Chapitre 6

— Fils, je suis si fier de toi, s'exclame mon père d'une voix suffisamment audible pour que l'armée de journalistes autour de nous l'entende bien. Tu vas terriblement me manquer.

Pour ajouter une dose supplémentaire de pathos, il dépose sa main calleuse sur ma joue et la caresse du bout des doigts. J'ai honnêtement envie de dégobiller face à tant d'hypocrisie.

Incapable de jouer suffisamment bien la comédie, je me contente de baisser la tête en feignant la tristesse. C'est peu, mais ce sera largement suffisant pour satisfaire les photographes qui enchaînent les clichés à ma gauche. Ils l'auront, leur super photo du roi et de son fils devant le beau carrosse qui va les séparer pour six mois afin de transformer l'enfant chéri du royaume en homme capable de gouverner. C'est cousu de fil blanc, et ça me désespère.

Heureusement, ma mère s'avance à son tour face à moi et m'encercle la main de ses dix doigts. Mon père se décale tout en lui déposant la main sur l'épaule, jetant ensuite un œil aux photographes pour s'assurer qu'ils ont bien capturé ce geste protecteur.

— Mon Timothy, souffle-t-elle sans penser aux journalistes incapables de l'entendre. Tu as grandi si vite. J'ai l'impression que c'était hier que je t'amenais avec moi à mes cours de danse et que tu imitais tous les mouvements de Miguel.

L'évocation de ce souvenir me décroche un sourire triste. J'adorais Miguel, et j'adorais accompagner ma mère à ses cours de danse. Par intérêt pour la danse, oui, mais surtout parce que j'aimais voir ma mère heureuse et épanouie. Si, pour elle, ces souvenirs semblent dater d'hier, ils sont bien plus lointains à mes yeux. Miguel a été le premier homme que j'ai regardé avec désir, mais aussi le premier véritable deuil que j'ai eu à faire lorsqu'il est mort il y a bientôt deux ans. Les souvenirs de son sourire, de la salle de danse où il m'initiait à la valse, de l'odeur de talc et de rose qui embaumait les lieux, tout cela me semble sorti d'une autre vie.

— Tu vas accomplir de grandes choses là-bas, poursuit ma mère en glissant ses doigts sous mon menton pour me relever délicatement la tête. Et tu accompliras aussi de grandes choses tout au long de ta vie, j'en suis certaine.

Je fronce les sourcils devant cette déclaration qui sonne un peu trop comme un adieu.

— Maman... la coupé-je, la gorge nouée. Je ne pars que six mois, ça va passer vite.

À leur tour, ses doigts frôlent ma joue. Mais, contrairement à ceux de mon père, ils sont doux, et une sincérité bouleversante émane de chacune de ses caresses.

— Je sais bien, me répond-elle, les yeux embués de larmes et la voix tremblante. C'est juste que... tu vas me manquer.

Elle m'entoure d'une étreinte ferme, comme si celle-ci allait lui permettre de m'empêcher de partir. Au bord des larmes, je glisse à mon tour mes bras dans son dos en soufflant d'une voix à peine audible :

— Toi aussi, tu vas me manquer.

Notre accolade me paraît durer une éternité, mais finalement, elle s'achève, et un grand vide se fond en moi. J'en oublie les journalistes, j'en oublie mon père, j'en oublie le carrosse entouré des quatre gardes à cheval censés assurer ma protection, j'en oublie la foule qui nous entoure dans l'attente de mon départ. À cet instant, il n'y plus que ma mère et moi. Et Pierre, que je remarque du coin de l'œil derrière elle. Face à une telle émotion, il se contente de m'adresser un sourire en hochant discrètement la tête. Cet adieu me suffit, il en dit autant qu'un long discours.

Soudain, une clameur s'empare de la foule qui m'applaudit. Devant le palais, les ovations de la noblesse sont mesurées. Mais derrière moi, derrière le carrosse, la foule des badauds me hurle son amour à pleins poumons, criant et sifflant pour célébrer mon entrée dans l'âge adulte. Même s'ils ne me connaissent pas, ils m'aiment de manière inconditionnelle. Ou plutôt, ils aiment le portrait que la presse a dépeint de moi avant même que je ne vienne au monde. Le fils prodige. Leur futur roi.

Je monte dans le carrosse, et à travers la vitre, je salue tous ces inconnus qui rêveraient de passer un instant avec moi. Toute cette attention est aussi grisante qu'effrayante. Je ne suis pas un homme à leurs yeux, je suis une icône. Un symbole. À présent, il est temps de me confronter au monde réel et de prouver que je peux être à la hauteur de toutes les ambitions qui ont été fixées pour moi.

