Chapitre 3

— C'est une catastrophe ! lance mon père en jetant le journal encore chaud sur son bureau.

Pierre a rapporté le papier alors que celui-ci sortait tout juste de l'imprimerie. D'ici une dizaine de minutes, cette nouvelle édition de Walinie Midi sera vendue sur chaque place publique de Zénos, la capitale de la Walinie. Dans un peu moins d'une heure, c'est dans tout le royaume que circulera le terrible article évoquant les maladresses de mon père.

— Ne vous en faites pas, mon roi, tente de le rassurer Pierre en pointant le doigt vers l'amas de papier chiffonné sur le bureau. Le peuple ne va pas se laisser berner par de vaines polémiques comme celle-ci.

En réponse, mon père lui adresse un regard sceptique, ses yeux plissés témoignant du mépris immense qu'il ressent pour ses gens.

— Par pitié, Pierre, vous savez comme moi que le peuple serait prêt à envoyer son roi au bûcher pour moins que ça.

Pierre se contente de réagir par une grimace gênée.

Par la fenêtre à ma gauche, je vois les invités à la Cérémonie de Majorité pénétrer dans la cour du palais. Certains arborent des tenues extravagantes, mais elles ne sont rien en comparaison de mon affreux costume orange et gris. L'horloge au mur m'indique qu'il est presque midi, les portes de la Grande Salle vont donc ouvrir d'une minute à l'autre pour le banquet qui précédera la cérémonie en elle-même. Je ne connais pas la plupart des personnes présentes, et dans la marée humaine qui s'amasse en contrebas, je ne repère que deux ou trois visages familiers. Parmi eux, celui d'Ian m'interpelle immédiatement. Il porte une veste noire élégante, et sa tignasse rousse en bataille semble avoir été domptée pour l'occasion. Il semble perdu dans la foule, balayant la cour du regard. Il s'attarde un instant sur la fontaine de pierre à l'effigie d'un chêne qui trône au centre de l'atrium. Puis son visage s'illumine et un large sourire se dessine sur ses lèvres. Mon cœur se serre un instant. Ce sourire, c'était à moi qu'il l'adressait il y a encore quelques semaines, lorsqu'il n'avait pas encore décidé qu'il n'en pouvait plus de la pression causée par notre amour secret.

Une jeune femme brune vêtue d'une fine robe violette s'approche de lui en lui rendant son sourire. Je fronce les sourcils lorsqu'elle tend le bras vers lui. Mais ce n'est que lorsqu'il lui attrape la main et dépose un baiser sur ses lèvres que la douleur s'abat sur moi dans une vague d'une violence inouïe. Ian glisse quelques mots à l'oreille de la demoiselle, et elle s'esclaffe sous le regard attendri d'une vieille dame installée sur un banc en pierre non loin d'eux. Les choses semblent si simples pour Ian et cette inconnue, elles semblent si naturelles. Pourquoi ne pouvaient-elles pas l'être entre lui et moi ? M'aurait-il quitté si nous avions pu nous prendre ainsi la main en public sans crainte du mépris ou du jugement de tout le royaume ?

— Timothy ? m'interpelle Pierre.

Je détourne les yeux du spectacle insoutenable en contrebas pour croiser le regard de l'intendant. Il fronce les sourcils en constatant mon état, mais il ne fait pas l'erreur de dire quoi que ce soit à ce sujet. Je ne tiens pas à ce que mon père remarque mon tourment, et Pierre le sait pertinemment.

— Il va falloir y aller, se contente-t-il de m'indiquer avec un sourire désolé.

— D'accord.

Je me saisis de cette opportunité pour quitter la pièce en vitesse. J'ai l'impression de manquer d'air, et je crains de fondre en larmes d'un instant à l'autre. Dans le long couloir de pierre, je détourne les yeux en croisant les domestiques et les serveurs qui s'affairent à la préparation du banquet. Ceux que je n'ai pas déjà vus plus tôt dans la journée me souhaitent un bon anniversaire, mais je n'ai même pas la force de les remercier, de leur sourire.

