Chapitre 12

Elio ne m'a pas menti en affirmant que les remparts sud sont d'un ennui mortel. Notre garde n'a pourtant pas si mal commencé pour moi ; une fois notre escouade installée au sommet des remparts, Gaston m'a relaté ses meilleurs souvenirs au camp, dont la plupart implique Jérémy, mon prédécesseur parti en mission d'espionnage chez un chef de clan isotanien. J'ai vite compris que le soldat n'est pas seulement un camarade aux yeux de son cadet, c'est un ami et un grand frère qu'il admire profondément. Et derrière ses récits passionnés, je vois bien que l'absence de son modèle le pèse plus qu'il ne l'admet à lui-même. Même si sa surexcitation perpétuelle m'exaspère toujours au plus haut point, je dois bien admettre que je commence à ressentir de l'affection pour lui. Le fait que la majorité des occupants du camp me regarde de travers depuis mon arrivée doit y être pour beaucoup, mais sa présence me rassure malgré moi.

Pourtant, même Gaston et son flot de paroles incessant ont fini par succomber à l'ennui au bout d'une heure. Lorsqu'il a commencé à me raconter pour la deuxième fois sa mésaventure impliquant les écuries du camp, un cheval avec un trouble intestinal et une botte souillée, j'ai compris que même lui était à court de sujets de conversation. Il est finalement parti s'assoir aux côtés d'Alexander pour observer la cime des arbres au loin, illuminée par l'éclat argenté de la lune. J'ai moi aussi observé d'un œil distrait le décor sous mes yeux en quête de mouvements suspects puisque, après tout, c'est la mission qui nous a été confiée.

Mais je suis à présent certain que rien ni personne ne viendra perturber le calme de la grande étendue de verdure qui sépare notre camp des forêts isotaniennes à plusieurs centaines de mètres de là. En réalité, notre mission n'est que préventive, et la possibilité qu'un danger survienne depuis ce côté du camp est quasi nulle. C'est pour ça qu'ils confient sa surveillance à de jeunes recrues en service militaire, et non à des soldats expérimentés prêts à affronter tous les monstres qui surgiraient de ces bois.

Submergé par l'ennui, le froid et la fatigue, j'ai finalement sorti de ma besace le recueil de poésie qu'Elio m'a prêté dans l'espoir qu'il me permette de ne pas m'endormir sur mon tabouret en bois terriblement inconfortable. Tout en jetant par moments des regards distraits par-delà les remparts, je me laisse emporter par la magie des mots de Ludwig Frampon. Elio avait raison, ses poèmes sont sublimes et me font voyager aux quatre coins du continent à chaque vers.

— Tu aimes ? m'interpelle une douce voix que je reconnais immédiatement.

Je lève la tête des pages pour découvrir mon beau camarade longeant les remparts d'un pas nonchalant pour me rejoindre. Il se hisse sur la bordure de bois qui surplombe la vingtaine de mètres de vide de l'autre côté des remparts, un petit sourire au coin des lèvres.

Bon sang, il est si beau.

— C'est magnifique, avoué-je en refermant le livre, glissant un doigt à l'intérieur pour ne pas perdre ma page. Je viens de terminer celui sur la mer, il est incroyable.

Le sourire de mon camarade s'élargit, et je discerne un éclat espiègle dans ses yeux, comme s'il espérait secrètement que je lui parle de ce poème.

— Ce texte me tient tout particulièrement à cœur, avoue-t-il en baissant les yeux, pas d'un air gêné mais plutôt avec une certaine mélancolie. Il parle de mon peuple, les Iwoïa.

J'écarquille les yeux, surpris de cette révélation.

— Tu viens d'un peuple de pêcheurs ?

Il hoche lentement la tête en relevant un regard ému dans ma direction.

— Mon père était pêcheur, et j'aurais dû prendre sa place à ma majorité. Rejoindre une embarcation et nourrir ma tribu comme le font tous les hommes Iwoïa.

— Et pourquoi tu ne l'as pas fait ? demandai-je sans jugement, mais avec une curiosité que je ne parviens pas à dissimuler.