Alors que mon convoi démarre, je me retourne pour adresser un dernier au revoir à ma mère et à ce palais qui fut ma seule demeure pour les dix-huit premières années de ma vie. Peu à peu, ces murs qui m'ont protégé de toutes les menaces du monde extérieur s'éloignent, et me laissent seul face à la ville.

Pendant plus d'une trentaine de minutes, je remonte les rues de Zénos, la capitale, ovationné par ses habitants venus me saluer en nombre sur les trottoirs. Certains sifflets réprobateurs se glissent dans la clameur, et mon carrosse reçoit même des œufs et des légumes pourris par instants, mais je ne m'en soucie pas vraiment. Quatre cavaliers expérimentés entourent mon véhicule, prêts à bondir sur le moindre intrus mal intentionné. Les vitres de mon carrosse sont suffisamment épaisses pour retenir la plus affûtée des flèches, et j'ai verrouillé la portière, comme l'exige le protocole.

Ici, je suis dans une bulle, protégé de ce peuple qui en sait tant sur moi, mais que je connais si peu. Mon ventre se noue face à l'appréhension de mon arrivée au camp de l'HURGE, là où je n'aurai plus personne pour me venir en aide, où je serai livré à moi-même face à un monde qui m'est totalement inconnu.

La clameur de la foule a quelque chose de rassurant, car elle ne dépend pas de moi. Tous ces gens qui applaudissent sur mon passage, ces femmes, ces enfants, ces vieillards de toutes tailles et de toutes conditions, ils ovationnent une chimère, une image idéalisée de moi. Au camp, les soldats que je côtoierai découvriront celui que je suis vraiment.

Je déglutis nerveusement à cette idée.

Suis-je vraiment digne d'être aimé ?

* *

Une heure après notre départ du palais, j'ai déjà pris mes aises dans le carrosse. Après tout, le voyage risque de durer une bonne partie de la soirée, voire s'éterniser bien au-delà du coucher du soleil. J'ai donc sorti ma lecture en cours, La lame de feu, un roman de cape et d'épée populaire sur tout le territoire escadien. Même si je n'ai aucun point commun avec mes camarades du camp, je pourrai au moins discuter de cette histoire avec eux. J'arrive au bout de l'avant-dernier chapitre lorsque le carrosse ralentit avant de totalement s'arrêter. Je soulève le rideau à la vitre pour découvrir que nous sommes au beau milieu d'une clairière. Surpris, je m'avance pour déverrouiller la petite trappe de bois qui me permet de communiquer avec mon cocher.

— Que se passe-t-il ? le questionné-je. Pourquoi on s'arrête ?

— Pour le transfert, monsieur, me répond-il le plus naturellement du monde avant de quitter sa place et de descendre du véhicule.

Je fronce les sourcils, pas vraiment aidé par cette réponse lacunaire. Pour autant, j'ai bien senti qu'il n'y avait aucun danger en vue. Je me permets donc de déverrouiller la portière de ma cabine pour sortir à mon tour du carrosse.

À l'extérieur, le soleil de l'après-midi m'aveugle, malgré le petit air frais qui balaie la forêt autour de nous. Après avoir levé la main devant mes yeux pour masquer les rayons éblouissants, je remarque deux chevaux à quelques mètres de là, dont les rênes sont tenues par une cavalière en tenue militaire. Je plisse les yeux en la découvrant, ne sachant pas trop si mes yeux troublés par le soleil me jouent des tours. Pourtant, à mesure que ma vision s'adapte à la lumière du jour, je suis de plus en plus sûr de moi. Cette femme, qui doit avoir une vingtaine d'années, a la peau ébène. C'est une caractéristique des habitants de la région de Lipa, un peuple nomade que beaucoup considèrent comme peu civilisé, voire carrément barbare. Que fait donc cette femme ici ? Et pourquoi porte-t-elle une tenue de l'armée walinienne ?

— Cocher, lancé-je à mon chauffeur. Que se passe-t-il exactement ? C'est quoi, cette histoire de « transfert » ?

