10 - Spleen
LUNA
Je suis une véritable boule de nerfs ce matin. Non seulement, je dois faire la connaissance des meilleurs amis de Sol – et je sais à quel point leur consentement est important pour lui – mais en plus, il refuse de me parler de cette fameuse surprise qu'il me prépare. D'accord, le principe même d'une surprise, c'est de n'en rien dévoiler avant le bon moment...N'empêche que je suis d'une nature très curieuse. Alors, cette attente interminable s'apparente à de la torture.
L'immeuble devant lequel nous ralentissons est un mastodonte fait de magnifiques briques de calcaire grises et de verre qui domine la plupart des bâtiments situés sur Vestry Street. Il n'y a qu'à regarder sa façade pour deviner le luxe qu'il contient entre ses murs. Le must reste cependant sa situation géographique : il fait face à l'Hudson River* et au parc qui porte le même nom. Au-delà du fleuve, on aperçoit le New Jersey. Une vue à couper le souffle ! C'est la première fois que je viens à Tribeca et je comprends mieux pourquoi des stars telles que Robert De Niro et Scarlett Johansson y vivent. En outre, savoir que mon magicien a les moyens d'y louer un appartement m'aide à saisir le degré de sa notoriété.
L'un des nombreux avantages de vivre dans ce genre de résidences luxueuses est certainement le fait que tout est mis en œuvre afin d'éviter aux habitants d'être importunés par les paparazzi et autres badauds. En effet, un lourd portail coulissant est fermé par deux vigiles en uniforme dès que nous franchissons l'entrée du parking, nous préservant ainsi de la cohue provoquée par notre arrivée. Une fois la voiture garée à l'emplacement réservé à Sol, il me prend la main pour m'entraîner vers un ascenseur à l'intérieur super classe qui nous mène au dernier étage. Sean et moi continuons nos tentatives vaines pour lui tirer les vers du nez jusqu'à ce que les battants s'ouvrent sur un hall au parquet rutilant. Un ascenseur privé donc...
Un mec de taille moyenne au look hipster – des cheveux roux assez longs pour en faire un chignon au-dessus de la nuque, des écarteurs aux oreilles, une moustache et une barbe fournies mais très bien entretenues, des prunelles émeraude cerclées de lunettes oversize, une chemise de bucheron dans les tons rouges boutonnée entièrement mais aux manches repliées jusqu'aux coudes qui permettent d'admirer ses avant-bras tatoués, un jean slim à l'ourlet légèrement retroussé pour laisser voir les motifs bariolés de ses funky socks** assorties à des Converse un peu usés – vient à notre rencontre. Les ondes positives que dégage son aspect et son sourire avenants font immédiatement taire mon anxiété.
— Ah enfin la voilà ! s'écrie-t-il en m'enlaçant.
Je réponds spontanément à son étreinte jusqu'à ce que Sol lui donne une légère tape sur l'épaule.
— Eh ! Pas de trop prêt Reece, s'il te plaît. Merci ! le prévient-il, les sourcils légèrement froncés.
Le barbu se décide enfin à me lâcher.
— Luna, lui c'est Reece, le guitariste du groupe. Reece, voilà ...
Les yeux pétillants, ce dernier clame :
— Pas besoin de la présenter poto, nous savons déjà qui c'est ! Bordel, Luna, tu ne peux pas savoir à quel point te savoir réelle nous a soulagés ! Déjà qu'il a toujours été un space comme mec, nous pensions l'avoir vraiment perdu pour de bon quand il a décidé de quitter le groupe pour aller squatter le métro. Et voilà que le miracle s'est produit...
— Et quel putain de miracle ! confirme une voix grave.
Je regarde derrière Reece pour apercevoir un grand métisse aux cheveux coupés à ras, aux yeux couleur ambre et au sourire charmeur. Ce londonien d'origine brésilienne est sans conteste le Don Juan de la bande. Il est vêtu d'un tee-shirt blanc qui moule parfaitement les muscles de son buste imposant, d'un jean et de tennis noirs. Aucun tatoo apparent mais de ce que j'ai lu sur lui, la légende dit que son piercing au pénis fait des heureuses. Il tend déjà les bras vers moi quand mon mec le stoppe net.
