Chapitre 3: surprise!


— Salut, hasarda Briac. Tu fais quoi ici ? Tu tentes aussi ton Oritis ?

L'enfant ne répondit pas. Il fixait son interlocuteur, mais n'exprimait aucune émotion. L'Indésirata s'approcha de lui sans être rassuré. Le garçonnet était fluet et avait une bouille angélique, pourtant ses yeux étaient froids et incisifs.

— Je m'appelle Briac et toi ?

Toujours aucune réaction. Le Péragore réprima un frisson, cette présence inopportune le perturbait. Pourtant, il se força à garder un ton enjoué et léger.

— Je passe mon Oritis, c'est Téodor qui m'a guidé jusqu'ici. Tu le connais, Téodor Lux ?

Le petit ne manifesta aucun signe d'intérêt. Le regard morne, rivé à Briac, il ne semblait même pas respirer.

— Tu connais peut-être Mélia ou Thys ? Ils sont très populaires chez les Ostendes. Il y a Mélanie aussi. Elle est juste un peu plus vieille que toi. Mais n'aie pas peur ! Réponds-moi ! Tu me comprends au moins ? Tu comprends ce que je dis ?

Briac s'était placé face à l'enfant et l'avait saisi par les épaules. Même ce contact ne le fit pas réagir.

— Bon sang, c'est quoi encore ça ? s'énerva-t-il. Tu joues un rôle. C'est ça ? C'est ce tordu de Téodor qui me teste ? Tu vas me répondre !

Exaspéré par le mutisme de son interlocuteur, Briac le secoua, puis le repoussa un peu trop violemment. Le petit tomba sur les fesses et se releva en une fraction de seconde.

— Oh ! désolé ! Je ne voulais pas te bousculer. Ça va ? Dis-moi au moins ton nom...

Briac se prit la tête entre les mains et contempla le garçonnet. Celui-ci ne bougeait pas, mais son regard restait braqué sur lui. L'Indésirata devait cesser de tergiverser. Cela faisait des heures qu'il errait dans le monde de l'Oritis. Il était fatigué, il avait un peu mal partout et commençait aussi à souffrir de la faim. Il devait agir pour trouver une issue à sa quête. Il semblait bien que l'enfant ne lui apporterait aucune aide, alors il décida de l'ignorer. Il contourna l'arbre et poursuivit sa route sur le sentier. Il ne put s'empêcher de jeter un regard en arrière pour observer la réaction du blondinet. Contre toute attente, le petit le suivait, il marchait comme un automate quelques pas seulement derrière lui, mais quand Briac s'arrêta pour l'attendre, l'enfant s'immobilisa aussi.

L'Indésirata poussa un soupir et haussa les épaules. Il n'avait pas le temps d'essayer de comprendre ses caprices. S'il voulait le suivre, qu'il le fasse, mais il ne ralentirait pas son allure. Il devait se concentrer sur sa mission, valider son Oritis et ressortir de là avec un Ingéni.

Il marcha ainsi sans savoir s'il empruntait le bon chemin pendant une durée qui lui parut interminable. À chaque pause, il regardait avec appréhension derrière lui. L'enfant était toujours là, stoïque, infatigable. Briac s'efforçait de réfléchir calmement. Que pouvait bien faire ce petit garçon ici ? Il avait une attitude étrange ! Était-ce un allié ? Pouvait-il être dangereux ? Thys n'avait rencontré personne pendant son Oritis ou alors il ne lui avait pas tout dit. Perdu dans ces réflexions sans réponse, il s'aperçut tardivement que le paysage se modifiait. Devant lui s'ouvrait une mer de brume qui recouvrait tout sur plus d'un mètre de haut. Un espace infini, mauve cotonneux, qui ondulait sur des kilomètres, avec seulement quelques branches qui perçaient en bouquet par-ci, par-là. Briac fut loin de s'extasier sur la beauté des lieux.

— Mais qu'est-ce que c'est encore que ça ? Je n'en finirai jamais ? Faut que je m'engouffre là-dedans maintenant ?