— Mon père est mort en mer il y a cinq ans. J'ai dû m'occuper de mes deux petites sœurs et aider ma mère à surmonter son deuil. Ça a été terrible pour elle. Un matin comme les autres, son mari a pris le large avec ses hommes, et lorsqu'ils sont rentrés, ils ont annoncé à ma mère qu'il s'était noyé au cours d'une tempête. Tous les soirs, elle s'asseyait au bord de l'eau dans l'espoir qu'il lui revienne. Un jour, elle a décidé d'aller le rejoindre pour toujours.

J'ai la gorge nouée par ses aveux, et je m'aperçois que des larmes brillent au coin de ses yeux.

— L'océan me fait peur, ajoute-t-il tout bas comme une confidence. Je ne veux pas qu'il me prenne comme il a pris mes parents. Alors, j'ai préféré fuir. Chez les Iwoïa, les seuls hommes adultes qui ne prennent pas le large, ce sont ceux qui prennent les armes à la place. J'ai donc décidé de rejoindre l'HURGE.

— Pourquoi te battre de ce côté de la frontière ?

La question glisse entre mes lèvres presque malgré moi. Je sais qu'elle est très indiscrète, et lorsque sa mâchoire se crispe soudainement, je crains qu'il ne me repousse totalement.

Pourtant, après quelques secondes à observer les planches de bois à nos pieds, il finit par secouer la tête en admettant :

— Le peuple isotanien a toujours méprisé les tribus du sud. On est considérés comme des sauvages, des bons à rien. Je ne voulais pas être traité ainsi, et je savais que l'HURGE acceptait des soldats de tous horizons, du moment qu'ils prêtaient allégeance à sa cause.

— Alors, tu es venu chercher refuge ici ?

— Oui, confirme-t-il d'une voix honteuse. Tu dois me trouver lâche.

Ses aveux me touchent en plein cœur. Et je ne perçois aucune lâcheté dans ses choix, seulement un grand courage.

— Pour moi aussi, l'HURGE est un peu comme un refuge.

Il relève les yeux et m'adresse un regard confus :

— Vraiment ?

Je quitte ma chaise pour le rejoindre auprès de la bordure. Plutôt que de m'assoir à ses côtés pour faire face au camp, je m'accoude aux rondins de bois, mon regard balayant les bois paisibles et endormis qui déforment l'horizon.

— Je ne supporte pas ma vie, confié-je. Je n'ai aucune envie de devenir roi et de suivre les pas de mon père. Aucune envie de fréquenter la cour remplie d'hypocrites prêts à tout pour quelques couronnes. Et surtout, aucune envie de me fondre dans un moule si loin de qui je suis vraiment.

Elio descend de la bordure et s'appuie à son tour contre la barrière pour observer le paysage à mes côtés.

— Et qui es-tu vraiment ?

Je n'en ai aucune idée, ai-je envie de lui répondre. Mais c'est impossible. J'en ai déjà trop dit, je ne peux pas me permettre de lui avouer que je suis totalement perdu, simplement parce qu'il m'a confié l'histoire tragique de sa famille. Je ne le connais pas, et il pourrait bien rapporter mes propos aux journalistes les plus offrants dès demain matin.

Je ne peux pas me permettre de prendre ce risque, alors je me contente d'une réponse vague :

— Tout sauf mon père.

J'accompagne mes mots d'un petit rire, espérant qu'il ne me posera pas plus de questions. Il n'en a toutefois pas le temps, puisque des pas résonnent sur les remparts à notre droite, accompagnés de la voix stridente d'Iris :

— Tu ne veux pas ressembler à notre bon roi ?

Ma mâchoire se crispe lorsque je me retourne vers elle et qu'elle m'adresse un sourire méprisant. Elle est flanquée de Vlad, son acolyte grassouillet, qui affiche lui aussi un rictus malicieux, ainsi que d'un garçon d'une autre escouade qui est toujours à notre table au réfectoire. Tristan, un petit roux à l'air teigneux et au visage de bambin.

Je crains qu'ils n'en aient trop entendu.