— Bas les pattes Joe !
Joao lève les paumes dans un geste de reddition.
— Bon d'accord. Je voulais juste faire une accolade de bienvenue à Luna pour la mettre à l'aise.
— Ouais ouais c'est ça, marmonne Sol, sceptique. Tant que je ne sais pas où tes mains ont trainé cette nuit, choisis un autre moyen de la mettre à l'aise.
— Ok ! Y a des muffins sinon, me propose le chanteur.
— C'est toi qui les as fait ?
— Parce que je sais en faire, d'après toi ?
— Ok ! Tu peux les accepter bébé.
Leurs pitreries me font pouffer. De vrais numéros ! Je découvre une nouvelle facette de mon Sol et ce n'est pas pour me déplaire. Si les deux autres sont pareils, ils ne doivent pas s'ennuyer dans cette bande. Sol, la paume contre le bas de mon dos, me conduit à un vaste salon aux couleurs épurées – le blanc, le beige et gris y dominent – dans lequel discutent les deux derniers membres de Spleen : Sky le bassiste et Sin*** le batteur. Alors que le premier est un blond aux yeux bleus rieurs vêtu d'un tee-shirt bleu nuit, d'un jean bad boy et de baskets basses noires à la semelle blanche, le second, lui, est un brun ténébreux aux iris gris métallique tout de noir vêtu qui dégage une sensualité un peu dangereuse qui me fait penser qu'il porte bien son surnom. Leurs seuls points communs sont leurs tatouages et leurs barbes de quelques jours faussement négligées. Sol frappe deux fois dans chacune de leur paume tendue en guise de salutations avant de se tourner vers moi pour me les présenter. Je réponds au hochement de tête de Sin par un sourire. Sky lui préfère une douce mais ferme poignée de main.
— Ravi de faire enfin ta connaissance Luna.
— Moi de même, réponds-je.
Je ne prononce pas cette phrase juste pour être polie mais bien parce que je le pense réellement. Ces grands gaillards à l'accent britannique et aux looks particuliers ne m'inspirent au fil des minutes que bienveillance. Même Sin dont j'ai vite compris que son indifférence apparente cache en réalité une grande réserve. Je me dis qu'il irait très bien avec Holly.
Alors que nous prenons place dans le canapé noir circulaire en cuir recyclé, Joao fait mine de s'assoir près de moi mais le regard assassin que lui lance Sol le dissuade aussitôt. A défaut, il me tend un plateau de petits gâteaux aux pépites de chocolat. Je ne peux retenir un rire en voyant son air faussement désespéré. Avant d'en piocher un, je me renseigne :
— Il y a des œufs dedans ?
— J'en sais rien. Eh Reece, y a des œufs dans tes muffins ?
Sans lever les yeux de son téléphone, le rouquin répond :
— Ouais, pourquoi ?
— Alors, désolée mais je ne peux pas en manger.
— Ah non ! Pas toi aussi ! s'exclame Joe.
— Moi quoi ?
— Me dis pas que tu fais aussi partie de cette secte anti-viande appelée véganisme ?
Je m'esclaffe avant de le décevoir.
— Malheureusement oui.
— Putain, vous êtes vraiment faits l'un pour l'autre conclue Sky en secouant la tête.
Ils nous charrient en vantant les mérites d'un steak bien saignant puis dévient sur les vidéos du métro qui continuent de faire le buzz jusqu'à ce que Sean s'écrie :
— Bon, c'est pas que tout ça m'ennuie mais je ne tiens plus là. Pourquoi sommes-nous tous ici Sol ?
— Bah je pensais que c'était parce qu'il voulait nous présenter Luna, non ? interroge Sky.
— Oui, y a de ça, mais pas que, susurre mon mec en prenant un air mystérieux.
Il a réussi apparemment à éveiller l'intérêt de ses potes car ils ont tous une lueur curieuse dans le regard.
— Ah ! Et qu'est-ce que tu attends pour nous en parler ? gronde Reece, faisant écho aux pensées de tous.