Lorsque j'arrive enfin face au débarras dans lequel le personnel stocke les produits d'entretien et le linge de maison, je me glisse à l'intérieur en refermant brusquement la porte derrière moi. Immédiatement, je me plie en deux pour reprendre mon souffle. Je sens une larme couler sur ma joue, mais je n'ai pourtant pas l'impression de pleurer. Je ressens seulement une immense sensation de vide, alors que l'image d'Ian embrassant cette inconnue dans la cour défile en boucle dans mon esprit.

Comment il a pu faire une chose pareille ? Le jour de ma Cérémonie de Majorité, en plus ?

J'ai envie de fondre en larmes, de vomir, de tout casser autour de moi. Comme si une plaie que je pensais cicatrisée venait soudainement de se déchirer.

Respire, Timothy. Respire.

Je prends de grandes inspirations pour faire taire la douleur et la colère qui menacent de totalement me submerger. J'ai envie de fuir me cacher dans ma chambre, mais c'est impossible. Je dois faire bonne figure, assister au banquet puis à la cérémonie sans dévoiler quoi que ce soit du supplice qui s'est emparé de moi.

Malgré moi, les souvenirs de notre relation me reviennent en mémoire par flashs. Je revois notre pique-nique au bord de l'étang quelques jours après notre rencontre, notre premier baiser sur les remparts sud du château sous un magnifique ciel étoilé, cet après-midi ensoleillé dans la clairière où nous avions consommé notre amour pour la première fois. Et puis le jour où il m'a fait pleurer en m'avouant qu'il ne supportait plus de vivre dans le secret. Que notre amour n'avait aucun avenir et qu'il devait se mettre en quête d'une femme à marier.

Ian est ce que les gens de la haute société appellent un « nouveau noble ». Ses parents sont issus du peuple mais ont réussi à faire fortune en investissant dans l'immobilier. Ils ont gravi les échelons un à un jusqu'à se faire connaître du roi. Néanmoins, l'avenir de leur lignée demeure plus qu'incertain. Si leur fils ne parvient pas à faire fructifier leur fortune ou à épouser une femme de sang royal, c'en sera fini de leurs rêves de luxe. Ils retomberont dans les bas-fonds de la société, et tout le monde au palais oubliera leur existence. C'est la dure réalité pour ceux qui n'ont pas eu la chance, comme moi, de naître avec le bon sang.

Ian savait que notre relation n'avait aucun futur officiel, qu'il ne rejoindrait jamais la famille royale. Alors, ce soir pluvieux de décembre, il m'a rejoint dans le salon où j'ai pris l'habitude de lire au coin de la cheminée une fois la nuit tombée. J'ai tout de suite remarqué dans ses yeux que quelque chose n'allait pas. Son regard si pétillant m'avait paru éteint. Il s'est assis sur le fauteuil face au mien, et s'est penché vers moi en me serrant la main avec une force inhabituelle. Comme s'il refusait de me laisser partir.

Toutefois, après quelques inspirations tremblantes, il m'a sorti la phrase la plus terrible que j'ai entendue de ma vie.

« Je ne peux pas continuer à t'aimer, Tim. »

Il n'y avait que lui qui m'appelait Tim. Personne d'autre n'a jamais utilisé ce surnom. Et personne ne l'utilisera plus jamais. L'entendre me ferait bien trop de mal. Ce surnom a définitivement sombré dans le néant lorsque Ian m'a lâché la main et a détourné son regard de moi pour le plonger dans les flammes en m'expliquant qu'il devait penser à sa famille, à son avenir. Toutes les larmes qu'il a versées en me racontant tout cela n'y ont rien changé. Ce soir-là, il a cassé quelque chose en moi. C'est peut-être cliché comme réflexion, mais il m'a véritablement brisé le cœur. Et même si cette blessure a cicatrisé peu à peu depuis, je ne suis plus tout à fait pareil. Plus tout aussi innocent. Plus...

— Oh, désolée !

Je me retourne dans un sursaut pour découvrir la jeune domestique gênée à la porte du débarras. Je ne l'ai même pas entendu arriver.

— Je ne voulais pas... bégaie-t-elle d'une voix gênée. J'étais juste venue chercher...

À court de mots, elle se contente de pointer le doigt vers une pile de serviettes de table sur l'étagère derrière moi.

— Oh, d'accord, m'exclamé-je à mon tour, presque aussi mal à l'aise qu'elle.

J'attrape le tas de tissu pour le lui tendre. Hésitante, elle s'en saisit tout de même et m'adresse un sourire poli.