Il s'adressait aussi bien aux arbres, au ciel, qu'au petit garçon sans espérer de réponse. Il était méfiant, son premier contact avec la brume de l'Ethérie avait été fort désagréable, il n'avait pas très envie de revivre l'expérience. Pourtant, il s'engagea vers ce nouveau défi. En quelques pas, il se retrouva enveloppé par cet océan de vapeur d'eau. Les volutes les plus hautes atteignaient son torse. La sensation était étrange et d'ailleurs fort plaisante. Un mouvement continuel le frôlait de toute part similaire à un doux massage. Cette sensation n'endormit pas sa vigilance. Il savait que la brume pouvait être traitresse et s'inquiétait de ne pas pouvoir discerner où il mettait les pieds. Pourtant, il garda sa cadence. Il voulait atteindre son objectif, trouver le lieu de son Ingéni et rentrer en triomphe pour voir les yeux de Mélia pétiller d'admiration, pour rabattre le caquet de cet horripilant Maître Arcan et de Thys aussi, par la même occasion, et surtout pour pénétrer en Ethérie...

Il se retourna pour voir si l'enfant le suivait toujours et fut étonné de ne plus apercevoir sa frimousse au regard sombre. Ah ! Le gamin avait enfin renoncé à le coller. Avait-il eu peur de cette mer mauve ? Briac était presque déçu. Finalement la présence du garçon le rassurait. Il n'était pas le seul être vivant dans ce monde affolant. Il le chercha des yeux au loin au départ de cette immense étendue nuageuse, mais ne distingua aucune silhouette, aussi minuscule fut-elle. Puis il sursauta avant d'éclater de rire lorsqu'il vit à quelques pas derrière lui un petit plumeau blond qui trouait la brume. L'enfant était toujours là, mais il disparaissait entièrement sous cette vapeur cotonneuse et douceâtre. Briac fit le test, il avança sur une cinquantaine de mètres et se retourna. L'épi suivait. Une seule mèche de cheveux émergeait. C'était drôle et pathétique à la fois. Pourquoi ce petit bonhomme continuait-il à l'accompagner dans ces conditions ? N'y tenant plus, le Péragore se rapprocha de lui. À l'aveugle, il plongea ses mains dans la brume et le saisit sous les bras. Puis il le posa sur ses épaules. Le blondinet n'émit aucune contestation, mais demeura raide comme un i.

— En avant moussaillon, claironna gaiment Briac comme s'il s'agissait d'un jeu. De là-haut, tu verras un peu mieux, il me semble.

L'enfant était étonnamment léger et à plusieurs reprises au cours de son périple, Briac lui palpa les cuisses pour s'assurer qu'il était bien toujours perché sur ses épaules.

La mer de brume paraissait infinie, elle se densifiait même. La progression devenait plus difficile comme si des ronces, parfois, s'accrochaient aux vêtements. Briac s'épuisait à avancer ainsi, il avait soif et le moral dans les chaussettes. Mais la présence de l'angelot blond lui donnait le courage de progresser, il se le devait pour ce petit bout d'homme si persévérant.

Soudain la nuit tomba, d'un coup et d'un seul. Briac était en train de s'interroger sur l'heure qu'il pouvait être et sur le temps qu'il avait déjà passé dans le monde de l'Oritis quand la lueur orangée du ciel s'éteignit. Il fit noir en une fraction de seconde comme si quelqu'un avait débranché l'unique projecteur qui illuminait les lieux.

— Non, mais ça, c'est le summum ! s'énerva le garçon. Qu'est-ce qu'il se passe encore ? C'est pas possible. La nuit n'arrive pas comme ça ! Quelqu'un se fout de moi, là !

Épuisé et désespéré, il attrapa le petit et le reposa au sol, puis il s'agenouilla. La brume les enveloppait, il devinait sa caresse tiède sur son visage. Il n'avait plus qu'à dormir et attendre que le ciel veuille bien s'éclairer. Il se sentait seul, trahi, démuni. Il tâtonna à l'aveugle jusqu'à ce qu'il trouve le frêle corps de son compagnon, il s'allongea à ses côtés et se concentra sur la respiration régulière de l'enfant.