— C'est vrai Sol, tu as promis de tout dévoiler une fois que nous serions là, renchéris-je.
— Bon d'accord. Je vous explique le truc.
Il ouvre son sac à dos, en sort son laptop et le met en marche.
— Alors hier, commence-t-il, en allant chez ses parents, Luna nous expliquait à Sean et à moi que des milliers de familles vivent dans les rues de New York et qu'elle s'inquiétait surtout pour les enfants qui seraient obligés de passer des fêtes de fin d'année merdiques.
Il se tourne vers moi.
— Je t'avais demandé de me faire confiance, n'est-ce pas poppet ?
— Euh... oui, murmuré-je au comble de la confusion.
— Eh bien, cette année, nous allons permettre à ces familles de fêter dignement...
Il se lève et se met face à nous en nous montrant l'écran de son ordi sur lequel est inscrit en gros un hashtag.
—... en mettant en place une énorme campagne qui s'intitulera « Light a match**** ».
— Désolé frangin mais je suis carrément à l'ouest là, dit Joao en se grattant la nuque.
N'osant comprendre l'exposé de mon soleil, je sens déjà les larmes affluer à mes paupières.
— C'est en référence à l'histoire de la Petite Fille Aux Allumettes, explique-t-il. Vous connaissez cette histoire, non ?
— Euh...ouais enfin, on en a une vague idée, hésite Sin.
Je prends le relai en leur expliquant ce conte de Hans Christian Andersen relatant l'histoire d'une petite vendeuse qui, à la veille du réveillon du nouvel an, proposait vainement ses allumettes aux passants sous la neige et dans le froid car elle craignait les foudres de son père si elle rentrait sans avoir épuisé son stock. Alors que les rues se vidaient, transie de froid, la pauvre petite décida de frotter une buchette pour se réchauffer. Et miracle, elle se rendit compte que chaque fois qu'elle en allumait une, elle voyait apparaître tout ce que comportait une maison durant cette période : un grand poêle pour rester au chaud, puis un véritable festin posé sur une table ornée de couverts en porcelaine suivi d'un beau sapin décoré. Quand enfin, elle craqua sa quatrième allumette, elle vit sa grand-mère morte qu'elle adorait. De peur qu'elle aussi ne disparaisse une fois l'allumette éteinte, elle flamba le reste des allumettes et la supplia de la prendre avec elle pour l'emmener au paradis. Ce que la vieille femme s'empressa de faire. Le lendemain, les passants découvrirent le corps sans vie de la petite fille, un sourire heureux sur les lèvres.
Dès que je termine, Sky prend la parole.
— Pardon mec, mais tu es sûr que c'est une bonne idée ?
— C'est vrai quoi, ton histoire, elle fout plus le moral en l'air qu'autre chose, ajoute le chanteur du groupe.
Mes mirettes résolument accrochées à celles de l'homme que j'aime, je défends son idée dont je capte les grandes lignes :
— Il n'a pas choisi cette histoire pour son aspect triste. Au contraire, ce slogan rappelle les visions de la petite fille. Une buchette allumée, c'est une famille qui fêtera au chaud.
— Exact ma lune, acquiesce-t-il en souriant. Nous allons faire appel à la corde sensible des gens et leur demander d'accueillir une famille chez eux du 23 Décembre au 2 Janvier.
Sidérés, ils bégaient tous des « quoi ?» et des « t'es sérieux là ?». C'est finalement Sin qui sort une phrase constructive.
— Tu as conscience du caractère complètement dingue de ce projet ?
Oui mon magicien est fou, il est complètement fêlé et c'est comme ça que je l'aime.
— On ne peut pas dire non tant qu'on n'a pas essayé, argumente-t-il.
— Ecoute Sol, raisonne Sky, je suis sûr que parmi tous ces SDF il y a des gens bien. Mais nous ne pouvons garantir aux personnes qui les accueilleront d'être à l'abri du danger. Tu sais très bien que dans ces familles démunies, les parents ont souvent des antécédents pas très glorieux...
