Chapitre 19: C'est parti!


Nadine se crispa et porta la main à sa tête.

— Tiens, ça recommence ! geignit-elle.

Les yeux fermés, elle inspira lentement.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? s'inquiéta son neveu.

— Chut ! ne parle pas.

Elle resta ainsi à moitié prostrée sous le regard soucieux de Thys qui était déjà prêt à renier son serment et à alerter toute la maisonnée.

— Ça y est, c'est fini, souffla-t-elle.

Son visage luisait de sueur et ses pupilles dilatées cachaient presque la totalité de ses iris vertes. Elle cligna des yeux deux à trois fois pour que ceux-ci retrouvent leur aspect normal.

— Explique-moi ce qui t'arrive, s'il te plaît, l'enjoignit Thys. Tu m'inquiètes.

— Je ne sais pas. Depuis que tout part en vrille en Ethérie, mon cerveau aussi me joue des tours. J'ai des visions et... j'entends des voix.

Elle avait chuchoté les derniers mots et se préoccupait de la réaction de son neveu. Celui-ci fronça les sourcils.

— Quoi ? Quel genre de vision ? Et t'entends quoi ?

— Rien de distinct, tout est flou et les sons sont parasités, je ne comprends rien et ça me rend folle.

— Tu devrais en parler à Téodor.

— Non ! Ça non ! s'insurgea la jeune femme. Ce vieux fou ne m'aime pas. Il me tolère à peine dans votre groupe de Prudens. En plus, en ce moment, il disjoncte complètement, je ne veux pas lui faire confiance.

— Et Mamina ? essaya Thys.

— Je... je lui en parlerai, mais quand on sera partis, en attendant, je voulais juste que Mélia et toi soyez dans la confidence pour m'aider à gérer si ça devenait trop compliqué pour moi.

— Oui, mais...

— Thys, tu as juré ! s'alarma Nadine face au visage tendu du jeune Éther.

— J'ai juré, soupira Thys. Je ne dirai rien, mais toi, tu me promets de me prévenir si ça s'aggrave, hein ?

Nadine acquiesça, l'embrassa sur le front et s'éclipsa avant qu'il ne change d'avis.

Au petit matin, ce furent Cid et Théo qui réveillèrent les jumeaux en entrant en fanfare dans leurs chambres. Ils étaient excités par le voyage surprise organisé par Rinata et déchantèrent un peu, au petit déjeuner, quand Thys et Mélia leur expliquèrent les véritables raisons de ce départ précipité.

— Ça me glace le sang, se désespéra Cid. Tous ces morts. En plus, Térence et Anastasia qui sont restés coincés en Éthérie. Je n'arrive pas à y croire.

— On a l'impression d'être en guerre, renchérit Théo. Pourtant, personne ne se doute de rien. Tout continue sur Terre comme si de rien n'était.

— En fait, la Terre réagit aux attaques des Indésiratas et à la destruction de l'Ethérie, répliqua Mélia. Tu te rends bien compte des changements climatiques, des catastrophes naturelles dans tous les coins du monde. Regarde aussi tous les gens qui sont malades ou déprimés. Il y en a de plus en plus qui perdent la tête et entrent dans des délires incroyables et souvent meurtriers. Tout ça, selon les Maîtres Arcans, serait les conséquences de la Faille et la Faille est la conséquence des actions des Indésiratas.

Mélia se tut et croqua dans une tartine beurrée nappée de miel, alors que les garçons grimaçaient.

— Et nous, on va sauver le monde ! s'exclama Théo, goguenard. Non, mais concrètement les Jum's qu'est-ce que vous voulez faire avec vos cylindres pour arrêter tout ça ?

Il agita nerveusement sa cuillère dans son bol de lait, ce qui eut pour effet de faire fuir Plix qui se frottait sur ses jambes. Thys haussa les épaules, assez fataliste, mais Mélia était là pour dynamiser les troupes.

— Les cylindres ont été créés pour stopper la Faille. Je ne sais pas encore comment, mais j'ai confiance dans les Éthers Originels, j'ai vu leur technologie, j'ai côtoyé leurs Sciens. Je suis sûre qu'ils ont tout fait pour que leurs descendants ne revivent pas le fléau qui a frappé leur civilisation. On doit y croire.

