Chapitre 2: L'Ostenrata


Un silence enfumé régna quelques secondes avant que Téodor et Térence, pétrifiés, ne prissent la mesure de l'incident. Devant eux, gisaient les deux femmes, affalées l'une sur l'autre, totalement inertes. Ils s'étaient précipités en criant leur prénom. Térence avait soulevé avec délicatesse le corps mou de la Maître Arcan et l'avait allongé sur le tapis râpé du salon. Téodor s'était agenouillé auprès d'elle et il avait placé ses mains crépitantes sur le cœur de son amie.

- Comment va Nadine ? s'était-il inquiété sans quitter du regard Anastasia qui ne montrait aucun signe de vie.

- Elle... elle est en sang ! Je ne sais pas... je.... Mais bon sang, qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi, je...

- Calme-toi Térence, ressaisis-toi !

Téodor était devenu lumineux. Il avait repris le contrôle de ses émotions. Il donnait tout à Anastasia, mais en même temps, il diffusait des ondes cérébrales d'apaisement.

Térence avait poussé une expiration sonore. Puis il avait examiné la tante des jumeaux. Une longue mèche de cheveux bruns, toute poisseuse de sang, recouvrait sa figure. Avec douceur, l'agenceur de l'Ethérie lui avait dégagé le visage. Deux larges plaies béantes lui striaient les joues. Ses yeux étaient clos, mais son torse se soulevait légèrement à intervalles réguliers. Térence s'était détendu, elle vivait. Alors, il avait essayé de réparer les dégâts. Ses mains, posées sur les oreilles de Nadine, avaient libéré une chaleur accompagnée d'une lueur mauve.

Téodor et Térence étaient restés ainsi des minutes interminables, concentrés sur les deux victimes tandis que Briac imperturbable flottait toujours dans sa bulle de béatitude.

C'est dans cette configuration improbable que Rinata et les jumeaux les avaient trouvés. Inquiets, après plus de cinq heures d'attente, Thys et Mélia avaient supplié leur grand-mère d'aller vérifier si tout se passait bien. D'abord récalcitrante, Rinata s'était rangée de l'avis des Prudens. Quelque chose la troublait, la cérémonie s'éternisait.

Ils s'étaient introduits dans le salon de Marceline après avoir sonné à la porte d'entrée sans obtenir de réponse. Aussitôt, ils avaient entendu le halètement sourd de Térence et découvert les corps au sol. Les jumeaux s'étaient précipités auprès de leur tante qui n'avait pas repris connaissance, alors que Rinata joignait déjà ses efforts à ceux de Téodor pour secourir Anastasia.

- Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qui s'est passé ? avait hoqueté Mélia. Par les Éthers Originels, elle est défigurée ! Ma Tantine !

- Tais-toi Mélia, l'avait apostrophée Rinata d'une voix calme. Donne tout ce que tu as. Tu n'as plus qu'un but, qu'une pensée. Utilise ton Ingéni.

La jeune Éther avait pleuré, incapable de gérer l'émotion qui l'étreignait. Son frère lui avait serré doucement la main. Ensemble, ils avaient superposé leurs paumes sur celles de Térence et uni leur énergie à celle de l'agenceur de l'Ethérie.

L'Ingéni de Mélia avait été le premier à scintiller. Le buste de la jeune fille rayonnait, elle éclairait la pièce. Le cristal de Thys avait émis d'abord une faible lueur, puis ajusté son intensité sur celui de sa sœur. Toutes les mains grésillaient à l'unisson. Les Ostendes étaient performants, mais les victimes n'avaient pas de réaction. Ils avaient persévéré jusqu'à l'épuisement. Mélia s'était effondrée la première, puis Thys. Térence, ne voulant pas renoncer, était devenu livide et tremblait des pieds à la tête. Téodor et Rinata n'arrivaient plus à livrer leur ressource à Anastasia. Leur Ingéni émettait des petits crépitements sporadiques, mais plus aucune lueur n'était produite.

Mélia s'était écartée avec peine de sa tante pour trouver un nouveau souffle. C'est là qu'elle avait aperçu Briac. Elle n'avait pu réprimer un couinement de surprise. Le garçon lévitait toujours, ses cheveux frottaient le plafond et son visage affichait encore un air béat. Il avait assisté à toute la scène dramatique qui s'était déroulée sous ses pieds, mais ne semblait pas affecté.

Mue par une rage incommensurable devant l'insensibilité de l'Indésirata, Mélia s'était redressée et lui avait agrippé une cheville pour l'attirer au sol.

