise notre étreinte pour me lancer un regard de défi.

— Alors, prêt ? m'interroge-t-il.

— Prêt.

Prêt, résonne ma voix dans ma tête lorsque j'arme une nouvelle fois l'arc d'Oriana en levant les yeux sur la cime des arbres au-dessus de nos têtes.

Neutraliser le premier hippogriffe déjà bien amoché était un jeu d'enfant. Il avait perdu en vitesse et représentait une cible facile puisqu'il nous suivait de près. Venir à bout de celui qui nous survole sera bien plus compliqué.

— Tu le vois ? me demande mon instructrice, toujours debout sur sa jument, les pieds solidement ancrés dans les étriers.

À travers les branchages qui nous surplombent, je distingue une ombre qui se détache sous l'éclat argenté de la lune. Je ne parviens cependant pas à repérer clairement la position de la créature.

— Je crois, lancé-je d'une voix hésitante.

Resserrant les jambes autour de la selle, j'arme une première flèche avant de tendre mon arme au-dessus de ma tête. Je prends une grande inspiration, espérant blesser suffisamment l'hippogriffe pour le ralentir et permettre à Oriana de le distancer.

À mon oreille, j'entends le souffle doux d'Ian ; et les conseils qu'il m'avait susurrés tel un secret ce jour-là me reviennent en mémoire.

« Le plus important, c'est de visualiser la trajectoire de ta flèche. Tu dois être tellement convaincu du chemin qu'elle empruntera qu'elle n'aura pas d'autre choix que de faire exactement ce que tu lui demanderas. »

J'imagine la flèche s'enfoncer dans le cou de l'animal, ou en tout cas ce que je suppose être son cou à travers l'épais feuillage qui me domine. Je libère ma flèche d'un geste déterminé, et celle-ci file tout droit dans la direction que j'avais anticipée. Mais au dernier moment, l'hippogriffe fait une embardée sur le côté et esquive le projectile.

Je pousse un juron silencieux, armant déjà la flèche suivante.

— Il faut que tu te dépêches, Timothy, me prévient Oriana. On arrive à l'orée de la forêt. Après ça, il pourra nous réduire en bouillie sans aucun mal.

Son avertissement ne fait qu'accentuer mon angoisse et les battements frénétiques de mon cœur. D'un regard par-dessus mon épaule, je remarque que le bout du chemin est à portée de vue. Au-delà s'étend une grande plaine d'herbe et de fleurs sauvages. Le terrain de chasse idéal pour un hippogriffe affamé.

Saisissant l'urgence de la situation, je me retourne vers mon adversaire. La bête pousse un cri strident par-dessus les arbres, comme pour me narguer et m'avertir qu'elle va me dévorer tout cru si je rate mon prochain tir.

« Tu ne dois avoir aucun doute. Tu dois être absolument certain que ta flèche atteindra sa cible. »

Deux jours après le début de notre entraînement, j'étais toujours déterminé à toucher une pomme en plein vol. Une seule pomme. Alors, j'étais revenu et j'avais tiré encore et encore, enchaînant les échecs et les frustrations, de plus en plus proche de ma cible sans jamais l'atteindre. Ian m'avait donc glissé ces mots à l'oreille, et j'avais senti un déclic s'opérer en moi, comme si un fil invisible reliait ma flèche au fruit que mon amant s'apprêtait à lancer une nouvelle fois.

Alors, j'avais tiré, guidé par cette attache invisible entre moi et ma cible. Et, contre toute attente, ma flèche était parvenue à fendre le fruit en plein cœur, me causant une explosion de joie qui m'attira dans les bras d'Ian.

Notre accolade s'était transformée en baiser passionné, puis peu à peu, nos corps s'étaient étendus dans les hautes herbes pour s'adonner à des activités charnelles que je n'avais jamais connues auparavant, que ce soit avec un garçon ou une fille. Nos corps s'étaient liés dans une recherche maladroite de plaisir mutuel.

Ça avait été ma première fois. Ma seule fois car, peu de temps après, Ian avait commencé à prendre ses distances avec moi. Comme si cet acte avait mis en lumière toute l'affection dévorante et dangereuse qui nous unissait. Comme s'il était la preuve d'un amour qu'il n'assumait pas.

— Dépêche, s'agace Oriana, me sortant de ma rêverie.

Tu peux y arriver, m'encouragé-je tout bas en plissant les yeux vers l'ombre menaçante dressée au-dessus de nous.