— Bien sûr qu'il faut y croire, s'exclama Rinata qui entrait dans la cuisine, suivie par Briac. Vous êtes prêts ? Notre vol pour Ushuaia décolle ce soir. Arrivés là-bas, on embarque à bord du brise-glace Polarius, j'y ai réservé sept cabines. Je vous raconterai toutes les étapes de notre voyage sur place. Je préfère que l'on consacre les quelques heures avant le départ à définir les rôles de chacun et surtout je veux que l'on répète toutes les mesures de sécurité que j'ai mises en place pour que notre périple se fasse sans danger et soit couronné de succès. Les autres ne devraient pas tarder.

Nadine arriva sur ces entrefaites et, à peine une dizaine de minutes plus tard, Mélanie, Damien et Blandine firent leur entrée. La table de la cuisine fut rapidement débarrassée et nettoyée pour que Rinata y dépose une carte de l'Antarctique, détaillée et annotée d'une multitude de commentaires au crayon. À côté, elle aligna neuf piles de feuillets, chacune portant le nom d'un membre du groupe.

— Je vais bien vous briefer aujourd'hui, mais vous relirez toutes mes recommandations tranquillement pendant le vol, ordonna-t-elle en distribuant ses copies.

Briac dodelina de la tête, tandis que Cid fronça le nez. Ils eurent droit au regard sévère et appuyé de Rinata.

— La moindre erreur peut nous couter cher. Je ne veux aucun maillon faible dans l'équipe. Les règles sont pour tous. Compris ?

Il était rare de voir Mamina aussi agressive, Thys mit cela sur sa peine d'avoir perdu des amis chers et sa peur des jours à venir. Il fut soudain très mal à l'aise en pensant au secret de Nadine qu'il avait juré de garder. Sa grand-mère avait tout programmé dans le moindre détail et Nadine pourrait bien être le grain de sable qui ferait dérailler son plan bien huilé. Nadine, devinant sans doute son cas de conscience, le fixait en secouant doucement la tête. Les lèvres pincées, le jeune Éther la fusilla à son tour d'un regard réprobateur. Cet échange n'échappa pas à Mélia qui vint se placer derrière son frère.

— Qu'est-ce qui se passe avec Tantine ? chuchota-t-elle à son oreille.

— Mélia, concentre-toi, la gourmanda sa grand-mère en pointant un doigt sur la carte. Je vous disais donc que c'est ici que nous commencerons nos recherches, c'est dans cette zone que les experts de la Nasa ont détecté des particules cosmiques à haute énergie. Ces particules se déplaceraient à l'envers dans le temps et un univers parallèle serait né au moment du Big Bang. Un scénario incroyable, mais qui est pris très au sérieux par des scientifiques du monde entier. Moi, je pense que cette anomalie a peut-être un lien avec les Éthers Originels et notre cylindre.

Le doigt toujours pointé sur la carte, la Maître Arcan fixait, tour à tour, chaque Prudens pour jauger sa réaction. Chacun resta silencieux, estomaqué par ces révélations. Thys pressa la main de sa sœur et lui fit comprendre qu'il lui expliquerait plus tard ce qui le préoccupait. Apparemment satisfaite, Rinata replia soigneusement sa carte qu'elle rangea dans une besace de cuir usé.

— Prenez chacun vos feuillets nominatifs, tout y est noté, de votre numéro de cabine dans le Polarius, aux numéros de téléphone de nos guides, mais surtout vous trouverez tout le protocole de sécurité que je veux que chacun suive à la lettre pour éviter d'être une nouvelle fois la proie des Indésiratas.

Bien disciplinés, les Prudens et leurs camarades s'emparèrent de leur pile de documents attitrée. Thys parcourut son paquet et sentit l'angoisse monter à la vue des nombreuses situations d'urgence que Rinata avait détaillées, schémas à l'appui. Il s'attarda sur l'une d'elles qui mettaient en scène l'enlèvement d'un membre de leur équipe et le rôle de chacun dans de telles circonstances. D'abord, éviter de céder la panique en faisant appel aux aptitudes d'empathie sensorielle de Blandine. Le moindre geste de la jeune fille était précisé. Ensuite, essayer par tous les moyens, dans les premières minutes, de marquer la victime par des liens énergétiques tant qu'elle était encore rattachée au groupe, pour pouvoir la localiser plus tard. Puis exacerber son propre sens visuel par une technique dont chaque geste était dessiné, afin d'être réceptif à la moindre manifestation de l'otage. Thys parcourut le reste du document qui lui était destiné, il était abasourdi par l'énormité du travail produit par sa grand-mère et par la quantité de situations de danger qu'elle avait envisagée. Ses camarades étaient tous plongés dans leur lecture et affichaient le même visage consterné que lui.