— Encore désolée, me dit-elle avec une moue navrée. Et bon anniversaire, prince Timothy.

Elle quitte aussitôt les lieux, s'enfonçant dans le couloir d'un pas rapide, visiblement pressée d'échapper à cette situation gênante.

D'un coup d'œil à ma montre, je vois qu'il est à présent midi passé. Il faut que j'aille à la Grande Salle au plus vite si je ne veux pas me faire engueuler par mon père. Déjà que cet article dans le Walinie Midi lui a mis les nerfs à vif, il ne faudrait pas que j'abuse de sa patience.

Je me frotte les joues pour essuyer les quelques larmes qui les mouillent encore, puis je prends une grande inspiration avant de m'enfoncer à mon tour dans le couloir.

* *

Les décorations de la Grande Salle sont aussi extravagantes et criardes que le costume que je suis obligé de porter. Les nappes orange sur toutes les tables m'agressent les yeux dès que je franchis la double-porte en bois à l'entrée, mais ce sont surtout les grandes banderoles qui pendent au plafond qui me font grimacer. Une photo de mon buste y est imprimée, sous laquelle on peut lire « Longue vie au Prince Timothy » dans une police d'écriture qui semble imiter la plume d'un enfant de dix ans. En plus de ça, ils ont choisi une photo sur laquelle j'ai l'air totalement coincé. Un véritable enfant de chœur. À tous les coups, c'est mon père qui a choisi ce cliché.

À peine entré, je suis assommé par le brouhaha des conversations. Certains invités se tournent vers moi en m'adressant un sourire ou en levant leur coupe de champagne pour me saluer, mais chacun semble bien trop occupé pour venir me parler. Tout le monde sauf une personne. Je reconnais sa crinière blonde ondulée au premier regard, et son visage de porcelaine paraît encore plus lisse que d'habitude sous la tonne de maquillage qu'elle porte pour l'occasion. Léona de Tordal, troisième fille du roi Philippe II. Tordal est une petite île à l'est du continent, coincée au-delà du royaume d'Alma. Ce territoire autonome n'intéresse absolument personne. De ce fait, la famille royale de l'île coule des jours heureux au milieu d'un peuple satisfait de leur gouvernance, vivant de l'élevage de moutons et de la culture de pommes de terre.

Léona est l'électron libre de la famille, ou plutôt le canard boiteux. Elle a décidé de venir faire des études de droit à Zénos et de renforcer, au passage, ses liens avec la famille royale walinienne. Cela fait cinq ans qu'elle est ici. Elle n'a toujours pas validé une seule année de droit, et elle s'incruste au moindre événement organisé au palais.

Pire encore, elle croit que je suis son ami. Son meilleur ami.

— Timo-chou ! s'exclame-t-elle d'une voix grinçante en jouant des coudes pour se glisser entre deux groupes d'invités, renversant au passage du champagne sur la chemise de l'un d'eux. Le roi de la fête ! Je commençais à croire que tu ne viendrais pas.

Elle s'esclaffe d'un rire aigu et bien trop bruyant, qui attire le regard de nombreux invités. Je me contente de lui répondre par un sourire mi-poli, mi-gêné, mais elle ne s'en offusque même pas, se jetant dans mes bras avant de déposer un baiser sur ma joue.

Elle empeste le parfum à la rose dans lequel elle se jette sûrement avant chaque sortie. Je ne vois pas d'autre explication à l'agression olfactive que je subis dès que je la croise.

— Alors, dis-moi... reprend-elle en s'écartant de moi. Content ? Stressé ? Impatient ? Effrayé ?

Elle parle à une vitesse folle et d'une voix suraiguë absolument agaçante. Je défie quiconque de passer plus de dix minutes avec elle sans se farcir une migraine foudroyante.

— Ça va, dis-je d'une voix détachée en haussant nonchalamment les épaules. Un peu... stressé, peut-être.

— Tu m'étonnes ! À ta place, je serais partie me cacher dans une cabane en pleine forêt. T'imagines, toi ? L'HURGE ? Alors que les tensions entre la Walinie et l'Isotanie n'ont jamais été aussi grandes. Je te plains, mon pauvre. Si ça se trouve, tu vas te retrouver au beau milieu d'une guerre !