— Evidemment qu'il y aura certains critères à respecter pour être sur la liste, contre Sol. Car pour qu'un projet d'une telle envergure marche, les familles accueillantes doivent être rassurées. Je suis peut-être fêlé mais pas idiot.
Cette affirmation soulève quelques inquiétudes en moi.
— Mais ceux qui ne seront pas sur cette liste devront donc...
— Calme-toi Luna, me rassure-t-il. Nous ferons appel à tous les centres d'hébergement de New York pour aider à les installer et pour les derniers qui n'auront pas la chance d'avoir une place, nous aménagerons des entrepôts en dortoirs temporaires. Et crois-moi chérie, le jour de Noël, tous les gosses auront reçu la visite du Père Noël, termine-t-il avec un clin d'œil.
La fierté que je ressens à cet instant précis est si immense que mon palpitant a du mal à la contenir. Mon Dieu, quel sacrifice ai-je dû faire dans une autre vie pour que cette grâce me soit accordée dans celle-ci ? Cet homme à la beauté, au sex-appeal et à la générosité sans pareil est-t-il vraiment mien ? Le coup d'œil que nous échangeons suffit à lui dévoiler mon infinie reconnaissance. Reportant ensuite son attention sur ses amis toujours scotchés par son audace, il demande :
— Alors ?
— Il nous faudra l'accord de Caleb argumente Joao et tu sais à quel point notre foutu manager peut être chiant...
De ce que je sais, Caleb Levine est celui qui s'occupe de tout ce qui a un rapport avec le label qui les produit, Giant Records.
— J'ai bossé toute cette nuit pour lui préparer un rapport en béton. Il ne pourra que dire oui. Et s'il rechigne, je n'aurai qu'à en parler aux autres membres de la G-Nation.***** Je suis certains qu'eux se laisseront convaincre. Mais avant tout, c'est votre accord que je veux les mecs car j'aurai besoin de votre aide pour y arriver.
— Nous aurons besoin de votre aide, corrigé-je d'une voix larmoyante en me levant pour aller joindre mes doigts à ceux de mon magicien.
Ce signe de ralliement est récompensé par un baiser sur le front de sa part. Un silence s'installe tandis qu'ils paraissent tous réfléchir. Puis Joao finit par s'exclamer :
— Et puis merde ! Je te suis poto !
— Moi aussi, confirme Sean.
— Ouais, organisons un putain de bûcher pour les gosses ! appuie Sky.
— Tu sais que tu peux compter sur moi, affirme Sin en hochant de la tête.
Nos regards se portent tous alors sur le hipster qui a le sien rivé sur l'écran de son smartphone.
— T'en dis quoi Reece ? s'impatiente Sol.
Lorsqu'il relève la tête, un grand sourire est affiché sur sa face. Il brandit l'écran sur lequel on voit clairement une photo de lui postée sur Instagram et sur laquelle est écrit en travers « #lightamatch » !
— J'en dis que vous êtes sacrément en retard les mecs ! J'ai déjà 22 likes !
La pièce résonne de nos rires et la seconde suivante, ils sont tous sur leurs téléphones respectifs pour relayer l'info. Avant de les imiter, j'attire Sol contre moi et levant le menton vers lui, je lui murmure d'une voix que l'émotion rend rauque :
— Merci mon magicien, merci de me rendre si heureuse.
Ce à quoi il répond en haussant les épaules.
— Je ne vis que pour ça poppet. Ton bonheur.
Ce fut le début d'une campagne qui dépassa toutes nos espérances.
*C'est un fleuve de 507 km de long, coulant principalement dans l'Etat de New York et formant en partie la frontière entre les États de New York et du New Jersey.
** chaussettes aux couleurs souvent vives et aux motifs originaux
*** Signifie « péché » en français
**** Littéralement signifie allume une allumette
*****C'est un crew composé de six membres dont Caleb, tous co-fondateurs du label discographique Giants Records.
Petite note : celles et ceux qui ont lu Alter Ego reconnaîtront certainement certains persos dont je fais allusion dans ce chapitre. ;) Alors, que pensez-vous des membres de Spleen ?
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