— Vous consulterez tout cela pendant le voyage et il y aura une interrogation orale, les prévint Rinata qui ne semblait pas plaisanter. Allez plutôt finir de vous préparer maintenant. Je demande aux Prudens de ne pas oublier leur temps de méditation. Cid et Théo, vous pouvez essayer de vous joindre à eux, ça ne vous fera pas de mal.

Les deux garçons se regardèrent et haussèrent les épaules en acquiesçant. Une première méditation collective eut lieu dans le salon et cet instant d'introspection parut effectuer du bien à chacun. Le reste de la journée passa très vite. Il manquait toujours quelque chose dans les bagages qui gonflaient démesurément. Alors que Thys était assis sur sa valise et semblait en difficulté pour la fermer, Mélia le rejoignit dans sa chambre. Elle l'aida à zipper le bagage, puis elle commença son interrogatoire.

— Alors, qu'est-ce qu'il se passe avec Nadine ? Vous aviez l'air de deux conspirateurs tout à l'heure.

— Encore un truc fou ! Et j'ai dû lui faire une promesse que je regrette, soupira Thys.

Il lui expliqua les symptômes de sa tante, ce qui rendit Mélia perplexe et songeuse.

— OK, dit-elle au bout d'un moment, on ne dit rien, on lui doit bien ça avec tout ce qu'elle fait pour nous, surtout que je crois qu'elle a raison, si Rinata ou Téodor l'apprennent ils ne la laisseront pas partir avec nous. Par contre, on la surveille comme le lait sur le feu.

— C'est qui que vous voulez surveiller ? demanda Mélanie qui était entrée silencieusement dans la chambre.

Les jumeaux sursautèrent et rougirent, affichant ainsi leur culpabilité. La petite Donnador fronça les sourcils et parut inquiète.

— Qu'est-ce que vous cachez encore ? Rinata a dit que l'on était un groupe et que l'on devait avoir confiance les uns dans les autres.

Les lèvres de l'adolescente tremblaient et ses yeux humides étaient tellement tristes que Mélia craqua. Elle l'attira près d'elle et lui chuchota le secret de Nadine. Mélanie, avec toutes les épreuves vécues et les deuils qui l'avaient frappée avait muri plus vite que la majorité des filles de son âge. À 13 ans, elle faisait preuve d'un bel esprit d'analyse et d'une bonne dose de jugeote.

— Vous êtes complètement inconscients d'avoir fait cette promesse, s'énerva-t-elle. Vous pensez qu'il n'y a pas assez de malheur autour de nous ? Rinata vérifie chaque détail et vous lui cachez ça ? Vous voulez nous mettre en danger et nous empêcher de trouver le cylindre ?

— Chut ! Ne hurle pas comme ça, lui demanda Thys en fermant la porte non sans avoir jeté un coup d'œil inquiet dans le couloir. La situation est sous contrôle et au moindre dérapage, Nadine a promis d'en parler à Rinata. De toute façon Mélia et moi, on ne lui laissera pas le choix.

Mélanie grimaça, pas convaincue.

— Mais il sera peut-être trop tard. Pourquoi voulez-vous attendre que ça dérape ?

— Ça va bien se passer, assura Mélia. Je le sens.

La jeune Éther jouait sur les mots, sous-entendant que son don de clairvoyance s'était éveillé pour Nadine. Mélanie fronça les sourcils, soupira et s'avoua vaincue.

— D'accord, je ne dirais rien, mais on la surveille tous les trois. Moi, ça me fait peur cette histoire.

Mélia la prit une nouvelle fois dans ses bras et l'embrassa sur le front. Elle ne savait même pas si elle avait menti à sa jeune camarade, elle voulait défendre sa tante, certes, mais, au fond d'elle-même, quelque chose lui soufflait que ce voyage ne pourrait pas avoir une issue positive sans Nadine. Était-ce cela la clairvoyance dont tous la croyaient capable ?