Derrière elle, un groupe composé de chefs de clans isotaniens et waliniens lance des regards noirs dans notre direction, et je leur réponds par un sourire désolé.

S'il devait y avoir une guerre entre les deux territoires, je suis certain que la grande bouche de Léona n'y serait pas étrangère.

— Léona, j'étais très content de parler avec toi, la coupé-je avant qu'elle n'aille trop loin dans ses propos. Mais il faut vraiment que j'aille voir les autres invités. Mon père voulait me présenter...

— Ah oui, oui ! s'exclame-t-elle sans me laisser terminer. Je ne vais pas garder le prince héritier pour moi toute seule. Il faut bien partager.

Tout en me disant cela, elle pose sa main sur mon torse pour me le caresser lentement. Je ne peux pas retenir une grimace répugnée, qu'elle remarque aussitôt. Un voile de tristesse durcit les traits de son visage alors que sa main retombe le long de son corps, et malgré moi, je m'en veux soudain d'avoir réagi ainsi.

— Léona, ce n'est pas...

— Non, je comprends, m'interrompt-elle en levant la main devant elle. C'est sûrement tout ce champagne qui m'est monté à la tête. Rien de plus.

Sans que je puisse m'excuser ou me justifier, elle s'éloigne en courant à travers la foule d'invités et s'échappe par la grande porte. Je grimace une nouvelle fois, mais à présent, c'est un sentiment de culpabilité qui s'empare de moi.

Cette fille est bizarre, ça ne fait aucun doute. Et même si je ressentais une attirance pour la gent féminine, je ne pourrais jamais développer de quelconques sentiments à son égard. Pour autant, elle s'est toujours montrée gentille avec moi. Et lorsqu'elle arrive à se taire, elle s'avère très à l'écoute de mes problèmes. Je lui ai plusieurs fois confié toute la haine que je ressentais pour mon père ou pour ma fonction de prince héritier, et elle a toujours trouvé les mots justes pour me remonter le moral.

J'aimerais la rattraper et lui dire que je suis désolé, que ma réaction était stupide, que j'ai été stupide. Mais d'autres invités me font déjà signe à travers la foule, et je remarque mon père au loin qui me regarde d'un air mauvais en me montrant la grande horloge au fond de la pièce d'un signe de tête. Il a remarqué mon retard, et s'il me voit quitter la Grande Salle à la recherche de Léona, je risque de passer un sale quart d'heure.

Je fais donc taire ma culpabilité, et j'avance dans la foule. De nombreux invités me saluent d'un signe de tête ou en levant leur verre dans ma direction, mais assez peu semblent avoir envie de venir me parler. À ma manière, je suis à la famille royale walinienne ce que Léona est à celle de Tordal : le canard boiteux. Personne n'ose m'approcher, car tout le monde craint ma réaction. Aucun noble dans tout le royaume n'a envie d'être associé de près ou de loin au prochain coup de folie du prince héritier. Ainsi, tout le monde se montre poli avec moi, mais chacun veille à garder une distance de sécurité.

Je me contente donc d'errer à travers la foule, attendant que le roi nous donne l'instruction de nous installer à table pour le banquet. J'espère vraiment qu'il ne va pas tarder, je ne supporte vraiment plus tous ces regards de toutes parts, les messes basses échangées entre les invités à mon passage, les sourires en coin...

Mon épaule heurte celle d'un convive et je manque de trébucher sous la surprise du choc.

— Désolé, lancé-je immédiatement en redressant la tête. Je n'ai pas regardé où...

Les mots se perdent dans ma bouche, tandis que ma mâchoire manque de se détacher sous l'effet de la surprise.

Parmi les centaines d'invités présents aujourd'hui, il a fallu que je le percute, lui.

— Ce n'est pas grave, me lance-t-il de cette voix grave que j'aurais aimé ne plus jamais entendre. C'est moi qui suis désolé, Tim.

« Tim. »

Mon cœur se brise dans ma poitrine. J'ai l'impression de ressentir la même souffrance qu'au premier jour. Comme si tout ce que j'avais fait pour l'oublier n'avait été qu'un leurre.

Alors, je baisse la tête vers le carrelage blanc à mes pieds afin de camoufler mes yeux embués de larmes, tout en murmurant :

— Pas de problème ... Ian.

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