Le cocher continue de brosser ses chevaux en se contentant de pointer le doigt vers la cavalière. Les quatre gardes qui entouraient mon carrosse sont à une vingtaine de mètres de là, occupés à abreuver leurs montures. Livré à moi-même, je m'avance donc d'un pas hésitant vers la femme en question. Malgré l'étonnement suscité par sa peau brune, je dois bien admettre qu'elle est sublime. Ses épaules bien droites, sa silhouette fine mais musclée, ainsi que son regard d'ambre déterminé, lui donnent une prestance et une aura impressionnante, alors même qu'elle n'a pas encore dit un mot. Ses tresses châtaines rabattues à l'arrière de son crâne accentuent sa puissance guerrière. Elle dégage à la fois quelque chose de menaçant et de rassurant.

Lorsque j'arrive face à elle, sa main se tend vers moi mais aucun sourire ne courbe ses lèvres, et elle ne prend même pas la peine d'incliner la tête pour me saluer.

— Timothy, je suis Oriana Nodella, se présente-t-elle tandis que je glisse ma main dans la sienne.

Une pointe d'étonnement s'empare de moi en constatant qu'elle m'appelle simplement par mon prénom. Généralement, les gens m'appellent « prince Timothy ». Je n'en fais pas cas, me disant qu'elle n'est peut-être pas habituée aux convenances du palais.

— Je serai ton instructrice au sein du Huitième Régiment de la Garde Extérieure, ajoute-t-elle. Et accessoirement, ton escorte pour le reste du voyage.

Cette fois, je suis incapable de contenir un froncement de sourcils surpris, qu'elle remarque immédiatement.

Mon instructrice ? Mais comment est-ce possible ?

Comme si elle entendait dans mes pensées, elle précise d'une voix autoritaire :

— Plusieurs soldats au sein de l'HURGE sont originaires d'Isotanie. De toutes les régions d'Isotanie. Cela ne te pose pas de problème, recrue ?

Son ton froid et condescendant me surprend. Personne ne m'a jamais parlé ainsi, à part mon père, mais j'ai tellement l'habitude qu'il s'adresse à moi de cette façon que ça ne me fait ni chaud ni froid. Cette femme, en revanche, ne me connaît pas et se permet de me manquer de respect avec un aplomb étonnant.

Les poings serrés, j'ai envie de la remettre à sa place et de lui rappeler qui je suis. Pourtant, une petite voix dans ma tête me rappelle que je ne suis plus au palais et que, pour les six prochains mois, je serai une recrue avant d'être un prince. Mon père m'a bien fait comprendre que je n'allais avoir aucun traitement de faveur durant mon service militaire. Alors, si je veux éviter de me mettre tout le monde à dos, il va falloir que je prenne sur moi.

Ainsi, je desserre lentement les poings, et ma mâchoire crispée, pour répondre :

— Aucun problème, non. Je suis simplement surpris, je n'étais pas au courant.

Un sourire narquois recourbe légèrement le coin de ses lèvres lorsqu'elle me rétorque :

— J'aurais pensé qu'un prince aurait mené quelques recherches avant de s'élancer dans le grand bain du service militaire.

Elle marque un point. J'aurais clairement dû me renseigner.

À vrai dire, je crois que j'ai inconsciemment décidé de rester dans le déni jusqu'au dernier moment. Je savais que l'HURGE faisait partie des bataillons les plus exigeants de l'armée walinienne, et que j'allais devoir y passer six mois. Jusqu'à présent, je n'avais pas eu besoin d'en savoir plus pour élever mon anxiété à des niveaux inédits. Mais, à présent, je regrette de ne pas avoir cherché à en savoir plus à propos de ma destination. J'aurais peut-être pu me préparer à ce qui m'attend.

— Allez, Timothy, on n'a pas de temps à perdre. En route ! m'annonce-t-elle en me tendant les rênes de l'un des deux chevaux.

L'animal, un hongre brun au manteau soyeux, me regarde d'un air absent.

— Sur ça ? demandé-je en pointant le doigt vers le canasson.

— Ça te pose un problème ? Tu n'es jamais monté à cheval ? me demande-t-elle sans même me regarder, tandis qu'elle examine avec attention la bride de sa monture, une jument gris clair un peu plus petite que l'autre animal.

— Si, bien sûr, répliqué-je, piqué dans ma fierté. C'est juste que...

Tout en laissant ma phrase en suspens, je tends le bras d'un geste nonchalant vers le carrosse stationné derrière moi.

Oriana se retourne vers moi et inspecte mon bras tendu, puis le carrosse, avant de vérifier si je suis sérieux. Après un silence quelque peu malaisant, elle finit par s'esclaffer en me lançant :

— Tu ne croyais quand même pas que ton carrosse royal allait traverser tout le royaume jusqu'au camp ?