- Non ! avait vociféré Téodor Lux. Il ne faut pas interrompre l'Appel !

Mais le mal était fait. Briac, sorti brutalement de sa transe euphorique, avait chuté pour atterrir par chance sur le canapé moelleux de Marceline. Au même instant, Anastasia et Nadine inspiraient bruyamment.

- Ils sont interconnectés, s'était extasié Térence en serrant Nadine dans ses bras. Ils ont un lien, non ?

- Je n'en sais rien, bougre d'âme trop fraîche. Occupe-toi de Nadine, avait répondu Téodor.

- J'ai mal, j'ai trop mal, gémissait la jeune femme.

- Ne bouge pas, ne t'inquiète pas, je contacte les secours, la rassurait Rinata qui avait déjà composé l'appel d'urgence.

Anastasia, quant à elle, avait retrouvé ses couleurs. Elle avait pu se redresser avec l'aide de Téodor et s'était précipitée vers Nadine. Mais celle-ci avait poussé des cris d'orfraie à son approche et s'était recroquevillée sur elle-même.

- Non, non ! Retenez-la ! Je vous en prie, éloignez-la ! Elle a voulu me tuer ! J'ai mal ! Comment est mon visage ? J'ai tellement mal.

- Oh ! Qu'ai-je fait ? s'était lamentée Anastasia en découvrant la figure de Nadine. Téodor, qu'ai-je fait, je...

Un sanglot les avait interrompus. Briac était sorti de sa béatitude et errait dans le salon en pleurant. Il était complètement hagard et ne semblait voir personne.

- Il a été retiré brutalement de son extase, avait justifié Téodor non sans jeter un regard accusateur à Mélia. Il doit faire face maintenant à la réalité.

Anastasia était décontenancée. Les mains sur son visage, ne laissant apparaître que deux yeux noirs larmoyants, elle respirait fort.

- Ça a totalement dérapé, je ne comprends pas. J'avais réussi. Briac avait été appelé et Nadine...

Les secours étaient arrivés et avaient emmené Nadine à l'hôpital. Le chirurgien de service avait paru sceptique quand Téodor lui avait expliqué que la jeune femme avait été blessée par une branche prise de plein fouet alors qu'elle était en V.T.T. Il avait encore été plus dubitatif en examinant les plaies.

- Et vous dites que ça s'est passé aujourd'hui ? La cicatrisation est déjà bien entamée !

- Ben ! Heu ! Oui ! Elle est... de bonne constitution.

- De bonne constitution, avait répété le médecin tout en observant en coin Téodor.

Après un nouvel examen des blessures et plusieurs regards circonspects adressés au Maître Arcan, le chirurgien avait jeté l'éponge.

- Bon, je vais faire mon possible pour cacher les cicatrices, mais malgré sa CONSTITUTION, elle gardera des traces, avait-il énoncé d'un ton sarcastique.

Deux jours plus tard, Nadine était rentrée chez elle avec deux grands pansements sur les joues et un moral très bas. Elle n'avait pas reçu l'Appel et conserverait sans doute à vie des stigmates bien visibles sur son visage. Elle avait refusé de parler à Anastasia et acceptait juste la visite des jumeaux.

Quant à Briac, il avait larmoyé pendant deux jours avant de retrouver ses esprits.

- C'était magique, déclarait-il maintenant à qui voulait l'entendre. J'ai vécu un instant de grâce ! Je ne sais pas comment le raconter, j'étais si bien, tout était si beau. J'aimais tout. Tout, quand, je dis tout, c'est tout ! La petite mouche qui voletait à mes côtés, la plante desséchée dans son pot, la couleur de la pomme dans le saladier, même le coussin de la chaise, me faisait de l'effet ! C'était, c'était...

- Ouais, je sais mec, moi aussi j'ai vécu ça, dans les bois, s'était agacé Thys.

Anastasia avait fait promettre au jeune Éther de ne pas reprocher à Briac ce qui s'était produit, mais il semblait avoir beaucoup de mal à supporter les propos de l'Indésirata alors que sa tante se morfondait dans sa chambre. Et puis, Briac lui demandait sans cesse des conseils pour son Oritis et passait beaucoup trop de temps avec Mélia à la questionner sans relâche. Thys se méfiait toujours, surtout qu'à part Téodor, tous les Ostendes paraissaient sous le charme de l'Indésirata.

