1.
Combien de fois m'as-t-on raconté la sombre nuit par laquelle ma mère a reçu la bénédiction de la magie? Combien de fois m'as-t-on répété que notre famille se devait d'offrir toute l'aide possible aux autres?
Je veux faire de mon mieux. Je veux aider, je veux être utile, je veux que mes pouvoirs puissent rendre fière ma mère, qui en attend tant de nous.
Je suis motivé, je suis sûr que mon don peut-être bénéfique à tous.
Alors pourquoi est-ce si dur ?
-Bruno !
Il lâche les grains de sable qu'il faisait tourner entre ses doigts, et cesse de se balancer d'avant en arrière. Il se lève, secoue son poncho. La voix de sa mère, Alma Madrigal, qui continue d'appeler son nom, sonne comme un rappel à la réalité. Oui, il y a le futur. Mais il y a avant tout le présent. Et le présent te somme de venir.
Au sortir de sa grotte, il plisse les yeux. Le soleil qui brille au sommet du plafond inexistant de sa chambre accentue la différence de luminosité entre le dehors, et le dedans. Ce dedans sombre et rassurant.
Il traverse le pont de corde et de bois tendu au dessus d'un précipice, et dévale les escaliers. Une dune à monter, il passe sous le rideau de sable qui l'isole du monde. Sa mère, la mine droite et fermée, l'attend.
-Bruno, mi hijo, c'est le deuxième repas d'affilé que tu sautes. Peux-tu m'en expliquer la raison ?
Sa voix est bienveillante, mais il sent qu'elle est tendue. Elle s'approche, passe sa main dans ses cheveux, les secoue pour en retirer le sable.
-Yep, hum, je veux dire, oui. Je, j'étais en train de... méditer..?
Elle lève un sourcil. Son beau visage commence peu à peu à être marqué par le temps. Il n'épargne personne.
-Brunito, tu devrais sortir et voir du monde, au lieu de t'isoler dans ta grotte.
Le visage du garçon s'éteint un peu.
-Je sais, mamá, je sais.
-Vas dans la cuisine, chercher à manger. Julieta prépare toujours pour un régiment, il y a de quoi récupérer une semaine de jeun en un repas (elle prend ses joues dans ses mains et soupire, ses doigts caressent ses pommettes). Comment est-ce possible d'avoir des cernes aussi marqué à un si jeune âge ? Qu'est-ce que ce sera à 50 ans ?
Il lève les yeux au ciel.
-Mamá, tout va bien. Je vais bien.
-Je sais, Bruno, mais maintiens tout de même ton hygiène de vie. Utiliser un don, ça demande de l'énergie. Comment auras-tu tes visions si tu as le ventre vide ?
Elle tapote les épaules du garçon.
-Je ne serai pas à la maison, cet après-midi. Reste donc avec tes sœurs.
En sortant de la pièce, elle se retourne :
-Et cesse de t'isoler dans ta tour !
Le bruit de la porte qu'elle referme résonne. Le sable glisse, le rideau inlassable qui protège la chambre de Bruno tremble. Il tremble aussi. Cela fait cinq jours qu'il n'est pas sorti de la maison. La dernière vision qu'on lui a demandé de faire s'est mal finie, comme presque toutes les autres, et peu à peu, même le contact avec sa famille s'est tendu.
Quelques grains entre ses doigts, il sort timidement de sa chambre. La lumière dorée de sa porte brille comme lorsqu'il est entré. Il se glisse comme un fantôme le long des murs, jusqu'à la cuisine. Prévisible, sa sœur y est, en train de tester une énième recette. Elle le remarque, lui adresse un magnifique sourire:
-Bruno ! Enfin, je m'inquiétais beaucoup pour toi. Tu veux à manger ? Assieds toi, je t'amène tout.
Il s'exécute, et elle dispose devant lui une quantité démesurée de nourriture.
-Julieta, je ne vais jamais manger tout ça.
Elle hausse les épaules.
-Peu importe, mange ce que tu préfères autant que tu veux, je rangerai ce qu'il reste.
Entouré par la chaleur rassurante de sa sœur, il avale tranquillement quelques galettes.
-Où est Pepa ?
Julieta se retourne vers lui.
-Oh. Hem, elle s'est encore faite rejeter par les autres parce qu'elle fait des orages quand elle perd aux jeux. Alors, elle a insisté pour aller arroser les champs avec la pluie qu'elle provoquait en pleurant. Je pense qu'elle voulait surtout être seule.
Il lève les yeux vers le beau visage de sa sœur, son ainée de 14 minutes. Elle chantonne en cuisinant, toujours aussi douce, toujours aussi délicate, toujours aussi utile. Elle, au moins, les gens l'aiment. Son don n'est jamais mauvais. Alors que Pepa se fait parfois rejeter, quand elle grêle, ou quand elle tempête.
