Chapitre 11

Je dois bien avouer que je n'imaginais pas Gaston se battre aussi bien.

Après le combat entre Vlad et Alexander, remporté haut-la-main par ce dernier, c'était au tour de nos deux derniers camarades de se placer au centre de notre arène de fortune pour un duel que j'attendais avec impatience. Déjà, parce qu'il allait me permettre de voir le bel Elio à l'œuvre, mais aussi pour découvrir comment un type tel que Gaston a pu se retrouver en service militaire au sein d'une escouade de l'HURGE.

Si le début du combat a surtout été pour moi l'occasion d'admirer le postérieur parfaitement sculpté d'Elio et ses bras musclés, j'ai vite été subjugué par un autre miracle de la nature : le maniement de l'épée par mon nouvel ami manchot. Malgré le fait qu'Oriana lui a choisi une arme relativement lourde, il la maniait comme si celle-ci n'était pas plus lourde qu'une aiguille de tricot. Ses jambes stables et agiles lui offraient une capacité impressionnante à esquiver, parer et bloquer le moindre coup de son adversaire, et Elio se retrouva rapidement sous son joug.

Beau joueur, le beau jeune homme à la peau ébène et au fessier de plomb remercia son adversaire en lui serrant la main. Visiblement, ni lui ni mes autres camarades ne furent surpris par la prestation de Gaston avec une arme. Certes, ce dernier m'avait assuré que son handicap ne le gênait pas pour se battre à l'épée, mais j'avais pensé qu'il pouvait tout juste se défendre, pas qu'il était aussi agile et précis que les gardes les plus chevronnés du palais.

Après le déjeuner, le reste de l'entraînement fut consacré au tir à l'arc, et Gaston se contenta de nous regarder faire, assis sur une barrière en bois à tracer des cercles dans le sable avec son pied, clairement submergé par l'ennui, sans pour autant détourner le regard de chacun de nos tirs.

Enfin, alors que je vise la cible pour ce qui me semble être la millième fois, l'annonce salvatrice d'Oriana résonne dans toute la cour :

— C'est bon pour aujourd'hui !

Je laisse tomber mon arme au sol en poussant un profond soupir de soulagement. Mes bras sont aussi mous qu'une saucisse de Garlann, et j'ai la tête qui tourne d'avoir trop fixé le cercle noir tracé dans la planche de bois installée à vingt mètres de moi.

D'un pas las, je m'approche d'Elio, qui s'est placé sur la cible directement à ma droite, pour lui demander :

— C'est comme ça tous les jours ? Trois heures à tirer dans des cibles ? Sans la moindre pause ?

Pour la première fois, le jeune homme me sourit. La sueur qui tapisse son front brille sous le timide soleil de cette fin d'après-midi, mais il ne semble pas atteint par l'épuisement ou la lassitude. Au contraire, il semble plus heureux que jamais.

— On s'y fait après quelques jours, me répond-il avec une lueur dans le regard qui ressemble à de la nostalgie, comme s'il repensait à ses débuts ici. Crois-moi, au bout d'un moment, tu comprendras à quel point ces entraînements sont utiles.

Je lève un sourcil, perplexe.

— J'en doute.

Il pousse un petit ricanement en m'adressant un sourire en coin, avant de se baisser pour récupérer son carquois au sol et m'offrir une vue magnifique sur le plus beau cul de toute la Walinie.

Je détourne rapidement le regard lorsqu'il se relève, craignant qu'il ne remarque mon attrait pour son postérieur rebondi.

— Pas trop fatigués, les amis ? s'exclame la voix enjouée de Gaston à quelques mètres de nous.

Le roi de l'épée s'élance dans notre direction, excité comme une puce, et plante ses deux pieds au sol entre Elio et moi.

— Timothy n'a pas l'air emballé par cette journée de tir à l'arc, me taquine Elio sans perdre son petit sourire. Il aurait aimé une pause.

— Avec Oriana ? s'esclaffe Gaston. Ça ne risque pas.

Elio ricane de nouveau, secouant la tête en échangeant un regard amusé avec Gaston. J'ai l'impression de ne pas avoir toutes les cartes en main pour cerner le comique de la situation. La seule chose dont je suis certain, c'est que notre instructrice est une tortionnaire qui s'est tranquillement prélassée au soleil pendant que j'enchaînais les tirs jusqu'à ne plus avoir aucune sensation dans les bras.