Les bagages bouclés, les secrets gardés, la petite troupe décolla pour Ushuaïa. Le vol, pourtant interminable, se déroula sans accroc ni apparition d'Indésiratas. Mélia, échaudée par son périple en Bolivie, passa les deux premières heures à analyser chaque passager. Aidée par Rinata, elle scanna minutieusement leur énergie à l'affut de la moindre anomalie. Rassurée par son inspection, elle s'octroya quelques heures de sommeil. Elle recommença son examen de chaque voyageur après l'escale à Buenos Aires. Thys la trouvait trop anxieuse, mais soutenue par sa grand-mère, la jeune fille ne fléchit pas et sonda les cent soixante-dix voyageurs sans exception, même un nourrisson eut droit à un scannage complet.

À leur arrivée en Terre de Feu, les Ostendes et leurs amis étaient épuisés par le trajet, mais excités à l'idée d'avoir atteint le « bout du monde », comme était surnommé cette pointe d'Amérique du Sud. Ils étaient attendus à leur sortie de l'aéroport par un grand homme moustachu qui portait une pancarte sur laquelle il avait tracé en grosses lettres: « groupe Tournelle ».

— C'est pour nous, se réjouit Rinata. Ça doit être Agustin.

— Bonjour ! Vous avez fait un bon voyage ? Je vais vous conduire à votre hôtel. Lucia vous a préparé un rafraichissement et elle vous livrera les premières informations.

L'homme s'exprimait dans un français impeccable, seul un léger accent chantant ponctuait ses fins de phrases. Il serra la main de Rinata et adressa un sourire chaleureux aux neuf jeunes qui l'accompagnaient. Il les guida jusqu'au parking où les attendait un minibus blanc dans lequel ils s'entassèrent avec leurs bagages. Sur le trajet de l'hôtel, Agustin et Rinata discutèrent des préparatifs relatifs à leur future excursion, tandis qu'à l'arrière la plupart des passagers s'étaient assoupis. Mélia et Mélanie, les seules éveillées, ne loupèrent pas une miette du paysage qui s'ouvrait devant elles. Les montagnes enneigées ceinturaient la ville d'Ushuaia nichée à leur pied. Le miroir argenté de la baie luisait et reflétait les rayons éblouissants d'un soleil caché derrière un plafond de nuages tout en nuances de gris.

Quand le minibus freina devant un complexe de cinq ou six bâtiments, chacun s'éveilla avec l'air hagard de celui qui ne sait plus où il est ni de quel jour il s'agit.

— On est arrivés ? demanda Thys en bâillant, alors que Cid, à ses côtés, essayait de maîtriser l'épi qui pointait sur son crâne.

— Ce sont les appartements que vous allez partager pendant les cinq jours avant votre départ pour l'Antarctique, répondit Agustin. Il y en a deux. Je vous laisse vous organiser. Je vous attends ensuite avec Lucia à la réception du bâtiment principal. Profitez de la vue sur la baie. Vous pourrez peut-être même apercevoir un lion de mer ou un pingouin.

Aussitôt tous les visages se mirent à scruter l'eau, espérant être le premier à pointer un animal du grand sud, mais la nappe argentée dissimula ses pensionnaires. Rinata remercia Agustin d'un sourire fatigué, puis annonça la répartition dans les logements.

— Pour faire simple, il y aura un appartement de filles et un de garçons. Installez-vous, je vous donne un quart d'heure et on rejoint nos guides.

Cet aménagement n'était pas au goût de tous, mais chacun fit bonne figure et Damien envoya un bisou discret à Blandine qui rougit instantanément en observant autour d'elle si quelqu'un en avait été témoin. Elle croisa aussitôt le regard de Mélia et Mélanie qui affichaient un grand sourire entendu.

Les chambres étaient petites et simples, mais le salon offrait une magnifique vue sur la baie. Alors que Rinata était occupée à trier des papiers, Mélia installa Chinchou sur une étagère au milieu de ses pulls et elle lui remplit une gamelle d'eau et une autre de graines. Le petit animal la gratifia d'un couinement et après s'être restauré, il se lova au cœur des vêtements. La jeune Ostende lui envoya un tendre baiser, puis Mélanie et elles rejoignirent la chambre de Nadine et Blandine. Elles s'assirent toutes deux sur le lit de Blandine et arborèrent un air coquin avant de la questionner.

