Chapitre 18: on fait les valises


Ça faisait quarante-huit heures qu'ils campaient tous chez Marceline. Ils n'avaient pas réussi à se quitter, trop meurtris et trop abasourdis par la perte de l'Ethérie. Sylvie et Anthony étaient sortis faire des courses et le salon avait été aménagé en dortoir. Il y avait suffisamment de plaids et de couvertures dans la maison de la Tutrix pour que chacun s'emmitoufle. De toute façon, personne ne parvenait vraiment à dormir, juste quelques heures par-ci, par-là. Téodor était sous haute surveillance, Clotaire et Thomas ne le lâchaient pas d'un pouce. Quant à Briac, c'était les jumeaux qui étaient chargés de le canaliser.

Le Péragore semblait avoir retrouvé toute sa lucidité, mais il ne voulait plus se séparer du rubis de sa mère. Encore une fois, il avait fallu l'intervention conjuguée de Sylvie, Nadine et Mélia pour qu'il accepte que l'on inspecte la gemme. Elles lui avaient promis que Téodor ne s'en approcherait pas. Ce fut Thomas Johnson qui eut la charge de contrôler l'authenticité du rubis et, au grand soulagement de tous, il certifia qu'il s'agissait bien d'un Ingéni, de toute beauté, d'ailleurs.

Par contre, Téodor avait vu juste. Au milieu des débris scintillants de l'aigue-marine, Christelle avait trouvé une minuscule puce électronique, un traceur GPS d'une technologie de pointe incroyable. Aussitôt, la jeune femme s'était portée volontaire pour éloigner l'espion de la maison de Marceline et leurrer les Indésiratas. Elle espérait ainsi faire gagner quelques journées de répit à ses compagnons pour leur permettre de s'organiser.

La seule bonne nouvelle qui donna enfin un élan au clan des Ostendes, ce fut l'arrivée de Rinata. Celle-ci avait d'abord été prévenue des perturbations en Ethérie par un Maître de la zone 6, puis Sylvie avait réussi à la contacter. Elle avait laissé tout en plan pour rejoindre sa famille.

— Venez dans mes bras ! furent les premiers mots qu'elle adressa aux jumeaux qui comprirent à quel point elle était chamboulée, car pour une fois elle ne les affubla pas de ses doux surnoms dont elle avait le secret.

L'étreinte fut longue et apaisante, elle réserva le même traitement à Sylvie, Mélanie et Nadine. Elle prononça des paroles réconfortantes à chacun. Ce fut avec Téodor qu'elle passa le plus de temps. Tous deux s'enfermèrent dans la buanderie et, recroquevillés entre la machine à laver et le sèche-linge, ils s'étreignirent à l'abri des regards. Quand ils ressortirent de leur retraite, Maître Lux avait les yeux rouges, mais paraissait plus serein. Il se tint immobile, quelques secondes, face aux visages inquisiteurs de ses pairs. Incité par une légère pression de Rinata dans le dos, il se mit en marche et fonça tout droit sur Briac. Le jeune homme se crispa, ses paumes grésillèrent, tandis que Clotaire et Thomas s'interposèrent.

— Non, c'est bon. Je me contrôle, se contenta de dire Téodor en levant les mains en signe d'apaisement. Je viens m'excuser, Briac. Je crois que j'ai perdu mon sang-froid. C'est inadmissible de la part d'un Maître Arcan, quelles que soient les circonstances.

Le jeune Péragore était tendu, la sueur se devinait sur son visage luisant. Il opina d'un signe de tête, les lèvres scellées. Mis en confiance, Téodor poursuivit:

— Malgré notre différend, je souhaite toujours t'initier en tant que Prudens. Tu as des aptitudes exceptionnelles qu'il faudra apprendre à contrôler.

— Et c'est vous qui voulez m'apprendre à me contrôler ! explosa Briac.

Téodor bomba le torse et ses mèches commencèrent à s'élever. Ses yeux reptiliens scrutèrent le Péragore, tandis que ses lèvres se retroussèrent, libérant ses canines proéminentes. Il éclata d'un rire aussi nerveux que moqueur.

— Eh bien, jeune homme, oui c'est moi et moi seul qui pourrai te guider. C'est à prendre ou à laisser. Je te donne quelques minutes pour réfléchir, mais sache que ta décision sera irréversible. Je n'ai pas pour habitude de m'apitoyer ni de parlementer.

Sans attendre la moindre réaction de Briac, il se tourna vers les autres Ostendes.