Alors que je me baisse pour ramasser le carquois à mes pieds, Gaston se penche en avant et attrape d'un geste vif la lanière de cuir au sol.

— Laisse, s'exclame-t-il. J'ai passé l'après-midi à vous regarder, je peux bien me rendre utile.

Nous avançons tous les trois d'un pas lent en direction des râteliers d'armes au bout du terrain de sable.

— Ça n'est pas trop long pour toi, ce genre de journée ? demandé-je, plutôt pour faire la conversation que par intérêt véritable pour la réponse.

Après tout, je n'ai pas envie de passer pour un rabat-joie inintéressant devant Elio. Si je me montre curieux et attentionné envers mon « ami », ça me fera forcément marquer des points auprès de lui.

— C'est intéressant de vous regarder tirer, me répond Gaston. À force, j'arrive à repérer les petites erreurs que vous faites ou les réflexes que vous avez, et ça me permet de prédire la trajectoire de vos tirs. Toi, par exemple, quand tu oublies de bien prendre appui sur ton pied gauche, ton tir dévie légèrement sur la droite et vers le haut.

Je plisse les yeux, de plus en plus intéressé par ses explications, lorsqu'une voix puissante résonne derrière nous :

— Et c'est exactement la raison pour laquelle je vous pousse à vous battre en duel devant vos camarades. Même si certains en profitent pour se moquer ou pour rêvasser.

Oriana nous rattrape lorsque nous arrivons devant le râtelier d'armes, pointant le doigt vers moi en poursuivant :

— Timothy, je t'ai vu observer attentivement le duel entre Elio et Gaston. Qu'en as-tu pensé ?

Je me sens de nouveau mal à l'aise, baissant la tête en déposant mon arc sur le support en bois. Néanmoins, puisqu'Iris et son chien de garde sont encore à l'autre bout du terrain et qu'Oriana ne semble pas décidée à me piéger, je me permets de réfléchir à sa question avant de répondre :

— Gaston bougeait plus qu'Elio. Il s'est servi de son agilité et de sa vitesse pour déstabiliser son adversaire. Son maniement de l'épée est impressionnant, c'est comme si son arme était un prolongement de son bras. Et Elio...

J'hésite un instant, craignant de vexer mon camarade. Toutefois, lorsque je relève les yeux vers lui, il m'adresse un sourire en coin qui semble m'encourager à continuer.

— Elio se défend très bien. C'est son point fort. Mais contre un adversaire comme Gaston, défendre ne suffit pas.

Oriana m'adresse une petite moue impressionnée, puis se tourne vers son élève à la peau ébène :

— Et toi, Elio ? Qu'as-tu pensé du duel entre Iris et Timothy ?

Tout en se frottant le menton, le garçon pousse un petit ricanement que je ne parviens pas à interpréter. Est-ce de la moquerie ? A-t-il été marqué par ma prestation ? En bien, j'espère. Il finit par mettre fin au suspense après quelques secondes de réflexion :

— Timothy est souple, et il ne s'est pas laissé déstabiliser par Iris. Il m'a l'air d'être très observateur et anticipe plutôt bien les mouvements de son adversaire. Je pense qu'il a du potentiel, même s'il a encore beaucoup de choses à apprendre.

J'ai envie de m'offusquer de cette dernière réflexion en lui demandant plus de précisions, mais lorsqu'il m'adresse un regard pétillant, je suis prêt à tout lui pardonner. Bon sang, ça devrait être illégal de posséder des yeux ambrés si envoûtants.

— Voilà pourquoi je souhaite que Gaston reste à vos côtés lorsque vous vous entraînez à l'arc, reprend Oriana, alors qu'il se montrerait sûrement bien plus utile en allant nettoyer les écuries ou en aidant à découper les patates du dîner. Ainsi, il aiguise son regard et développe autant que vous sa capacité à se battre.

— Comment ça ? demandé-je, perplexe.

— Le combat n'est pas une simple histoire de force et de mouvement, m'explique l'instructrice. Comme l'a dit Elio, il s'agit aussi d'être observateur. D'anticiper les mouvements de son adversaire, de repérer ses faiblesses, ses hésitations. De s'adapter. C'est ça qui fait de Gaston le meilleur d'entre vous au combat, et vous devriez vous en inspirer.