Le réveil fut aussi brutal que la tombée de la nuit. En un clin d'œil tout devint lumineux et les paupières de Briac se crispèrent face à cette agression chatoyante. Il avait dormi d'une traite, mais n'avait aucune idée du temps qu'avait duré la nuit. L'enfant était encore là, il sentait le contact de son corps qui s'étirait, mais il le distinguait à peine dans la brume. L'Indésirata se redressa et constata avec une amère satisfaction qu'il se trouvait toujours au milieu de ce champ vaporeux infini. Rien n'avait changé depuis la veille. Il attrapa le blondinet, le hissa face à lui et ne rencontra qu'un regard inexpressif, résigné. Briac grimaça et plaça l'étrange garçonnet sur ses épaules avant de reprendre sa progression. Une autre journée de marche sans repère et la nuit tomba encore sans prévenir. Le ventre de Briac faisait résonner sa faim et la soif était un supplice. Le petit demeurait imperturbable, aucune plainte, aucun signe de désespoir. Au matin de la nouvelle journée, Briac eut l'heureuse satisfaction d'apercevoir au loin un bandeau de terre. Une sorte d'ilot effilé qui affleurait. Il allongea le pas et en quelques heures atteignit ce lieu dégagé de toute brume.

— Tu peux marcher maintenant, précisa-t-il en déposant l'enfant sur le sol. J'espère que ce sentier va nous mener à bon port. Qu'en dis-tu ?

Il n'attendait pas de réponse. Durant ces deux jours, il avait pris l'habitude de parler seul, un monologue de questions, de constatations. La piste filait en léger dévers, quelques cailloux roulaient sous les pieds de Briac et dévalaient devant lui sans bruit. Curieusement, le blondinet ne déplaçait aucune pierre, ne créait aucun remous dans ce monde vide de vie.

Ils arrivèrent à une intersection. À droite le chemin filait au milieu des arbres, à gauche il continuait sa descente de plus en plus caillouteuse. D'instinct Briac choisit celui de droite. Pourtant après quelques mètres, quand il se retourna pour voir si le petit le suivait, il fut surpris de le découvrir immobile au loin, le corps tendu vers le sentier en pente.

— Viens, c'est mieux par là. Plus lumineux, plus rassurant aussi. Allez, viens !

Le garçonnet ne bougeait pas. Même pas un regard pour Briac, il fixait les roches en contrebas.

— Allez ! Fais pas l'enfant, je te porterai si tu veux. Bon sang, c'est pas vrai, t'es une sacrée bourrique !

Briac insistait. Le petit ne l'écoutait pas. L'Indésirata décida de poursuivre sa route. Tant pis pour le capricieux ! Il suivrait bien quand il s'apercevrait qu'il partait sans lui. Pourtant, quelques centaines de mètres plus loin, Briac dut se rendre à l'évidence, le blondinet ne marchait pas sur ses pas. En maugréant, le Péragore rebroussa chemin. Ce n'était pas tant que le petit semblait fragile et qu'il voulait se donner bonne conscience en l'emmenant avec lui, c'était surtout sa présence, même silencieuse, qui le rassurait. Il avait besoin de compagnie. L'enfant n'avait pas bougé et quand Briac s'engagea dans la pente, le petit être lui emboita le pas.

Les pierres roulaient sous ses pieds et le jeune Indésirata faillit tomber plus d'une fois. En bas, le sentier s'arrêtait net face à un éboulis au pied d'une paroi rocheuse. La brume retrouvait vie ici et serpentait en une multitude de liserés agités.

— Voilà, on est bien avancés, marmonna Briac. T'es content ? Tu vois où nous a menés ton chemin. Il n'y a rien là. Rien de rien. Allez demi-tour.

Mais l'enfant ne broncha pas. Il fixait le monticule de pierres. Si bien que Briac finit par s'y intéresser plus attentivement. Des débris de roche, de toutes tailles. Quelques bouts d'ardoise, mais surtout des fragments de granite sans grand intérêt. Par acquis de conscience, le Péragore souleva deux ou trois pierres, tout en jetant des coups d'œil réprobateur au petit.

— Voilà, t'es content ? Il n'y a rien ! On peut partir maintenant ?

C'est alors qu'une pierre mouchetée de quartz rose attira son attention. Elle paraissait rayonner, comme si elle exhalait sa propre lumière. Il l'épousseta. Un symbole y était gravé, une sorte de spirale. Intrigué, l'Indésirata effleura le motif et fut aussitôt parcouru de frissons.