— Mes amis, je vous dois aussi des excuses. J'ai complètement déraillé, submergé par un trop plein d'émotions. C'est Rinata, malgré sa peine immense, qui a réussi à me remettre d'aplomb. J'espère que vous pourrez m'accorder encore votre confiance, car on doit se serrer les coudes et avancer de concert. Êtes-vous prêts à agir, à contrer les forces maléfiques de nos ennemis ?

Tous hochèrent la tête en guise d'assentiment. Pas une hésitation. Téodor avait toujours été un guide fiable, le roc de leur Jécorum. Sans Térence et Anastasia, il restait le dernier repère et c'était rassurant de le voir remonter en selle.

— On vous suit, confirma Sylvie au nom de tous.

— Bien, reprit Maître Lux d'un ton satisfait. Nous allons monter trois expéditions en parallèle. L'une pour l'Antarctique où Mélia a eu la vision d'un cylindre. L'autre pour la Zone 3, en Ethérie, où il reste un seul bastion de résistance face à la Faille. Aucun espoir de pouvoir atteindre notre Jécorum depuis l'Australie, je le précise pour ceux dont les yeux se sont mis à pétiller.

Il fixait les jumeaux qui avaient effectivement repris quelques couleurs en entendant cette nouvelle.

— La Zone 3 est quasiment submergée, continua Téodor. Leur Jécorum est détruit, mais une parcelle d'une centaine de mètres carrés semble encore viable, près d'une ouverture. Les Maîtres Arcans de toutes les Zones y envoient des émissaires pour essayer de préserver cet espace. Je ne sais pas si les nôtres auront le temps de faire un tel voyage avant l'anéantissement total de l'Ethérie, mais nous devons le tenter. J'aimerais beaucoup que Luce, Christelle et Marcel en soient les chefs. Ils choisiront ceux qui les accompagneront. Un groupe d'une vingtaine de personnes serait l'idéal. Rinata m'a certifié que nous avons les fonds pour ce voyage grâce aux éclats de diamant du casque de Daniel.

Hochements de têtes et murmures approbateurs confirmèrent à Téodor que le clan des Ostendes rescapés approuvait ses directives.

— Et la troisième expédition ? demanda Sylvie.

— Cette dernière aura pour but de surveiller les agissements des Indésiratas et de les prendre de vitesse.

L'organisation proposée parut redonner du courage aux troupes. Des yeux scintillèrent, des poings se serrèrent, la détermination réapparut sur bon nombre de visage. Un élan solidaire parcourut l'assistance.

— J'imagine que tu as déjà attribué un rôle à chacun, s'enquit Thomas.

— C'est exact. Pour l'expédition en Antarctique, j'envoie mes Prudens et Rinata, s'ajouteront Cid et Théo. Je ne pense pas que ça sera dangereux puisque nous aurons notre propre milice ici pour avoir à l'œil les Indésiratas. D'ailleurs, ce groupe d'espions sera sous la tutelle de Thomas et Clotaire.

Thys fut surpris d'apprendre que Clotaire aurait une telle charge. Il n'imaginait pas le cuisinier de l'Ethérie ailleurs que derrière ses fourneaux, mais visiblement celui-là avait d'autres talents.

Revigorée par l'élan de Téodor, chaque équipe se forma et s'organisa. Au milieu de cette effervescence, Briac, la tête basse, mais le regard déterminé, s'approcha de maître Lux.

— J'accepte votre proposition, se contenta-t-il de dire. Je deviens un de vos Prudens, je pars donc avec les autres en Antarctique, n'est-ce pas ?

Téodor tiqua, mais il se ressaisit rapidement et obtempéra d'un simple signe de tête.

— Moi aussi alors, je rejoins vos Prudens ! s'exclama Nadine. Je suis liée à Briac. C'est Anastasia qui a provoqué ça avec son Appel raté, rappelez-vous !

Téodor secoua énergiquement la tête, puis il se ravisa. Il connaissait le caractère obtus de la tante des jumeaux et ne semblait pas disposé à l'affronter.

— Je ne pense pas que cela soit une bonne idée, dit-il simplement, mais si cela est ton souhait, tu peux intégrer le groupe de Rinata.

Nadine se retint de sautiller de joie, mais ses doigts pianotèrent des notes excitées sur la commode qui se trouvait à ses côtés.

— Et vous ? demanda Thys au Maître Arcan. Vous allez faire partie de quelle mission ?

— Je vais chapeauter les trois et me rendre utile dès qu'on aura besoin de moi.

En l'espace de quelques minutes, le petit salon de Marceline se métamorphosa en un quartier général où chaque état majeur organisait la stratégie des jours futurs.

