Chapitre 4

Avançant d'un pas déterminé dans la foule des convives, je tente de me frayer un chemin hors de la Grande Salle au plus vite. Qu'importent mon père et ses réprimandes. Qu'importe le protocole. Qu'importe le banquet. J'ai besoin de me retrouver seul, de pleurer toutes les larmes de mon corps et, si possible, de noyer mon chagrin dans une bouteille de champagne.

— Tim, attends ! résonne sa voix derrière moi.

Je tente d'accélérer l'allure pour le semer, mais une main délicate m'agrippe le poignet pour me retenir. Ce simple contact avec sa peau me procure un frisson qui m'apaise autant qu'il me fait souffrir.

— Tim, souffle-t-il.

Il est si proche de moi que je sens son parfum, celui qu'il portait tout le temps quand on se retrouvait sur les remparts ou dans la forêt. Il me rappelle les crèmes à la vanille que ma nourrice me préparait quand j'étais tout petit. Il me rappelle aussi toutes ces nuits à pleurer seul dans ma chambre lorsqu'il m'a annoncé qu'il me quittait.

Hors de moi, je me retourne brusquement pour lui lancer :

— Qu'est-ce que tu me veux, Ian ?

Je me noie dans ses yeux vert émeraude qui me regardent avec tristesse. Il fronce ses épais sourcils roux cuivré en découvrant la colère sur mes traits. Sa main se desserre de mon poignet, semblant me laisser le choix de m'en aller. Pourtant, je ne bouge pas. J'en suis incapable. Face à ses yeux, face à ses fines lèvres humides, face aux taches de rousseur qui parsèment ses joues comme des dizaines d'étoiles, je perds tous mes moyens.

— Je suis désolé, me confie-t-il finalement d'une voix tout juste audible, le regard baissé.

Je suis presque étonné par cet aveu. Lorsqu'il m'a quitté, j'en ai tellement souffert que j'ai tout fait pour ternir l'image que j'avais de lui. J'ai imaginé qu'il avait profité de moi, qu'il ne m'avait jamais vraiment aimé, qu'il était aussi lâche que cruel. Pourtant, le garçon que j'ai devant moi à cet instant semble aussi fragile que je le suis, aussi atteint par notre séparation. J'ai envie de le prendre dans mes bras et de lui dire que tout ça n'était qu'une erreur, qu'on peut trouver une solution pour vivre notre amour, qu'il y a forcément un moyen...

— Ça n'aurait pas dû se passer comme ça, reprend-il en relevant les yeux vers moi. Je n'aurais jamais dû me persuader qu'on avait un avenir ensemble, c'était stupide.

Son regard parcourt discrètement les environs, me laissant percevoir toute la gêne qui l'anime à présent. Il craint que quelqu'un nous entende, c'est pour ça qu'il parle si bas.

Il a honte.

— Je vois que tu n'as pas mis longtemps à t'en remettre, répliqué-je d'une voix bien plus agressive que je l'aurais souhaité.

Il fronce à nouveau les sourcils, ne semblant pas comprendre où je veux en venir. Alors, j'ajoute :

— J'ai vu que tu n'étais pas venu seul ce midi.

— Oh, réagit-il simplement.

Je secoue la tête en le fusillant du regard lorsqu'une petite main se glisse sous son coude pour l'agripper.

— Ian, je te cherchais, lui indique la brune qui vient d'arriver à ses côtés.

Lorsqu'elle se tourne vers moi, une soudaine expression de surprise se dessine sur son visage, ses lèvres entrouvertes et ses yeux écarquillés. Gênée, elle me lance :

— Oh, prince Timothy. Je suis... honorée de... Joyeux anniversaire.

Elle m'adresse une révérence parfaitement exécutée qui me laisse penser qu'elle baigne dans la noblesse depuis bien plus longtemps qu'Ian. Pas étonnant pour un type qui m'a largué pour se trouver un bon parti.

Je tends délicatement la main vers la jeune femme pour la saluer. Elle glisse ses doigts dans les miens et, désormais moins gênée, me salue d'un petit signe de tête.

— Et à qui ai-je l'honneur ? lui demandé-je.

— Rosemary de Lonia, se présente-t-elle. Ravie de vous rencontrer, prince Timothy.