Dans la main de mon ennemie, je repère un journal qu'elle déroule pour le tendre devant elle. En une du Walinie Midi, je lis le titre imprimé en lettres capitales : LE ROI A-T-IL TRAHI LES SIENS ?

— C'est pourtant un si bel exemple, ajoute Iris d'une voix railleuse.

Derrière elle, le rire gras de Vlad résonne sur les remparts.

— Et puis, tu sais ce qu'on dit, lui lance Tristan sans même me regarder. Les chiens ne font pas des chats.

— Qu'est-ce que tu fous là, toi d'abord ? répliqué-je d'une voix agacée.

Je ne dois pas les laisser me déstabiliser, je dois garder mon calme, pensé-je, les poings crispés. Pourtant, à cet instant, j'ai envie de lâcher prise, de laisser ma rage s'exprimer et mes poings lui refaire la face. Mon regard noir ne lâche pas le jeune homme, qui sort une petite fiole de la poche intérieure de sa veste.

— Je suis venu animer la soirée de mes amis, me répond-il sur un ton chargé de malice, avant de me tendre la petite bouteille d'un geste provocateur. Tu en veux ?

L'épais liquide rouge s'agite à l'intérieur, et je regarde une cerise roulant dans le fond. De la griottine. L'un des alcools les plus forts du continent. Interdit au palais, il circule sous le manteau dans tous les villages du royaume. On dit qu'il peut être aussi néfaste que la poudre de korrigan, et entraîner des sautes d'humeur violentes. Il aurait même causé des accès de folie chez certaines personnes, les poussant à commettre des crimes atroces.

Agitant de nouveau la fiole, Tristan insiste :

— Alors ? T'en veux ?

— Laisse-le, intervient Vlad. Il ne boira jamais ça. Il est comme son père, bien trop droit dans ses bottes.

— Ouais, ajoute Iris. Sauf quand il s'agit de laisser crever des pauvres gens comme nous.

Du coin de l'œil, je remarque l'expression gênée d'Elio. Il semble s'être soudain refermé, baissant les yeux sans plus savoir où se mettre. Comme lorsqu'il m'avait parlé pour la première fois à la table du petit-déjeuner, il semble presque désolé d'être là.

Mes poings se referment un peu plus, et je toise les trois intrus en serrant les dents. Je leur en veux tellement d'avoir gâché ce moment en compagnie de mon camarade. On apprenait à mieux se connaître, il me partageait son passé et j'étais décidé à lui laisser entrevoir celui que je suis vraiment derrière tous les apparats. Mais ils sont arrivés, et ils ont tout foutu en l'air.

D'un geste de colère, j'arrache la fiole des mains de Tristan et je l'inspecte un instant. Face à moi, le petit rouquin m'observe d'un œil fourbe, espérant sûrement que je porte la griottine à mes lèvres. La bouche entrouverte, Iris attend elle aussi avec impatience que je m'élance. J'hésite un instant. Après tout, une ou deux gorgées ne me rendront pas complètement fou. J'aurai sûrement un mal de crâne terrible et quelques vertiges, mais il me suffira de rester assis une heure ou deux. Ce n'est pas comme si j'avais mieux à faire cette nuit. Je suis bloqué sur ces foutus remparts avec cette bande d'idiots.

Je lève le bras, prêt à les faire taire en buvant un peu du nectar menaçant, mais Elio m'arrache la fiole des mains et la jette par-dessus les remparts, la faisant disparaître dans l'obscurité.

— Eh ! s'exclame Tristan, s'approchant d'Elio d'un pas menaçant. Pourquoi t'as fait ça, l'étranger ?

Vlad retient son ami par le bras, et je m'interpose devant Elio lorsque celui-ci s'avance à son tour, le torse bombé et une expression enragée sur le visage.

— Tu comptes faire quoi ? lance mon ami d'une voix tonnante. Me dénoncer à Oriana pour avoir jeté ton nectar illégal de l'autre côté des remparts ?

La mâchoire de Tristan se crispe, et il semble incapable de trouver une réponse appropriée. Alors, vaincu par sa frustration, il pointe un doigt menaçant vers Elio.