Et le grand jour était arrivé. Un matin, Téodor avait fait irruption dans la chambre de Briac, alors que celui-ci était encore endormi, la tête sous l'oreiller et une jambe pendante en dehors du lit. À peine, un quart d'heure plus tard, ils étaient partis dans la petite voiture du Maître Arcan qui les avait brinqueballés jusqu'au pied d'une montagne à trois dents que Téodor avait présentées comme les Monts Dormants.

Briac connaissait bien les lieux, il y avait randonné plusieurs étés avec ses frères et son oncle. Il était aussi au courant de la légende associée aux trois sommets. Elle correspondait si bien à sa situation. Trois frères, poussés par leur père, auraient escaladé chacun une cime. Le premier arrivé devait gagner la reconnaissance paternelle et l'héritage. Un orage terrible avait éclaté à mi-course. Voulant prouver leur courage, aucun n'avait renoncé. Et aucun n'était revenu. Le père avait déclaré préférer perdre ses fils plutôt qu'ils le déshonorent et trahissent les valeurs de leur famille. Il paraît que l'écho renvoie souvent les râles du benjamin, suppliant son paternel de l'aimer malgré son échec.

Téodor avait conduit Briac à une petite clairière à quelques heures de marche de la voiture. Ils y avaient bivouaqué. Une nuit peuplée de cauchemars pour le jeune Péragore. Il y avait affronté le regard dédaigneux de son père et les brimades de ses frères, mais surtout il avait assisté à l'immolation de sa mère. Il était assis autour d'un feu avec tout un groupe d'Indésiratas bruyants et excités. Soudain, au comble de l'horreur, il avait vu Maître Lux conduire une jeune femme au centre du cercle. C'était sa mère, Fanny Clivier. Elle était pâle, sa silhouette enveloppée dans un voile de cheveux bruns semblait se déplacer en flottant. Il avait voulu se précipiter vers elle, mais il était comme paralysé. Maître Lux avait entraîné Fanny auprès des flammes qui dévoraient déjà trois belles bûches, puis l'avait poussée dans le brasier en ricanant. Tous les Indésiratas présents s'étaient levés pour applaudir.

Briac s'était réveillé en hurlant. À ses côtés, le grand Lux ronflait paisiblement. Le jeune Péragore, le souffle court, avait lutté contre l'envie d'assommer le Maître avec une lourde pierre. Il ne s'était pas rendormi et n'était pas en forme au petit matin quand Téodor lui avait indiqué l'ouverture vers le lieu de l'Oritis. Il avait vu le Maître palper l'air autour d'un arbuste, puis ses doigts avaient attrapé quelque chose. Pourtant, il n'y avait rien. Téodor avait tiré légèrement comme s'il mimait la tombée du tissu qui recouvre l'œuvre d'art. Un grésillement avait crépité entre le sol et le faîte de l'arbre. Les couleurs et les formes avaient vibré à cet endroit. Briac avait eu l'impression que Téodor tenait un rideau de paysage, la vision se déformait dans cette petite zone. C'était le franchissement décrit par Thys.

Briac s'y était engouffré prêt à vivre la grande aventure de sa vie, celle qui le rapprocherait de sa mère et l'éloignerait de son père. Il avait éprouvé des fourmillements et une incroyable envie de vomir, pourtant Thys lui avait dit qu'on ne ressentait rien au moment du passage. Puis il avait regardé autour de lui. Téodor avait disparu.

Le paysage qui l'entourait était lumineux et figé. Seules d'étranges volutes de brouillard mauve s'effilochaient à quelques centimètres du sol. Briac n'avait pas eu le temps de savourer le panorama comme Thys lui avait recommandé, car la brume mue d'une vie propre s'était rapprochée et insinuée dans son nez, sa gorge, ses yeux. Il avait toussé et craché et s'était vite enfui vers une sorte de chemin de mousse. Mais il s'était alors senti mal à cause de l'odeur âcre que libéraient une multitude de petits champignons blancs disséminés sur le sentier. Puis, quand il s'était assis sur un gros rocher noirâtre, un essaim de flammèches en était sorti. Telle une nuée d'insectes, ces étincelles électriques s'étaient dirigées tout droit sur lui. L'une d'elles, plus coriace, l'avait attaqué. Il avait ressenti comme une décharge sur sa peau et une trace de brûlure était apparue. Puis une autre flammèche l'avait atteint, suivie d'un troisième, avant qu'il ne réagisse. Il s'était mis à courir et elles l'avaient toutes pourchassé.

