Chapitre 1

— Joyeux anniversaire !

— Bon anniversaire !

— Tu es grand, maintenant !

Après avoir souri poliment à la quinzième personne à m'avoir souhaité mon anniversaire, je m'autorise enfin à lever les yeux au ciel en poussant un soupir d'agacement. Je dois faire bonne figure face aux nobles qui arpentent déjà les couloirs de bon matin. Il n'est que huit heures mais le palais semble en ébullition. Mon répit est toutefois de courte durée puisqu'un serveur passe devant moi, vêtu d'une chemise orange et d'un pantalon gris foncé, les deux couleurs du royaume. Un plateau sous le bras, il avance d'une démarche rigide. Je jurerais qu'on lui a greffé un balai dans le cul à l'embauche.

— Joyeux anniversaire, prince Timothy ! entonne-il joyeusement en arrivant à ma hauteur.

Je le remercie dans un grognement. Ça fait bien longtemps que les employés du palais savent que je suis grincheux au réveil... et le reste de la journée aussi, d'ailleurs. Je n'ai plus besoin de faire semblant avec eux. De toute façon, je sais que la plupart ne m'apprécient pas et qu'ils sont polis avec moi simplement parce que je suis le fils du roi. C'est tordu, mais je m'y suis fait. Après tout, ce n'est pas comme si j'en avais quelque chose à faire. Leur opinion à mon sujet se base principalement sur les rares fois où ils m'ont croisé dans les couloirs ou sur les articles de presse qu'ils ont pu lire à mon sujet. Si certains me voient encore comme l'enfant chéri de Walinie, beaucoup ont rapidement décidé de me considérer comme le trouble-fête du palais. Il faut dire que ma petite scène au mariage de Tatiana n'a pas vraiment arrangé mon image. Si cet idiot d'Ian ne m'avait pas largué la veille de la cérémonie, rien de tout ça ne serait arrivé. Je n'aurais jamais passé une nuit blanche à pleurer toutes les larmes de mon corps. Je ne serais jamais entré dans la cuisine à trois heures du matin pour voler une caisse de champagne, et je ne me serais certainement pas enfilé deux bouteilles avant le lever du soleil.

Un mauvais concours de circonstances, rien de plus. Le problème, c'est que les services de communication du royaume n'ont pas vu les choses sous cet angle. J'ai donc dû me farcir des heures et des heures de bénévolat à la Soupe Populaire et au Refuge animalier pour redorer mon image. Ça n'a servi strictement à rien ! Tous les médias ressassent mon entrée remarquée dans la chapelle en plein milieu de la cérémonie. Et on pourrait croire que la crise diplomatique en cours avec le royaume d'Isotanie ou l'accroissement de la pauvreté du peuple ces deux dernières années intéressent bien plus les citoyens... Eh bien, pas du tout ! La seule question qu'ils se posent, c'est si j'ai un problème d'alcool ou non.

J'imagine que mon père est ravi de constater que la presse ignore complètement sa politique désastreuse de ces cinq dernières années, son bilan économique lamentable et sa gestion ahurissante des relations étrangères. Mon père est un roi médiocre qui cache son incompétence derrière tant d'écrans de fumée que tout le monde le prend pour un dieu vivant.

J'arrive devant la porte en bois de la salle à manger et pose la main sur la poignée avant de me figer quelques secondes pour prendre une grande inspiration. Je n'ai vraiment pas envie d'entrer là-dedans. Malheureusement, aujourd'hui est une journée bien particulière, et je ne peux pas me permettre de faire l'impasse sur le protocole. Mon père risquerait de m'enfermer dans les cachots ou de me jeter dans une galère si je bafouais une nouvelle fois son honneur.

Je pousse la porte, qui me paraît bien plus lourde que les autres jours. À l'intérieur de la salle à manger austère, le silence règne en maître. Mes parents sont déjà installés à la table au centre de la pièce. Mon père, au bout de celle-ci, lève à peine les yeux de son journal lorsque j'arrive. Nos relations sont particulièrement glaciales depuis mon interview avec Walinie Midi. Il n'a visiblement pas aimé lorsque je leur ai affirmé tout le bien que je pensais de lui.