— J'en ai pas fini avec toi, l'étranger. Je trouverai un moyen de me venger.

Dans ses yeux, je perçois toute sa rage et son agressivité, mais je remarque aussi des pupilles dilatées et des veines d'une teinte orangée presque fluorescente. Je n'avais jamais vu ça en vrai, mais je sais de quoi il s'agit. Tristan est accro à la griottine. Ma théorie se confirme lorsque je remarque le tremblement de sa main et les palpitations qui agitent le coin de son œil droit. Ce sont tous les symptômes de l'addiction à la liqueur de cerise.

Après un dernier coup d'œil par-delà les remparts, le garçon fait volte-face et repart d'un pas frustré. Iris et Vlad nous adressent tous deux un regard méprisant avant de suivre leur ami. Où vont-ils ? Partent-ils chercher une autre fiole de griottine ? Ont-ils eux aussi développé une addiction à la boisson ?

Je ne sais pas si j'ai vraiment envie de connaître les réponses à toutes ces questions. Elles me causeraient sûrement des tonnes d'ennuis malgré moi.

— Merde, souffle Elio en plaquant ses mains contre la barrière de bois.

— Tout va bien ? m'inquiété-je en posant une main sur son épaule.

Le garçon est agité par un soudain mouvement de recul, comme s'il ne supportait pas mon contact. Pourtant, ses muscles finissent par se figer pour retenir le geste de repli et accepter ma présence rassurante à ses côtés.

— Je n'aime pas m'énerver comme ça, je ne devrais pas... m'explique-t-il, sa tête baissée parée d'un air honteux.

— Tu rigoles ? m'exclamé-je. Tu viens de me sortir de la merde, Elio. Sans toi, ils m'auraient sûrement dénoncé à Oriana pour avoir bu de la griottine.

Lentement, mon camarade relève la tête vers moi.

— Tu crois ?

— Bien sûr. Sinon, pourquoi ils m'auraient proposé d'en boire ? Ces trois-là sont malveillants. Regarde quand ils m'ont accusé d'être comme mon père...

— Ou quand ils m'ont traité d'étranger, ajoute-t-il avec une moue peinée.

— Elio... soufflé-je en resserrant ma main sur son épaule. Tu n'es pas un étranger. Tu es un soldat de l'HURGE, et tu mérites autant qu'eux ta place ici. Peut-être même plus.

— Même si je suis venu ici simplement pour fuir ma vie chez les Iwoïa ?

— Es-tu prêt à te battre pour protéger notre peuple et défendre nos valeurs ?

Sans attendre, mon ami relève la tête, bombe le torse et porte une main à son cœur.

— Évidemment.

Un sourire au coin des lèvres, je lui réponds :

— Alors, qu'importent les raisons qui t'ont poussé à t'engager. Tu es un soldat de l'HURGE, et ta place est ici.

À leur tour, ses lèvres se recourbent, et une lueur renaît dans ses yeux. Son air désolé laisse place à ce qui ressemble à de la fierté. Je suis admiratif de ce garçon venu d'une contrée lointaine, prêt à risquer sa vie sans hésitation pour le bien de la Walinie. Car, en toute franchise, je ne sais pas si j'en serais capable. Je ne sais que trop bien combien les nobles méprisent les petites gens, comment les batailles sanglantes se transforment en anecdotes divertissantes durant les banquets organisés au palais, comment les puissants seraient prêts à sacrifier un bataillon entier pour vivre un jour de plus. Pourquoi devrais-je me battre pour une telle cause ?

— Quelque chose ne va pas ? m'interpelle Elio en glissant la main sur mon épaule.

Ce simple geste me ramène à la réalité, à cette nuit d'hiver froide et obscure. Mon regard se tourne vers l'horizon, tout juste éclairé par l'éclat argenté de la lune. Tout est calme, et aucune menace ne se présage à l'horizon. Je n'ai pas à me battre pour mon royaume ou ma famille. En tout cas, pas tout de suite.

— Non, réponds-je enfin. Tout va bien.

Pour l'instant.

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