J'aurais dû me douter, en voyant ses yeux gris et sa peau d'une blancheur presque éblouissante, qu'elle venait de la province de Lonia. Ses habitants sont surnommés le peuple de glace, du fait de l'extrême pâleur de leur peau et de leurs yeux. Ils sont aussi connus pour les gisements de minéraux qui leur procurent fortune et influence dans tout le continent. Cet élément n'est sûrement pas étranger au fait qu'Ian l'ait choisie comme cavalière aujourd'hui.

— Et dites-moi, Rosemary, comment vous êtes-vous rencontrés, Ian et vous ?

La jeune femme n'a pas l'air de percevoir le mépris dans ma voix. Ian, en revanche, semble avoir parfaitement compris mon petit manège, à en juger par sa mâchoire serrée et la ride qui se creuse entre ses deux yeux.

Plutôt que de laisser parler ma tristesse comme je l'ai trop souvent fait ces derniers mois, je préfère laisser ma colère s'exprimer. Et mettre Ian mal à l'aise face à la jeune femme me comble suffisamment. Pour le moment, en tout cas.

Rosemary pousse un petit éclat de rire en donnant une petite tape sur le bras d'Ian.

— C'est une histoire très drôle, à vrai dire, lance-t-elle en essayant de partager un regard complice avec Ian, qui ne semble pas décidé à lui accorder ce plaisir. Tu veux lui raconter, Ian ?

— Oh oui, Ian, lancé-je. Raconte-moi.

La mâchoire de mon ex-copain se crispe un peu plus. Je suis si heureux de le mettre mal à l'aise. J'ai enfin l'impression de reprendre les rênes de la situation, de ne plus être simplement sa victime, mais d'endosser le rôle de bourreau. C'est mal, je sais. Mais c'est aussi tellement bon.

— C'était à l'écurie... marmonne-t-il sans articuler.

— Pardon ? le coupé-je. Je n'ai pas bien entendu.

— À l'écurie, répète-t-il d'une voix presque agacée qui semble surprendre Rosemary. Elle avait pris mon cheval par accident. C'est comme ça qu'on... qu'on s'est rencontrés.

— Oh, comme c'est cocasse, m'amusé-je en partageant un éclat de rire avec la jeune lonienne.

Ian n'a pas l'air de trouver cela cocasse, lui. Avant même que je puisse continuer de m'amuser, il me lance :

— Est-ce qu'on peut se voir en privé ? J'ai des choses importantes à te dire.

— À quel propos ? lui demandé-je d'une voix provocatrice.

— À propos... hésite-t-il. À propos du royaume.

— Tu n'es pas sans savoir que je quitte le palais cet après-midi, rétorqué-je. Pour tout ce qui concerne les affaires du royaume, je te prie de voir ça directement avec Pierre.

Je lui adresse un grand sourire poli avant de repartir dans la foule. Je sais qu'il ne me suivra pas cette fois. Pas alors que Rosemary de Lonia et son immense fortune sont agrippées à son bras. Alors que je m'éloigne d'eux, je sens la tristesse et le désespoir reprendre leur place dans ma poitrine. C'était amusant de mettre Ian mal à l'aise, mais au bout du compte, ça n'apaise pas tout le mal qu'il m'a fait.

Les poings serrés, j'avance sans but parmi les convives lorsque j'entends le tintement d'un couvert contre une coupe de champagne. Je tourne le regard en direction de l'estrade au bout de la Grande Salle. Devant la rangée de tables réservées aux membres éminents du palais, c'est-à-dire ma famille, Pierre et moi, mon père lève son verre en annonçant :

— Mesdames et messieurs, le banquet va commencer d'un instant à l'autre. Je vous demanderai donc de rejoindre la place qui vous a été attribuée.

Pour la première fois depuis une éternité, je suis soulagé d'entendre la voix de mon père. Sans un regard derrière moi, je prends la route de l'estrade royale.

* *

Installé à table à la droite de mon père, j'observe la foule des convives devant moi. Ils errent tous dans la salle comme des vagabonds, à la recherche de leur place. C'est la tradition lors des banquets royaux : les places sont attribuées de manière aléatoire dans le but de favoriser la mixité sociale et l'égalité au sein du royaume. En réalité, ça ne fait qu'exacerber les tensions entre les différentes castes, en offrant parfois des querelles d'anthologie une fois les bouteilles de vin bien entamées.