Quant à ma mère, c'est une autre paire de manches. Elle se lève en joignant ses deux mains sur sa poitrine tout en m'adressant un large sourire.

— Joyeux anniversaire, mon chéri !

Je lui réponds par un sourire en coin. Je ne l'admettrai jamais à qui que ce soit, mais j'aime vraiment ma mère. Elle a toujours été là pour moi, depuis que je suis tout petit, alors qu'il y avait largement assez de gouvernantes au palais pour s'occuper de moi pendant qu'elle s'adonnait à ses obligations royales. Mais non, elle passait du temps à mes côtés, m'amenait avec elle en forêt pour de longues balades dominicales, en cuisine pour préparer de délicieux gâteaux à la rhubarbe, au théâtre pour assister à des spectacles mêlant danse et comédie. Ce petit bout de femme d'un mètre soixante aux cheveux auburn et au visage tacheté de taches de rousseur a toujours été un phare pour moi. Sans elle, je crois qu'on m'aurait déjà retrouvé au fond d'un caniveau, défoncé à la poudre de korrigan.

— Merci, maman, soufflé-je tout bas en m'installant à table.

Je me saisis d'une tasse vide face à moi et du pichet rempli de café fumant. Après m'être servi, j'attrape deux crêpes et les dépose dans une assiette. Je regarde un instant la collection de pots de confiture posés au milieu de la table : cerise noire, baie des bois, abricot rouge, melon, figue bleue. J'en ai l'eau à la bouche. S'il y a bien une chose que je regretterai en quittant le palais cet après-midi, c'est bien la nourriture. L'intendant du palais, Pierre, a engagé les meilleurs cuisiniers de toute la Walinie pour former son équipe. Tout est absolument divin, et chaque repas est un véritable plaisir. Culinaire, en tout cas. Pour la compagnie, ce n'est pas toujours ça.

— Tu es prêt pour la cérémonie ? grommelle mon père sans lever le nez. Toute la presse ne parle que de ta Cérémonie de Majorité ce matin.

Ah, en voilà une chose qui ne me manquera pas lorsque je quitterai le palais : mon père et sa fichue obsession pour la presse. Il passe plus de temps à regarder ce que les journaux pensent de lui qu'à véritablement gouverner le royaume.

Il faut dire qu'en Walinie et dans tous les royaumes d'Escadie, la presse a un pouvoir considérable. Elle peut faire ou défaire la réputation d'un puissant, conduire un roi à la guillotine, ou même faire exploser les relations tendues entre deux royaumes voisins. Les journaux sont les maîtres du jeu diplomatique, et les rois ne peuvent que se soumettre à leurs règles changeantes.

— Ravi de savoir que la presse s'intéresse à mon anniversaire, lui lancé-je d'une voix irritée en optant finalement pour la confiture de figue bleue. Et oui, je suis prêt pour la cérémonie, père. Prêt à partir loin d'ici aussi.

J'ai soufflé la dernière phrase à demi-mots en espérant le faire réagir, mais il se contente de lever les yeux au ciel en tournant la page du Tour de Walinie, le journal le plus influent du royaume.

— Tu ne sais pas ce qui t'attend dans l'armée, marmonne-t-il finalement.

— Ça ne peut pas être pire qu'ici, rétorqué-je en étalant la confiture sur ma crêpe.

Je n'y crois pas vraiment, je dis seulement ça pour l'énerver un peu. Je sais que la vie de palais est un luxe dont peu de gens bénéficient, et je sais que les six prochains mois vont être difficiles. En Walinie, depuis maintenant deux siècles, chaque jeune homme quitte sa maison le jour de son dix-huitième anniversaire pour faire ses classes dans l'armée durant six mois. Les filles aussi peuvent le faire, mais pour elle, c'est facultatif. La plupart préfèrent se trouver un mari ou bien s'orienter dans la finance, le commerce ou l'immobilier. Peu d'entre elles se tournent vers une carrière militaire.