Tendant mon arc vers mon adversaire, j'attends le moment propice, imaginant avec conviction l'issue de cet affrontement. La blessure de l'hippogriffe. Notre fuite. Notre survie. Mon regard ne lâche pas le cou de l'animal, qui se distingue de plus en plus nettement à travers la cime éparse des arbres. L'hippogriffe semble prêt à se détourner de nouveau. Je décide alors de viser sur sa droite, pariant qu'il se décalera du même côté que lors de mon tir précédent.

Puis je tire. La flèche suit la trajectoire que j'ai anticipée, et l'animal fait de même, s'empalant dans le projectile. Il pousse alors un cri mêlant surprise et douleur, et semble perdre pied, vrillant de gauche à droite en battant frénétiquement des ailes. Nous commençons à le distancer à l'approche de la plaine, mais je sais que ce ne sera pas suffisant pour le semer. Je me saisis donc d'une autre flèche dans le carquois fixé devant mon tibia.

Tandis que nous quittons la forêt pour nous engager sur la plaine totalement dégagée, je vois nettement l'animal, quelques mètres à peine derrière nous. Il est encore plus imposant avec ses ailes déployées de chaque côté de son corps. Une flèche est toujours plantée au creux de son cou, et un fin filet de sang s'écoule de la plaie. Pointant mon arme devant moi, je me concentre sur la base de ses ailes. Une flèche dans cette zone le clouerait au sol et l'empêcherait définitivement de nous rattraper.

Mon choix est fait. Je tire la corde de mon arc et, avec la même détermination que pour mon tir précédent, je laisse partir la flèche. Celle-ci se loge exactement là où j'avais visé, et l'animal pousse un nouveau cri de douleur, encore plus strident que le précédent.

Jetant un coup d'œil par-dessus sur épaule, Oriana me félicite d'une voix soulagée :

— Bravo, gamin ! Tu viens de nous sauver la vie.

Alors que nous filons à vive allure sur la plaine, je vois notre prédateur s'écraser au sol à l'orée de la forêt en continuant de pousser des cris de douleur. Il s'en remettra, c'est une certitude, mais il ne nous aura pas ôté la vie ce soir.

* *

Je passe l'heure suivante derrière Oriana, un bras autour de sa taille et l'autre agrippé à l'arrière de la selle. Le siège en cuir est à peine assez grand pour nous deux, ce qui rend le voyage d'autant plus inconfortable. Pour ne rien arranger, mon instructrice est totalement muette depuis que nous avons échappé à l'attaque des hippogriffes. Lorsqu'elle s'est arrêtée quelques secondes pour me laisser me replacer correctement sur le cheval, j'ai senti une tension palpable chez elle. Peut-être que l'irruption des deux animaux sur notre passage l'a plus bouleversée qu'elle ne veut bien l'admettre.

De mon côté, l'adrénaline a laissé place à une fatigue accablante. J'ai manqué plusieurs fois de m'endormir sur son épaule au cours de la dernière partie de notre voyage. Le vent frais et la chevauchée dynamique de la jument m'ont toutefois maintenu éveillé, et j'ai passé ces longs moments de silence à admirer les plaines immenses qui s'étendaient tout autour de nous. Il n'y avait pas la moindre présence humaine dans les environs, et j'avais l'impression de m'enfoncer au cœur d'une nature sauvage et indomptée.

Pourtant, depuis quelques minutes, des cabanes ornent de nouveau le décor. Les plaines ont laissé place à des champs de blé ou de maïs, et je remarque des éclats lumineux en haut d'une grande muraille au loin.

— C'est le camp ? demandé-je.

— Tout à fait, me répond la cavalière d'une voix blanche.

Nous chevauchons encore quelques minutes dans ce silence de plus en plus pesant avant d'atteindre finalement les lieux. Une grande enceinte faite d'imposants rondins de bois se dresse devant nous. Elle doit bien mesurer dix mètres de haut, et à son sommet, trois gardes observent notre arrivée, un arc à la main.

— Oriana, c'est toi ? lance l'un d'eux, un moustachu à la longue chevelure brune. Tu n'étais pas parti avec deux chevaux ?

— On a eu quelques déconvenues sur la route, lui répond Oriana en tendant le bras vers lui. Sinon, ça ne te dit pas d'ouvrir la porte, Tolhan ? On se les gèle, ici !

Le dénommé Tolhan pousse un rire gras qui résonne tout autour de nous, avant de faire signe aux deux autres de nous laisser entrer.

— À qui le dis-tu ! s'exclame-t-il tandis que les deux grandes portes de bois devant nous commencent à s'enfoncer lentement vers l'intérieur. Si j'avais su que je me serais autant caillé les miches, je ne me serais jamais porté volontaire pour être de garde ce soir.