Je grimace. J'avais espoir que ce serait le cas.

Une fois son éclat de rire terminé, Oriana ramasse une besace à ses pieds et me la tend. Je l'attrape sans trop savoir de quoi il s'agit.

— Ton uniforme de recrue, explicite-t-elle. Je ne compte pas te laisser monter à cheval dans ce... truc.

Lorsqu'elle agite le doigt dans ma direction, je baisse les yeux pour constater avec gêne que je porte encore le costume hideux que j'avais dû enfiler pour la cérémonie. J'ai fini par m'habituer au tissu bouffant, mais j'avais oublié à quel point il me donne l'air affreusement ridicule. Je sens le rouge me monter aux joues, et je m'empresse d'ouvrir la besace dans ma main pour en découvrir le contenu. Après tout, n'importe quelle tenue vaudra mieux que celle-ci.

Je plonge la main à l'intérieur pour en ressortir une tunique grise à manches courtes dont le col et toutes les extrémités sont bordées d'une couture orange citrouille. Au fond de la besace, un pantalon aux teintes identiques côtoie une veste totalement cuivrée plus épaisse.

Alors que je me retourne pour aller me changer dans le carrosse, à l'abri des regards, Oriana lève les yeux de son cheval pour me lancer :

— Qu'est-ce que tu fais, là ?

Son ton ferme et autoritaire me surprend. Me retournant vers elle, je bredouille :

— Je... je vais me changer... dans le carrosse.

— Pas le temps, rétorque-t-elle. En plus, le carrosse va repartir. On n'a plus besoin de lui. Change-toi ici.

Figé sur place, je la scrute pour m'assurer qu'elle parle sérieusement. Je n'ai aucune envie de me mettre en slip devant une femme que je ne connais pas et cinq de mes sujets, bien que les autres semblent peu se soucier de moi à présent, préparant déjà leur retour à Zénos.

— Crois-moi, recrue, je vis depuis huit ans dans un camp militaire. Rien de ce que tu caches sous ce costume n'aura les moyens de me choquer.

Sa réflexion me met encore plus mal à l'aise. Toutefois, à en croire son sourire en coin lorsqu'elle passe à l'inspection de ma monture, c'est exactement ce qu'elle souhaitait. Tenterait-elle de me déstabiliser ? De tester mes limites ?

Quoi qu'il en soit, je ne suis pas du genre à me débiner lorsqu'on me lance un défi.

Je retire tant bien que mal le haut de ma tenue de cérémonie qui dégage à présent une odeur de vieille sueur mêlée à la lessive parfum lavande. La tâche n'est pas aisée, mais j'y parviens finalement après plusieurs dizaines de secondes de lutte. Je laisse tomber le vêtement au sol et, de crainte que ma nouvelle instructrice ne jette un coup d'œil curieux à ma silhouette, je contracte mes abdos et mes pectoraux. D'accord, je prends soin de moi et je ne suis pas gêné par mon corps. Cependant, je sais aussi que ma silhouette filiforme peut parfois me donner un air chétif.

Tout en continuant de bander les muscles, je retire mon pantalon, me retrouvant en slip blanc au beau milieu de la clairière. J'ai soudain l'impression que le sous-vêtement me moule bien trop l'entrejambe, décuplant ma gêne et me pressant à enfiler ma nouvelle tenue de recrue.

Une fois le pantalon et la tunique enfilés, je me sens bien mieux. Oriana, elle, ne m'a même pas accordé un seul regard jusque-là. J'en suis certain, je n'ai fait que vérifier. Maintenant que je suis prêt, néanmoins, elle se tourne vers moi et m'inspecte de la tête aux pieds.

— Il faudra te trouver d'autres chaussures, affirme-t-elle en observant mes mocassins orange, mais à part ça, tout m'a l'air parfait. Prêt à prendre la route ?

Je hoche la tête, l'air déterminé, en m'avançant vers ma monture. Je lui caresse le col, tentant de me familiariser avec l'animal. Son calme m'impressionne, tout comme sa carrure imposante.

Lorsqu'Oriana grimpe sur sa jument, je l'imite pour me mettre en selle. Après un dernier regard dans ma direction, la jeune femme fait claquer ses rênes pour s'élancer dans la forêt devant nous.

Je lance un dernier regard à mon carrosse, ultime vestige de ma vie de princehéritier, et déglutis en me tournant vers les bois sombres qui me font face. D'ungeste hésitant, j'ordonne à ma monture d'avancer.

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