Dans mon cas, puisque je n'ai jamais le droit de faire exactement comme les autres, mon affectation n'a pas été choisie au hasard. C'est mon père qui a décidé de la faction que je rejoindrai. Et il n'a pas fait les choses à moitié, cet enfoiré. Il m'a affecté au Huitième Régiment de la Garde Extérieure, ou l'HURGE pour les intimes, qui est probablement le corps d'armée le plus exigeant et le plus difficile du royaume. Les soldats qui composent les rangs de l'HURGE sont des caïds surentraînés qui manient l'épée, l'arc et la lance à la perfection. Ils sont aussi maîtres dans l'art de la furtivité, puisqu'ils se voient souvent confier des missions d'espionnage. Les jeunes nobles font toujours en sorte de ne pas être affectés à cette faction, ce qui veut dire que je me retrouverai entouré de fils de paysans ou de commerçants qui seront fascinés par le jeune prince parmi eux.

Malgré tout, je n'oublie pas l'avantage incontestable de cette situation : je vais passer six mois loin du palais et de mon père. Qu'importe les difficultés, le rang de mes camarades, les conditions de vie précaires, je pourrai enfin vivre hors de ces murs de pierre qui m'étouffent un peu plus chaque jour.

— Je te rappelle que la conférence de presse aura lieu dans la salle du trône à onze heures, marmonne mon père en tournant une nouvelle page de son journal. Sois ponctuel et en tenue officielle. Je ne tiens pas à ce que tu enfreignes le protocole de la Cérémonie de Majorité avant même qu'elle ne commence. Tu auras tout le temps de le faire plus tard dans la journée.

Je perçois bien l'agression dans sa voix, mais je préfère ne pas relever.

En voilà, une autre obsession de mon père : le protocole. Les règles, c'est ce qui façonne mon père. Il ne supporte pas lorsque les choses ne sont pas parfaitement cadrées. Pour organiser une visite dans les rues de la ville, il faut établir un plan sur dix pages afin de parer à toute éventualité. Pour une réception chez un chef de clan affilié au royaume, il doit être accompagné de tous ses conseillers pour répondre à la moindre interrogation. Alors, quand la presse rencontre le protocole, c'est encore pire.

— Oh, d'ailleurs, lance ma mère d'une voix guillerette sans se soucier du regard électrique que j'adresse à mon père. Pierre aimerait que tu passes le voir pour effectuer les dernières retouches sur ton costume.

Pour la Cérémonie de Majorité, je suis obligé de porter cette tenue ridicule remplie de froufrous orange et gris dans laquelle j'ai l'impression d'être un bonhomme de neige énorme. Mais puisque c'est le protocole, je n'ai pas d'autre choix que de m'y soumettre.

— À quelle heure ? demandé-je en regardant ma montre.

L'aiguille sur le cadran m'indique qu'il est déjà neuf heures passées. Dans moins de trois heures, le banquet commence.

— Le plus tôt possible, dit ma mère en m'adressant une moue gênée.

Traduction : il faut que j'y aille maintenant.

— D'accord, soupiré-je avant de vider ma tasse de café d'une traite.

Le liquide chaud me brûle la gorge, mais il a au moins le mérite de me réveiller.

Je me lève d'un bond sous le regard reconnaissant de ma mère. Mon père, lui, est plongé dans la lecture d'un article intitulé Mines de sel : les accidents se multiplient en Walinie du Nord. C'est visiblement plus intéressant à ses yeux qu'un repas en famille. Après dix-huit ans passés auprès de lui, je devrais être habitué. Pourtant, ça m'agace toujours autant de constater le peu de considération qu'il a pour ma mère et moi.

Tant pis. Après tout, ce soir, je serai loin d'ici.

Et je ne peux que m'en réjouir. 

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