— Bien sûr que si ! lui réplique Oriana d'une voix rieuse. Tu adores être de garde, ça te permet de sauter l'entraînement du matin.

Un nouveau rire gras résonne au sommet des remparts, tandis que nous pénétrons à l'intérieur. Je n'ai plus du tout sommeil à présent, bien trop occupé à découvrir cet endroit qui m'abritera pour les six prochains mois.

Je n'avais pas imaginé que ce serait si grand. Je savais que le camp de l'HURGE comptait en moyenne deux-cents occupants, incluant les jeunes en service militaire qui allaient et venaient en permanence. Mais je n'aurais jamais pensé que l'enceinte même du camp était si grande. La longue muraille, dont chaque extrémité n'est même pas visible dans la nuit, abrite ce qui s'apparente à une ville. De grands bâtiments à étages côtoient des cabanes plus modestes ou des écuries remplies de chevaux. De grandes allées, semblables aux rues de Zénos, se croisent dans ce labyrinthe. Une soudaine sensation d'angoisse m'envahit lorsque je m'imagine devoir trouver ma place au milieu de cette fourmilière.

Après qu'Oriana ait adressé un geste reconnaissant à Tolhan, elle guide notre monture à l'intérieur des murs du camp. D'un coup d'œil à ma montre, je découvre qu'il est déjà minuit. Pourtant, le camp ne semble pas endormi. Des soldats vêtus d'armures arpentent les lieux tandis que d'autres, en simples tuniques, sirotent un verre à la terrasse d'une cabane. Cependant, ils ont tous le même réflexe de me scruter lorsque je passe devant eux. Visiblement, tout le monde était au courant de mon arrivée. Et si certains ont l'amabilité de m'adresser un sourire ou un petit signe de tête, la plupart se contentent de me fixer avec des yeux méfiants.

Oriana ordonne à sa jument de s'arrêter devant un imposant bâtiment sur deux niveaux.

— Bienvenue chez nous, me lance-t-elle avant de descendre d'un geste assuré.

Je l'imite, levant les yeux sur le grand édifice de bois. La double porte à l'entrée est précédée d'une dizaine de marches, et de larges fenêtres s'étendent de chaque côté.

— Ce sont nos appartements ?

Elle pousse un petit rire dans lequel je ne peux m'empêcher de percevoir une touche de moquerie.

— Le terme « appartements » est peut-être un peu fort. Appelons plutôt cela une caserne. Je suis la seule de l'escouade à avoir ma propre chambre. Toi, tu dormiras dans un dortoir avec tes compagnons. Vous êtes six au total, sous ma supervision. Chacun de vous possède son propre lit, une table de chevet et une malle, contenant le nécessaire de toilette et des vêtements. Tout le reste est commun. À l'HURGE, la solidarité est une valeur essentielle. Enfonce-toi ça dans le crâne.

L'animosité que j'avais perçue plus tôt dans sa voix, et qui semblait s'être envolée en présence de Tolhan, est bien de retour. J'ai l'impression qu'elle m'en veut personnellement. Pour autant, je n'aspire qu'à rejoindre mon lit pour me remettre des émotions de ma journée, alors je n'insiste pas.

— Très bien, me contenté-je de répondre en m'avançant déjà vers la caserne.

— Attends une seconde, m'arrête soudain Oriana. J'ai une question à te poser.

En me retournant vers elle, je remarque une lueur d'animosité dans ses yeux. Cette fois, je suis à peu près certain que son état depuis plus d'une heure n'a rien à voir avec l'attaque des hippogriffes. Elle m'en veut personnellement. Mais de quoi ?

— Je t'écoute, l'invité-je à élaborer.

— De quel jeu parlais-tu ?

— Comment ça ?

Mon instructrice fait un pas vers moi, le dos bien droit pour me regarder de haut. Elle est à peine plus grande que moi, mais sa prestance et son charisme naturels achèvent de la rendent impressionnante.

— Tout à l'heure, lorsque les hippogriffes nous ont attaqué, tu m'as dit que tu voyais clair dans mon jeu, explique-t-elle. De quel « jeu » parlais-tu ?

Oh.

Je sens le rouge me monter aux joues. Le souvenir limpide des secondes qui ont précédé l'assaut des hippogriffes me revient à l'esprit. Ce court instant où j'ai douté de l'honnêteté d'Oriana, où je l'ai soupçonnée de me vouloir du mal. De vouloir ma mort.

— Je... bafouillé-je en baissant les yeux au sol.

— Tu ? insiste-t-elle.