— Alors Damien et toi, ça fait combien de temps ? demanda Mélia à brûle-pourpoint.

Elle prit plaisir à voir monter le rouge aux joues de son amie.

— Je... on est ensemble depuis notre retour de Yonaguni, avoua Blandine plus écarlate qu'une tomate bien mûre.

— Gagné ! s'exclama Mélanie en tapant dans la main de Mélia.

— Ah ! Moi je pensais que c'était bien avant. Je vous trouvais très proches en Bolivie déjà, fit remarquer Mélia.

— Les filles, vous êtes de vraies chipies ! commenta Nadine. Vous avez fini de mettre mal à l'aise cette pauvre...

Mais elle n'acheva pas sa phrase, le nom de Blandine se perdit dans un gargouillis étrange et les yeux de Nadine devinrent fixes, les pupilles extrêmement dilatées. Tout son corps fut parcouru de petits tremblements.

— Qu'est-ce qu'il lui arrive ? s'alarma Blandine.

Très prompte et rendue efficace par les derniers événements vécus, la jeune Aguerris eut le réflexe de placer une main sur le dos de la tante de Mélia pour essayer d'absorber sa peine.

Mais ce geste n'eut aucun effet. Nadine continua à grelotter tout en fixant un point imaginaire.

— C'est un secret, répondit Mélanie en regardant Mélia.

— Enfin, non, mais... Tantine s'est confiée à Thys, alors on a promis de l'aider, mais ça devient compliqué, rectifia Mélia.

Alors que Blandine fronçait les sourcils d'incompréhension, Nadine expira bruyamment et ses yeux papillonnèrent pour reprendre contact avec la réalité. Elle était en sueur et, cette fois, tremblait de froid.

— Bon sang, bon sang, bon sang ! répéta-t-elle en se passant une main sur le visage.

— Ça va ? demanda Mélia.

Elle enlaça sa tante et lui embrassa le front. Nadine se pelotonna quelques secondes dans les bras sécurisants de sa nièce avant de se dégager doucement de son étreinte.

— Je ne comprends vraiment pas ce qu'il m'arrive !

— Explique-nous exactement ce que ça te fait, l'encouragea Blandine.

— Je me sens mal, comme si j'allais vomir et je vois des choses, mais c'est totalement brouillé, je n'arrive pas à comprendre ce que je vois. Et en plus, il y a du son, mais c'est pareil, tout est incompréhensible. Est-ce que je deviens folle ?

— Il faut en parler à Mamina, décida Mélia.

— D'accord, mais pas aujourd'hui, supplia Nadine. Laisse-lui le temps de se remettre du voyage. D'ailleurs, si ça se trouve j'irai mieux demain.

Les trois autres filles firent la moue, peu convaincues par les arguments de leur compagne, mais Mélia obtempéra.

— Je te prends au mot, Tantine. Tu as dit demain, n'est-ce pas ?

Nadine hocha la tête et baissa les yeux.

Ils étaient tous réunis dans le salon de la réception. Ils avaient tiré les fauteuils, rassemblé les petites tables pour faire un espace convivial et plus intime. Dans un coin, un couple âgé jouait aux cartes en jetant parfois des regards inquiets, voire agacés à ces touristes qui venaient perturber leur routine tranquille. Lucia leur avait préparé des verres de jus de fruits et quelques cookies maison qu'elle avait disposés sur une grande assiette. Thys et Cid furent les premiers à y faire honneur. Ils engloutirent en un clin d'œil trois biscuits chacun, puis se calèrent dans leur siège, prêts à écouter les recommandations de leur hôte.

— Bienvenue au bout du monde, commença-t-elle avec un clin d'œil.

C'était une charmante femme d'une trentaine d'années. Aussi grande et bien charpentée que son cousin Agustin, elle avait, cependant, les traits plus fins et l'œil rieur.