Un ricanement moqueur dans mon dos m'indique qu'Iris et sa bande ne sont pas loin et ont entendu la fin de notre conversation. Je me tourne vers Gaston, et je remarque à sa mine peinée et à ses yeux baissés qu'il a entendu notre camarade rire de lui et qu'il ne l'a pas bien pris. Ma mâchoire se crispe. Certes, je n'ai pas une haute estime de lui, et il est bien trop bavard et énergique à mon goût. Toutefois, je ne peux pas nier que c'est un garçon courageux et déterminé, en plus d'être un guerrier impressionnant. Il ne mérite pas d'être la cible des moqueries gratuites d'Iris.

Oriana ne semble pas remarquer les rires de l'adolescente, ou bien elle préfère les ignorer.

— N'oubliez pas que demain soir, c'est vous qui êtes de garde sur les remparts sud, indique-t-elle, générant une vague de soupirs dans l'escouade.

Je jette un regard perplexe en direction d'Elio, qui se penche vers moi pour me souffler :

— Les remparts sud sont d'un ennui mortel. C'est le pire secteur de garde. Personne ne passe là-bas, à part quelques soldats ivres qui se sont perdus sur la route de leur dortoir.

À en juger par l'abattement de mes camarades, voilà au moins une chose sur laquelle tout le monde est d'accord. Même si je ne connais pas cette partie du camp et que je n'ai jamais monté la garde de ma vie, la perspective de passer une nuit entière éveillé aux côtés d'Iris et Vlad ne m'enchante pas spécialement.

* *

— Tu veux que je te fasse visiter le camp ? me propose Elio tandis que nous quittons le terrain d'entraînement. Je dois ramener un livre à la bibliothèque au sud, je me suis dit que ce serait l'occasion de te faire découvrir le coin.

— Vu que je ne savais même pas qu'il y avait une bibliothèque ici, je pense qu'une visite s'impose, en effet.

Il ricane en m'adressant un sourire timide, et des papillons se mettent à voleter au creux de mon ventre. En plus d'avoir des yeux sublimes, ce type a un sourire tellement craquant.

— Tu veux qu'on invite Gaston ? me propose-t-il en pointant le doigt vers notre camarade, occupé quelques mètres plus loin à raconter une histoire à Alexander en faisant de grands gestes pour illustrer son propos.

Je grimace en répondant :

— Je crois que j'ai eu ma dose de Gaston pour la journée.

Il ricane à nouveau. Et les papillons reprennent leur envol dans mon ventre.

— Suis-moi, alors, m'indique-t-il en s'engageant dans une petite allée sur notre gauche.

Je m'exécute sans hésiter, le laissant me guider dans un dédale de petits chemins, à travers des arrière-boutiques d'échoppes ou de bars, puis le long de la laverie du camp où, selon ses explications, des habitants des villages voisins s'affairent tous les jours à nettoyer nos tenues.

Je ne m'étais pas rendu compte que le camp de l'HURGE était si grand et, surtout, si vivant. C'est une petite ville à lui tout seul, où chacun vit, dort et travaille, où certains se détendent en savourant quelques verres de vin de pomme moussant à la fin de leur journée, tandis que d'autres enchaînent les parties de balle au prisonnier pour décompresser. Ce n'est pas un simple camp militaire, c'est un lieu de vie qui revêt un visage tout autre une fois que l'entraînement est terminé et que chacun a rengainé son arme.

Nous quittons finalement le labyrinthe de ruelles pour retrouver l'une des artères principales. Je n'ai jamais mis les pieds dans cette partie du camp, et alors que nous approchons des dix-huit heures, l'endroit est presque aussi animé que le réfectoire au petit-déjeuner.

— Bienvenue sur la Place du Sacrosaint, s'exclame Elio en tendant les bras devant lui.

L'immense esplanade, au centre de laquelle trône une majestueuse fontaine en cuivre, est cernée de terrasses pleines à craquer de recrues, pour la plupart des hommes, même si je distingue quelques femmes çà et là. J'avais déjà remarqué deux ou trois bars dans les rues du camp, mais il s'agissait plutôt de troquets où les soldats proches de la retraite se retrouvaient pour boire tout leur saoul en ressassant un passé depuis longtemps révolu. Ici, la convivialité semble de mise, et les rires résonnent autant que les chants aux nombreuses tablées réunies de chaque côté de la place.

— Tu n'aimes pas trop ça, n'est-ce pas ? m'interroge Elio en me dévisageant longuement.

— De quoi ?

— La foule, précise-t-il.