Je ne sais pas quoi répondre. Elle remarque sans mal mon regard fuyant et mes mains crispées le long de mon corps. Et à en juger par le léger sourire qui courbe le coin de ses lèvres, elle se délecte de mon malaise.

— Tu as cru que je te voulais du mal, explique-t-elle finalement à ma place. Que ce soit du fait de mes origines isotaniennes ou de ma couleur de peau un peu trop sombre à ton goût, tu as pensé que j'allais trahir la confiance que mon général a placée en moi, que mon peuple a placée en moi, que ton père a placée en moi. C'est bien ça ?

— Je suis désolé, Oriana...

— Est-ce que c'est bien ça ? répète-t-elle d'une voix ferme qui dégage une autorité naturelle impressionnante.

— Oui, avoué-je tout bas, le regard planté sur le sol rocailleux à mes pieds.

— Bien, tu as l'honnêteté de le reconnaître. Maintenant, lève les yeux.

Je m'exécute immédiatement, malgré le sentiment de malaise qui m'envahit lorsque mon regard plonge dans ses yeux ambrés. J'y décèle soudain une fragilité que je n'avais pas perçue en elle jusqu'à présent. Certainement le poids d'années d'oppression, ou de la lutte constante qu'elle a dû mener en tant que femme noire dans cette armée composée majoritairement d'hommes blancs. Ma culpabilité ne fait que s'accentuer devant le constat terrible de cette réalité, de mes propres clichés qui m'ont poussé à croire qu'elle me voulait du mal simplement parce qu'elle était différente.

— Je suis ton instructrice, ta responsable directe, celle qui aura ta vie entre ses mains à la moindre situation difficile, tu comprends ça ?

— Oui, cheffe, lancé-je en luttant contre mon envie irrépressible de baisser les yeux.

— Si tu veux t'intégrer correctement au sein de l'HURGE et au sein de mon escouade, tu devras me faire entièrement confiance. Tu devras mettre tes clichés nauséabonds de côté, car, ici, il y a des hommes et des femmes de toutes origines géographiques et sociales, de toutes couleurs de peau, de toutes orientations sentimentales et de genres. Mais, malgré nos différences, nous sommes tous frères et sœurs et notre vie dépend de nos camarades. Ta vie dépend de moi, tu le découvriras bien assez vite, et ma vie a dépendu de toi pas plus tard qu'il y a une heure. J'ai laissé mon destin entre tes mains sans hésitation. Es-tu prêt à le faire, toi aussi ?

J'ai envie de lui répondre un « oui » franc et affirmé, mais en toute honnêteté, je sais que je n'en suis pas capable pour le moment. Toute ma vie, je n'ai compté que sur moi-même et sur une poignée de personnes dont la plupart ont fini par me trahir. Je ne peux pas lui faire une telle promesse.

— Je ne... bafouillé-je en grimaçant.

— Es-tu prêt à tout mettre en œuvre pour en être capable ? m'interrompt-elle.

— Oui, cheffe.

Cette fois, je réponds clairement sans avoir à y réfléchir à deux fois. Même si je sais que ça va me demander un travail considérable, j'ai envie de m'intégrer au sein du régiment et de prouver à tous ceux qui ont douté de moi au fil des années qu'ils ont eu tort, et à tous ceux qui ont une foi inébranlable à mon égard que je mérite leur confiance.

— Bien, achève-t-elle. Maintenant, va dormir. Ta couchette t'attend. Dortoir numéro quatre.

Je me retourne pour rejoindre la caserne derrière moi avant de m'arrêter pour lui demander par-dessus mon épaule d'une voix peu assurée :

— C'est laquelle, ma couchette ?

— La seule à être encore libre, me répond-elle simplement d'une voix amusée.

Je me sens soudain idiot d'avoir posé la question. Évidemment qu'il n'y a pas l'embarras du choix et que l'escouade n'attend que moi pour être au complet. À nouveau, je sens le rouge me monter aux joues et un sentiment de malaise m'envahir.

Toutefois, alors que j'atteins la dernière marche qui fait face à la porte du bâtiment de bois, la voix d'Oriana résonne dans mon dos :

— Bonne nuit, Timothy. Et merci de nous avoir sauvé la vie tout à l'heure.

Ce simple remerciement permet à un sourire béat de se dessiner sur mes lèvres. On m'a rarement remercié pour quelque chose d'aussi significatif. Toute ma vie, j'ai vécu dans l'ombre de mes parents, constamment aidé par des gardes ou des serviteurs qui me facilitaient grandement l'existence. Maintenant que je suis livré à moi-même, je vais devoir prendre certaines choses en main. Et ces quelques mots de la part de mon instructrice m'aident à croire que j'en suis capable.