Mais le pire, le pire, c'est lui. Même lorsque son don est silencieux, les gens le regardent avec méfiance.
-Oh, d'ailleurs, la fille de Juan, à qui tu as prédit l'avenir l'avenir il y a quelques temps. Elle voulait, elle voulait savoir si tu pouvais réessayer. Même si c'était pas une bonne prédiction la dernière fois. Elle voudrait... (elle cherche ses mots) elle voudrait une deuxième chance. Voir si le futur a changé. Elle m'a dit qu'elle avait beaucoup prié pour ça.
Il soupire avec lassitude, il sait déjà comment ça va finir. Le futur ne change pas, du moins il n'a jamais changé jusque là.
Il ne sait pas dire non.
Et c'est comme ça qu'il se retrouve, penaud, devant la jeune fille. Elle trépigne, à peine capable de rester en place dans le cercle de sable. Lui aussi, est impatient, impatient d'en finir, avant tout.
Gêné, il tente de se concentrer, le sable vibre, agité par la magie, s'élève comme un rideau dressé vers le ciel. Les yeux du garçon, verts comme deux émeraudes, scintillent dans la pénombre. Les formes se dessinent, les mêmes que la précédente vision qu'il a eu pour cette personne. Plus le sable tourbillonne, plus il devient imprévisible.
Une vision qui tente de percer, comme si le sable lui parlait. Le futur qui s'agite. C'est déjà arrivé, auparavant, rarement. Un jour, il a eu une image de lui, enlacé par ses sœurs, certainement dans un futur lointain, vu les rides qui cisaillaient leurs visages. Un autre, il a vu sa mère et ses sœurs, toutes deux enceintes, lui offrir un nouveau poncho vert. Il en avait eu d'autres, aussi, et il n'a parlé à personne de ces visions étranges. Autant ne pas envenimer la situation.
Toutes ces visions agitées, toutes ces visions qu'il ne dirige pas, où le temps prend les rênes, toutes ont toujours concerné sa famille. Sa famille, et lui. Des visions pour Bruno. Il n'en fait pas pour lui-même, en dehors de ça : il a apprit à se méfier des prophéties.
Le sable coule, enlace ses mains, devient verre. Et sur le verre, les visages du futur sont incrustés, impossibles à changer. Nerveusement, il tend la plaquette à la fillette. Elle la prend, et la brise sur le sol. Il serre les dents.
-Je te déteste ! Pourquoi tu fais des mauvaises visions ? Tu veux que je sois malheureuse ?
-Non, non, j-je, je suis désolé...
Elle s'échappe, en larmes. Comme souvent.
Le brun remue ses doigts, pour se détendre. C'était une mauvaise expérience. Il sort du cercle de sable tracé au sol, et marche vers sa maison. Décidément, il préfère être tranquille.
Il remarque les silhouettes de ses deux sœurs, dans la cours.
-Hermano, comment ça s'est passé ? le questionne Julieta.
-Oh, et bien, c'était exactement la même que la dernière fois. Catastrophique. (Il observe le visage rougi de sa cadette de quelques minutes, qui se cache derrière une mine fâchée). Et toi, Pepa, ça va mieux ?
-Oh, oui, j'ai arrosé les champs comme jamais. Ils ont bu pour les trois prochains mois.
Elle ricane, Julieta sourit. Remarquant son frère qui s'éclipse, la rousse s'exclame:
-Hey, Bruno ! Tu ne veux pas jouer avec nous ? On allait aller au bord de la rivière, tu sais...
-Hem, je comptais plutôt aller me reposer. Tu sais, la fatigue après les visions, tout ça.
Leur frère devient de plus en plus inatteignable.
-Bon sang !
Il s'étale dans le sable de tout son long. C'est l'endroit où il se sent le plus en sécurité. Le temps s'écoule, le sable aussi, la seule mesure de cette course pour que le futur devienne le présent, c'est le battement du sang dans ses tempes. Il secoue ses boucles brunes, presse des poignées de sable entre ses mains.
Ça ne va pas fort en ce moment. Bon, il y a eut d'autres moment où ça n'allait pas fort. La période où les enfants du village lui tendaient des pièges pour l'humilier était très désagréable aussi. Et la période où les gens se moquaient de ses tocs, période qui ne s'est jamais vraiment finie mais qui s'est sûrement seulement apaisée, aussi.
Il sent sa respiration. Il sent le sable. Ainsi détendu, juste corps malléable, il sent mieux son esprit. Il sent mieux les larmes qui brûlent ses yeux.
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