Je réfléchis à sa question, tout en parcourant les lieux du regard. Même si tout le monde m'a l'air heureux et que l'atmosphère semble légère, je ne peux pas m'empêcher de voir cette foule comme une menace. Je crains qu'elle me juge, qu'elle me moque, ou même qu'elle me rejette. Les codes sociaux rigides et stricts du palais m'ont toujours protégé du regard des autres. Et je découvre aujourd'hui que celui-ci m'effraie terriblement.

— Je... je n'ai simplement pas l'habitude, éludé-je.

— Alors, je ne te propose pas d'aller boire un verre en terrasse ?

— Certainement pas, lancé-je en ricanant.

— Tant mieux, conclut-il en reprenant son chemin.

Tant mieux ? Que voulait-il dire par là ? Qu'il n'a pas envie de festoyer en ma compagnie ? Qu'il n'apprécie pas ça non plus ? Ou les deux ? J'ai envie d'en savoir plus, mais j'hésite à lui poser la question. À vrai dire, je ne suis pas certain de vouloir connaître la réponse.

Il ne me laisse néanmoins pas le temps d'y réfléchir plus longtemps, puisqu'il s'arrête devant l'imposante fontaine de cuivre et se tourne vers moi.

— Tu sais de qui il s'agit ? me questionne-t-il en pointant du doigt la silhouette qui se dresse au centre de l'ornement.

Le personnage figé dans le cuivre est un homme élancé qui lève la tête fièrement en regardant droit devant lui, une main posée sur le cœur. Rasé de frais et les cheveux plaqués en arrière, il porte le vieil uniforme de la Garde Extérieure, sur lequel on peut distinguer des médailles au niveau de son cœur.

— Gilderoy de Lupa, plus connu sous le nom du Sacrosaint, le présenté-je d'une voix teintée de fierté.

— Je vois que tu as bien suivi tes leçons d'histoire.

Je m'approche lentement de la statue, impressionné par cet homme qui a bercé les nombreux récits de mon enfance.

— Le Sacrosaint est un héros pour l'Escadie, c'est lui qui a permis la paix entre les peuples et l'avènement de la Seconde Monarchie. Sans lui, tout le continent ne serait plus que ruine et chaos aujourd'hui.

— C'est ce qu'on dit, me répond Elio d'une voix traînante.

Visiblement, les récits de ce grand homme ne l'ont pas bercé comme ce fut le cas pour moi. Pas étonnant, puisque les isotaniens pensent toujours qu'ils auraient gagné la Grande Guerre Automnale si le Sacrosaint n'avait pas rétabli la paix dans le continent en guidant son régiment jusqu'à l'ennemi pour entamer les négociations, au péril de sa vie et de son honneur.

— Tu viens d'Isotanie, pas vrai ? lui demandé-je, tentant de ne pas avoir l'air réprobateur.

Elio hoche la tête en répondant :

— J'ai grandi dans la région de Lipa, au sud du pays.

— Et qu'est-ce qui t'a amené ici ?

Il détourne le regard, plongeant ses yeux ambrés dans l'eau transparente qui se déverse sous les pieds du Sacrosaint. J'ai l'impression de discerner de la tristesse sur son visage, comme si la route qui l'avait conduit jusqu'au camp de l'HURGE avait été périlleuse et remplie de sacrifices.

— Les hasards de la vie, je suppose, répond-il en m'adressant un sourire qui sonne faux.

Il ne me laisse toutefois pas le temps de l'interroger plus longuement, reprenant sa marche en direction d'une petite rue calme sur notre droite. Nous passons à quelques mètres d'une terrasse pleine, et je perçois les regards appuyés de plusieurs recrues attablées. Je presse le pas pour m'en éloigner au plus vite, suivant Elio dans un nouveau dédale de rues quasi désertes.

Après quelques minutes de marche, nous arrivons à destination : la bibliothèque. Je m'étais imaginé un immense bâtiment en pierre dont les murs seraient remplis de livres du sol au plafond, à l'organisation minutieuse et à l'atmosphère studieuse. Je suis déçu de découvrir une cabane en bois pas beaucoup plus grande que la chambre que nous partageons, renfermant un bric-à-brac de livres empilés sur des tables ou à même le sol. Au fond du petit édifice, une femme d'une cinquantaine d'années est installée derrière un bureau sur lequel se trouvent seulement un grand cahier et quelques stylos.

— Bonjour, Evelyne ! s'exclame gaiement Elio.