* *

À l'intérieur de la caserne, le silence règne en maître, à peine brisé par quelques ronflements au fond du bâtiment. L'entrée est composée de ce qui me semble être un espace commun dans lequel sont installés des tables, des chaises et quelques fauteuils, ainsi qu'une immense bibliothèque à moitié vide qui occupe tout le mur de droite.

Au fond de cet espace, une double-porte battante mène à un long couloir où chaque pièce est numérotée. Je comprends qu'il s'agit des différents dortoirs qui composent le bâtiment. En arrivant devant la porte parée d'une petite plaque de bois sur laquelle est inscrit le chiffre quatre, je sens un nœud se former dans le creux de mon ventre. Derrière cette porte se trouvent les membres de mon escouade, ceux avec qui je vais passer les six prochains mois. Sont-ils déjà tous endormis ? Vont-ils se lever pour me poser des dizaines de questions ? Savent-ils au moins qui je suis ? J'ai ouï dire que l'identité de la famille royale est totalement ignorée des habitants de certaines campagnes reculées.

Après un long moment d'hésitation, je me résous à poser la main sur la poignée. Quel autre choix ai-je, de toute façon ? Dormir dans ce couloir sombre et frais ? Certainement pas. Je pousse donc un dernier soupir avant d'ouvrir la porte avec la plus grande discrétion possible.

À l'intérieur, la lumière de la lune se répand par les fenêtres, me permettant de distinguer les visages endormis de mes cinq compagnons. Trois d'entre eux dorment le long du mur à ma gauche, tandis que les deux autres sont sur la droite. Au fond de la pièce, une couchette reste vacante. En m'avançant silencieusement jusqu'à mon lit, je scrute chacun d'eux d'un œil curieux. Sur ma gauche, c'est une jeune femme aux cheveux châtains coupés court qui occupe la couchette du milieu. Son visage est animé de multiples tressaillements et je l'entends murmurer des paroles inaudibles dans son sommeil, qui m'a l'air bien agité. Elle est entourée de deux garçons, l'un très fin enroulé dans son drap à la manière des crêpes-saucisses de Lonia, et l'autre à la carrure bien plus imposante et dont l'une des jambes déborde sur le côté du lit. Lorsque je me tourne vers la droite, je suis obligé de réprimer un petit cri de surprise en découvrant que le garçon qui occupe la première couchette n'a pas de bras droit. Un simple moignon dépasse à peine de son épaule. Cela m'étonne de voir une personne victime d'un tel handicap ici. Généralement, les jeunes handicapés sont exemptés de service militaire. Comment peut-il se battre ? Ou même effectuer des tâches toutes simples au sein du camp ? Tentant de me rappeler les paroles d'Oriana, je balaie ces idées stupides de mon esprit. S'il est là, ce n'est pas un hasard, et il a autant de valeur que n'importe lequel de mes équipiers.

Enfin, alors que j'approche doucement de la malle en bois au pied de mon lit, je me tourne vers le dernier de mes coéquipiers. Tout comme celle d'Oriana, sa peau est noire, bien que l'éclat de la lune me donne l'impression qu'elle se voile d'une lueur de zinc. Son visage fin et ses lèvres épaisses lui donnent un air presque angélique, ainsi endormi paisiblement sur le côté. Alors que je m'allonge doucement sur mon lit, je suis incapable de détourner les yeux du garçon. Il dégage quelque chose de particulier, comme une aura envoûtante et mystérieuse. Et pour être franc, je ne peux pas m'empêcher de le trouver particulièrement...

Il est soudain pris d'un tressautement, et je me retourne immédiatement pour lui tourner le dos. Bon sang, a-t-il vu que je l'observais ? Me prend-il déjà pour un pervers ou pour un fou ?

Après une bonne minute à rester crispé sur ma couchette, je me retourne lentement pour vérifier qu'il est toujours endormi. Je sens ma poitrine se libérer d'un poids lorsque j'ai la certitude qu'il dort profondément.

Préférant ne pas prendre de risque supplémentaire, je retire silencieusement ma veste, ma tunique et mon pantalon pour me glisser sous les draps. Le matelas est un peu trop ferme à mon goût et le drap un peu fin, mais après une telle journée, je serais capable de dormir sur une motte de paille.

Fermant les yeux, je laisse mon corps se détendre, et le sommeil l'envelopper.

Avant même que je m'en aperçoive, je suis déjà...

En...

Dor...

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