— Vous avez prévu un magnifique périple en Antarctique et Agustin et moi serons vos guides tout au long de votre séjour, reprit-elle. Nous partirons avec le Polarius mardi prochain, nous naviguerons trois jours le long de la côte avec quelques arrêts touristiques pour observer la banquise et la faune, puis nous quitterons le brise-glace pour commencer notre trek afin de rejoindre la zone indiquée par madame Tournelle.

Rinata acquiesça avec un sourire entendu. Lucia but une gorgée de jus d'orange, aussitôt imitée par la majorité du groupe, puis elle reprit:

— Les étapes seront courtes, car les conditions météorologiques sur le continent antarctique sont extrêmes, mais je pense que vous en avez conscience. En mars, bien que ce soit l'été austral, les températures peuvent facilement atteindre les moins trente degrés. C'est pourquoi il faudra suivre à la lettre toutes nos recommandations. Mais nous n'allons pas vous fatiguer avec ça maintenant. Je vous propose de vous détendre un peu ici, puis de prendre l'air en admirant la baie. À Ushuaia, il fait bien meilleur qu'au cœur de l'Antarctique, on a plus ou moins cinq degrés aujourd'hui. Ah, oui, et attendez qu'il soit au moins vingt heures en heure locale pour vous coucher, comme ça vous supporterez mieux le décalage horaire et on pourra commencer à vous coacher dès demain.

— Merci beaucoup Lucia.

Rinata se levait déjà, prête à découvrir les environs. Alors que chacun faisait l'effort de suivre la Maître Arcan tout en ayant préféré aller se coucher, Nadine resta en retrait. Elle était extrêmement pâle et une pellicule de sueur brillait sur son front, ce qui n'échappa pas à la vigilance de Damien, le futur docteur. Il s'approcha de la jeune femme et commença son interrogatoire médical. L'enchainement des questions alarma Rinata qui revint sur ses pas pour l'examiner à son tour. Nadine paniqua, afficha un sourire qui ressemblait à une grimace et se mit à pleurer.

— Je vais bien, je vais très bien. Je vois tout à fait normalement et je n'entends pas de voix.

— Qu'est-ce que tu racontes là, jeune fille ? demanda Rinata. J'ai comme l'impression que tu me caches quelque chose.

— Je ne suis pas folle, j'en suis sûre. Je veux faire partie du voyage, la supplia Nadine.

— Je ne comprends rien. Damien, tu sais ce qu'elle a ?

Le jeune homme secoua la tête. Il se tenait le menton, songeur, tout en contemplant la tante de Mélia. C'est Mélanie qui vendit la mèche, impatiente de sortir de cet imbroglio de non-dits.

— Nadine entend des voix et a des visions. Elle n'osait pas en parler de peur de ne pas pouvoir partir avec nous.

Rinata explosa. Pour la première fois, la douce et patiente Maître Arcan se transforma en une ogresse rugissante. Les yeux exorbités, la bouche tordue dans un rictus mauvais, elle invectiva Nadine sans interruption. Seules manquaient les mèches blanches pour une parfaite imitation de Téodor Lux dans ses heures les plus sombres.

— Mais comment as-tu pu être si égoïste et inconsciente que ça, Nadine ! Tu n'es qu'une gamine sans la moindre jugeote ! Notre avenir à tous se joue en ce moment et toi tu ne penses qu'à ta petite personne. Des gens meurent, se sacrifient pour la survie de tous, et toi tu pleurniches parce que tu ne peux pas partir en voyage avec tes amis !

Blandine était écarlate et affichait ainsi sa culpabilité. Thys et Mélia demeuraient sans voix, pétrifiés par leur responsabilité. Rinata les observa et sa colère s'amplifia encore.

— Quoi ? Mais vous étiez tous au courant ? Aucun d'entre vous ne mesure la gravité de la situation ni l'importance de notre mission. Nadine, tu resteras à l'hôtel, il est hors de question que je m'encombre d'un fardeau supplémentaire ! Téodor avait raison, tu n'es pas à la hauteur.

Les paroles cinglantes de Rinata percutèrent Tantine de plein fouet. Celle-ci hoqueta, se prit la tête entre les mains et finit par partir en courant en direction de la chambre. Mélia amorça un pas pour la rejoindre, mais fut retenue par la poigne d'acier de sa grand-mère.

— Toi, tu restes là ! On va parler !


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