Voilà, cela faisait maintenant de longues minutes qu'il fuyait et il ne voyait pas d'issue. Il était sur les lieux de l'Oritis ce dont il rêvait depuis des semaines et il vivait un calvaire. Était-ce parce qu'il était né Indésirata ? Était-il destiné à périr ici, rejeté par tous, même par cette nature louée par Thys et Mélia ? Il n'en pouvait plus. Une nouvelle pointe électrique venait de lui mordre la peau, dans la nuque cette fois. Ça faisait un mal de chien ! Il devait courir plus vite et trouver une cachette.

Et d'abord, qu'est-ce que c'étaient ces trucs qui le poursuivaient ? Rien à voir avec un animal ou un insecte. Ce n'était pas non plus sorti d'une arme et il n'avait aperçu aucun Ostende ou Indésirata dans les parages qui l'aurait attaqué sur une telle distance. Il avait peur, il se l'avoua. Était-ce une vengeance des Ostendes ? Avaient-ils manigancé tout ça pour se débarrasser proprement de lui, sans témoin ?

Non, Mélia n'aurait jamais permis cela, essaya-t-il de se rassurer. Les premiers temps, après l'épisode de Yonagoni, elle ne lui parlait plus et ne le regardait même pas. Lui aussi d'ailleurs était fâché contre elle. Mais à force de se croiser, ils avaient enterré la hache de guerre et fini par retrouver une certaine forme de complicité. Thys, par contre, aurait peut-être pu commanditer cela. Tout comme Téodor, il semblait surveiller constamment Briac, et ne paraissait pas apprécier quand Mélia lui livrait des informations. Pourtant ces derniers jours, il avait accepté de partager son expérience de l'Oritis avec lui.

Pour fuir la morsure des pointes frétillantes qui le harcelaient, Briac tenta de grimper à un chêne. Il était alerte et avait une belle musculature. L'exercice aurait été facile en temps normal. Mais là, il était à bout de souffle et fébrile. Il glissa, se rattrapa in extrémis et fut atteint par l'essaim insidieux. Deux nouvelles piqures ! Les arbres ne les freinaient pas ! Briac sauta et reprit sa course. Ses poumons allaient éclater. Il avait envie de s'arrêter et de laisser faire, mais son instinct de survie le poussait encore à fuir.

En face de lui, un mur de brume se dressait, lui cachant toute visibilité. Tant pis, il y plongea en même temps que l'essaim le grignotait. Il dégringola alors de plusieurs mètres avant d'atterrir dans un ruisseau au pied d'une cascade. À moitié sonné, il s'immergea pour échapper à la dizaine d'étincelles rescapée de la chute d'eau. Puis il jaillit hors de la rivière en éclaboussant autour de lui pour atteindre les insidieuses pointes électriques. Des grésillements appuyés lui apprirent qu'il avait dû faire mouche. Il redoubla d'efforts, brassant et jetant des litres et des litres d'eau, puis rejoignit la berge, mi-rampant, mi-nageant. Il peinait à retrouver son souffle. Dans sa chute, il avait dû se fracturer une ou deux côtes, car chaque mouvement était douloureux. En plus, il comptait une bonne dizaine de brûlures sur ses bras et jambes et en ressentait tout autant dans le dos.

Il était seul maintenant. Les flammèches avaient toutes disparu. Il poussa un soupir si sonore qu'il se fit peur. Il s'assit sur la berge, haletant, et se laissa tomber en arrière, épuisé. Il resta allongé à écouter son cœur battre dans sa poitrine. Il dut se motiver pour reprendre sa quête et suivre le petit sentier couvert de mousse bleue qui s'ouvrait juste sous ses pieds. Il lui fallut à peine cinq minutes pour atteindre une clairière lumineuse, au centre de laquelle s'épanouissait un unique gros chêne verdoyant. Sur ses gardes, il inspecta les alentours avant de se rapprocher de l'arbre qui semblait être la seule curiosité des lieux. Il était vraiment gigantesque, ses branches noueuses s'étiraient dans toutes les directions pour occuper un maximum de surface.

Briac se sentait bien insignifiant à ses côtés. Lorsqu'il fut assez près pour effleurer le tronc, il hésita. Était-ce un nouveau piège ? Tout lui paressait dangereux maintenant. Mais le chêne se laissa toucher sans broncher. Briac entreprit d'en faire le tour. Par jeu, il compta ses pas, cinquante-trois de circonférence. Et c'est quand il revint à son point de départ qu'il étouffa un cri en se trouvant face à un petit garçon blond baigné de lumière.

L'enfant le fixait sans peur, sans sourire.


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