— C'est quoi ce truc, balbutia-t-il. Tu m'as amené ici, toi. Tu dois savoir ce que c'est ?

Le petit était statique, les prunelles fixées sur les signes immortalisés dans la pierre. Il ignorait totalement Briac qui finit par soupirer et dégager entièrement le bloc de granit qui l'intéressait.

— Oh ! Mais regarde, il y a quelque chose dessous. Pouah, c'est lourd ! Tu veux pas m'aider ? Non ?

— C'est pas vrai, c'est pas vrai. Dis-moi que c'est ce que je pense ! Un cylindre. Une mémoire des Ostendes Originels. Mais qu'est-ce qu'il fout là ?

Abasourdi, Briac mit plusieurs secondes avant de s'approcher de l'artéfact. Il le saisit avec précaution et s'extasia des reflets bleutés et argentés qui faisaient vivre toute la surface courbe. Il ausculta les fins sillons tracés sur les bases, mais n'en décrypta pas le secret.

— J'ai trouvé un cylindre ! cria-t-il fou de joie. Si mon père pouvait voir ça ! J'ai trouvé un cylindre, comme ça ! Pouf ! Un cylindre !

Briac voulut prendre à témoin le seul être vivant des lieux, mais il ne repéra nulle part la présence de l'angelot blond. Aussitôt, il s'inquiéta et chercha aux alentours de l'éboulis de pierres. Comme il ne connaissait pas son nom, il cria simplement des « T'es où, petit ? » qui résonnèrent au pied de la falaise et restèrent sans réponse. Alors il s'empara du cylindre et remonta en hâte la pente. Il espérait apercevoir l'enfant en haut ou du moins obtenir une bonne vue d'ensemble pour comprendre où il était passé.

Mais arrivé au sommet, à bout de souffle, il ne décela aucune trace du disparu. Rien, comme s'il n'avait jamais été présent. Il l'appela encore et resta à l'attendre jusqu'à ce que la nuit le force à chercher un abri. Il ne dénicha rien et se recroquevilla sur lui-même, le cylindre contre son ventre en souhaitant le retour rapide du jour.

Aux premières lueurs violines, Briac s'éveilla surpris de s'être endormi alors qu'il avait cru claquer des dents toute la nuit. La brume l'avait entièrement recouvert, il se leva et dut se mettre sur la pointe des pieds pour sortir sa tête des volutes pourpres. Tout autour de lui, un lac moutonneux à l'infini. Quelques branches d'arbres pointaient encore de-ci de-là.

— Non, non ! Comment je vais retrouver le gamin là-dedans ?

Rapidement il se rendit compte que sa première préoccupation ne serait pas de localiser le petit, mais simplement de se déplacer sans risque. Il ne savait pas où il posait les pieds. Quelle galère, cet Oritis ! Et dire qu'il avait supplié Maître Lux pour y avoir droit !

Bon, il avait quand même fait une sacrée découverte. Il tenait contre lui un cylindre que les Indésiratas comme les Ostendes convoitaient. Par contre, il n'avait pas encore obtenu son Ingéni. Et sans Ingéni, il ne pouvait pas entrer en Éthérie et devenir un Ostende à part entière.

Alors qu'il se déplaçait à l'aveugle dans cette purée de pois étouffante, il entendit un craquement.

— Petit, c'est toi ? Oh ! Eh ! Gamin ! Je suis là !

Mais le bruit qui lui répondit ne pouvait pas correspondre au pas léger d'un enfant. La terre tremblait et grondait. Briac perdit l'équilibre et se retrouva à quatre pattes dans la brume violine. Sous ses mains, le sol se fendilla en une ribambelle de fissures qui s'élargirent rapidement. Un air glacé en sortit. Briac se redressa et s'enfuit en titubant comme un homme ivre, alors que la brume se faisait aspirer par cette faille naissante. En quelques secondes, il n'y eut plus aucune particule volatile pour cacher le paysage. Le vent se leva et secoua l'immobilité des lieux de l'Oritis. La faille s'élargissait à vue d'œil et avalait maintenant les quelques feuilles aux abords. Briac prit peur et se mit à courir avec l'impression d'être poursuivi.

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