Il semble bien plus heureux ici qu'il ne l'était sur la place du Sacrosaint.

— Salut, gamin, lui répond la bibliothécaire d'une voix rauque, levant à peine les yeux du journal qu'elle tient entre les mains. Tu t'es trouvé un copain ?

Sa question me met mal à l'aise. Un « copain » ? Qu'est-ce qu'elle sous-entend ? Est-ce qu'elle croit qu'Elio et moi sommes... en couple ? À cette simple pensée, je sens le rouge me monter aux joues.

Je me tourne vers Elio, qui se baisse déjà vers une pile de livres sur notre droite.

— Ouais, c'est Timothy, le remplaçant de Jérémy. Il est arrivé la nuit dernière. Ça ne te gêne pas qu'il m'accompagne ?

À nouveau, la femme lève rapidement les yeux de son journal pour m'examiner un court instant, ne semblant pas s'apercevoir que le garçon face à elle est le même que celui qui se trouve en une de son exemplaire du Tour de Walinie. Certes, la tunique militaire est bien différente des froufrous orange hideux que je porte sur la photo, mais tout de même, elle devrait reconnaître le prince héritier.

— Pas de problème, répond-elle finalement en tournant la page de son quotidien. Tu sais bien que je n'ai jamais une foule de visiteurs par ici.

Elio ricane, et un sourire se dessine aux coins des lèvres d'Evelyne. Ces deux-là semblent partager une étonnante complicité.

Tandis qu'Elio parcourt les piles de livres au sol avec un enthousiasme évident, je me tourne vers une table sur laquelle reposent une montagne totalement anarchique d'ouvrages en tous genres. Poèmes et romans côtoient sans gêne des livres d'histoires et des essais philosophiques, et je ne peux m'empêcher de me demander comment Evelyne est capable de gérer un tel bazar.

— Tu lis un peu ? me demande Elio, toujours accroupi, un vieux roman en piteux état à la main.

— Oui, j'aime beaucoup ça. Je lis La lame de feu en ce moment.

— D'Étienne Pilar ?

— Oui, m'exclamé-je, soudain ravi d'avoir décidé de me procurer ce roman. Tu l'as lu ?

— Ouais, me répond Elio, avant de marquer une pause. J'ai détesté.

Je le regarde avec un air faussement choqué, la bouche en O et les yeux écarquillés.

— Comment tu as pu détester La lame de feu ? C'est le livre le plus dingue que j'ai lu depuis une éternité. Théodore et Jade sont tellement attachants.

— Mouais, réagit mon camarade sans grande conviction.

— Elio préfère la poésie, intervient Evelyne d'une voix malicieuse.

Le garçon se retourne vers elle en tirant la langue d'un air tout aussi taquin.

— Et je ne vois pas en quoi ce serait un crime d'aimer la beauté de la langue escadienne, se défend-il avec un faux air vexé.

— Je n'y connais rien en poésie, avoué-je. Tu aurais un ouvrage à me conseiller ?

Un sourire au coin des lèvres, Elio soulève le rabat de son sac en bandoulière pour en sortir un livre qu'il me tend.

La neige d'été de Ludwig Frampon, m'indique-t-il tandis que je me saisis du petit livre à la couverture de cuir bleu nuit légèrement usée.

J'inspecte l'ouvrage tandis que mon camarade rejoint Evelyne à son bureau pour lui demander s'il peut prolonger son prêt pour me laisser le temps de le lire. À nouveau, la bibliothécaire prend une voix désabusée pour lui dire que ce livre ne manquera à personne ici.

Elio revient ensuite vers moi et, tandis qu'il n'est qu'à un mètre de moi à peine, commence à déclamer :

La brume d'un printemps sans soleil, le froid d'un été sans sommeil, toutes ces choses qui nous émerveillent, figées dans des neiges éternelles.

Je plonge mes yeux dans les siens, me noyant dans les deux billes d'ambre animées d'une telle passion pour les mots qu'il déclame. Ses paroles m'envoûtent et remplissent mon esprit d'images fascinantes.

L'hiver frappe à nos portes, et avec lui notre amour emporte. Aussi vrai que le soleil reviendra, j'espère qu'un jour, l'on se retrouvera.

Alors qu'il achève le récit du poème, je sens renaître en moi une flamme qui s'est éteinte il y a maintenant plusieurs mois. Une flamme que seul Ian était parvenu à animer.

À cet instant, je sais qu'Elio l'a ravivée.

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