Parmi la centaine d'invités, je repère la mine sombre de Léona à quelques rangées sur ma droite. Elle a trouvé sa place et s'y installe, la tête baissée sur l'assiette en porcelaine blanche posée devant elle. Elle est pour l'instant seule à sa table, entourée d'invités qui passent derrière elle sans même la remarquer. Mon cœur se serre lorsque je repense à la manière dont je l'ai traitée. J'ai envie d'aller la voir pour m'excuser, de lui dire que j'ai agi comme un idiot et qu'elle a totalement le droit d'être en colère.

Sauf que je sens le regard pesant de mon père à ma gauche, et je sais que si j'ose me lever de ma chaise, il me retiendra en me menaçant de me déshériter si je le couvre de honte d'ici la fin de la journée. Je reste donc bien sagement installé à table, rejoint par Pierre qui s'installe à ma place après avoir salué d'un geste de la main le groupe de convives avec qui il discutait jusque-là. Tandis qu'ils quittent l'estrade pour partir en quête de leurs places, Pierre me lance dans un souffle :

— Quelles plaies, ceux-là !

Sa remarque me décroche un sourire. J'observe les quatre invités auxquels il fait référence. À en juger par leurs tenues majoritairement composées de bleu ciel et de blanc, je devine sans mal qu'ils viennent d'Alma, le royaume situé au sud-est de la Walinie.

— Qui sont-ils ? lui soufflé-je en balançant légèrement la tête dans leur direction.

— Des conseillers du roi almien qui me tannent à chaque réception pour former une alliance en vue d'affaiblir l'Isotanie, m'explique-t-il. Ils veulent que ton père s'entretienne avec leur roi, mais Charles n'a aucune envie de pactiser avec eux. Il n'a rien à gagner là-dedans. L'Alma ne possède pas d'armée digne de ce nom, ni de véritable trésor national. Tout ce qui les intéresse, c'est d'être protégés par la Walinie.

Je fronce les sourcils face à ses précisions, rétorquant :

— Alors, cette crise diplomatique avec l'Isotanie, c'est du sérieux ?

Pierre se tourne vers moi avec une moue gênée, semblant hésiter à m'avouer la vérité. Il doit deviner ce qui me passe par la tête : dans moins de vingt-quatre heures, je ferai partie d'une unité de l'armée walinienne détachée à la frontière avec l'Isotanie. Si une guerre venait à éclater entre les deux royaumes, je serais en première ligne.

— Ne t'inquiète pas, tente-t-il de me rassurer d'une voix hésitante. Ce n'est dans l'intérêt de personne d'engager un conflit armé. Souviens-toi ce que je t'ai dit : les mots sont l'arme la plus puissante. Alors, tant qu'ils peuvent s'en contenter, tu n'as rien à craindre.

Le clin d'œil qu'il m'adresse n'arrange pas le nœud qui se resserre dans mon ventre.

Je ne suis clairement pas taillé pour me battre. Oui, j'ai appris les rudiments du maniement de l'épée, de l'arc et de la lance. Oui, je fais suffisamment d'exercice pour pouvoir me vanter d'être plus fort et endurant que beaucoup d'autres nobles. Mais tout ça, ce n'est qu'un passe-temps pour moi. Je n'ai jamais prévu de me battre contre de véritables adversaires, ni même de tuer qui que ce soit.

— Dis-moi, Pierre... démarré-je, la gorge nouée. Si une guerre venait à éclater, je serais rapatrié au palais, n'est-ce pas ?

Ses yeux se baissent sur le couteau qu'il frotte nerveusement du bout des doigts.

— Le protocole exige que tu passes six mois là-bas. Mais je peux t'assurer que ton père fait tout pour maintenir la paix avec l'Isotanie jusqu'à ton retour.

Il relève les yeux vers moi en m'adressant un sourire qui se veut rassurant.

Pourtant, ses paroles ne font qu'accentuer mes angoisses. Il vient de me confirmer que mon destin repose entre les mains de mon père. L'homme qui a honte de moi, qui aurait préféré ne pas avoir eu d'enfant et qui n'a aucune envie que je prenne les rênes du royaume. C'est lui qui doit assurer ma sécurité.

Je déglutis difficilement, les yeux baissés sur mon assiette.

Jesuis foutu...

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