Rinata annonça aux sept Prudens de Téodor que les billets d'avion étaient déjà payés, ils partiraient le lendemain soir. Elle leur donna des conseils pour préparer leurs bagages, ils devaient s'attendre à des températures de l'ordre de moins quarante en Antarctique.

— Téodor vous a appris à utiliser l'énergie de votre Ingéni pour vous réchauffer, mais cette technique ne fonctionne que pour de courts instants sinon votre gemme se viderait et vous finiriez par puiser dans votre substance vitale, ce qui pourrait vous être fatal. Il faudra donc bien vous équiper pour résister au froid. J'ai déjà acheté toute une panoplie de vêtements, mais prenez vos affaires les plus chaudes. J'ai encore beaucoup à gérer avant le départ, notamment persuader les parents de Cid et ceux de Théo d'accepter de me confier une nouvelle fois leurs fils. Je vous laisse et je vous retrouverai, juste avant le départ.

La famille Ano quitta la petite maison de Marceline pour rejoindre leur grande demeure. Thys et Mélia montèrent dans leur chambre afin de préparer leur valise, mais bien vite, ils se réunirent dans la chambre de Mélia pour débriefer. La jeune fille était pâle et tremblante. La tension des dernières heures refaisait surface. Elle caressait Chinchou, blotti sur son lit.

— J'ai peur, Thys, se confia-t-elle. J'ai l'impression que le monde s'écroule, que tout ce que l'on connaît va disparaître. J'ai peur qu'il y ait encore des morts. Trop de choses reposent sur moi. Je ne m'en sens pas capable.

La jeune fille enfouit la tête dans son oreiller pour étouffer un sanglot, son frère s'allongea à ses côtés.

— Tu n'es pas seule, Mèl. On est tous dans la même galère et on va s'épauler. On est une équipe qui déchire. Sept Prudens aux aptitudes démentes. Tu vas voir, avec Mamina aux commandes, on va faire des étincelles !

La légèreté de Thys réussit à la faire sourire. Elle hocha la tête et caressa la joue de son frère.

— Merci, mon Titou, d'être toujours là pour moi.

Elle l'embrassa et se remit à compléter sa valise. Alors que Thys allait partir, elle se racla la gorge et hésita à parler:

— J'emmène Chinchou avec moi, dit-elle dans un souffle. J'ai besoin de sa présence après ce qu'il s'est passé. Et j'ai trop peur de le laisser tout seul ici. Tu ne diras rien, hein ? Il sait rester discret et j'ai tout prévu pour son confort et sa sécurité.

Elle désigna un lot de sweats à poche ventrale, des sachets de graines et des cocons de laine qui pourraient servir de nid douillet, ainsi qu'une demi-douzaine de minuscules bonnets. Thys se douta que Nadine était dans la confidence et les avait tricotés pour le petit animal. Il sourit à sa sœur, lui fit un clin d'œil et rejoignit sa chambre.

Il avait su cacher la peur qui lui broyait le cœur. Ils ne pouvaient pas se permettre de craquer tous en même temps. Et il y croyait vraiment à leur groupe de bras cassés. Damien avait un don exceptionnel pour la guérison. C'est lui qui avait perçu ce qui bloquait chez Rinata et qui lui avait sauvé la vie à leur retour de Tiahuanaco. Blandine faisait preuve d'une fabuleuse empathie et savait absorber leur trop-plein d'émotions dans les pires moments de leur vie. Mélanie était peut-être la plus brillante des Prudens de Téodor, elle maniait l'élément feu comme personne. Briac, bien qu'il agaçât toujours un peu Thys, avait montré sa puissance à deux reprises, en anéantissant une bande d'Indésiratas à Yonaguni et, récemment, quand il avait affronté Téodor. Évidemment, Mélia était le composant essentiel de leur groupe, c'est elle qui les guiderait vers le cylindre. Thys se rassurait en se disant que même s'il était loin d'être aussi doué que ses compagnons, il avait la capacité de communiquer avec le règne végétal et cela s'était déjà avéré bien utile.

Cid et Théo n'étaient pas des Ostendes. Il n'avait pas connu l'éveil, mais ils étaient courageux. Et surtout, Cid était une source d'énergie providentielle, alors que Théo semblait insensible aux attaques énergétiques. Des atouts indéniables dans leur équipe. Il restait Nadine. Sa tante n'avait pas fait preuve d'aptitudes particulières et n'avait pas encore suivi de formation. Le jeune Éther avait peur que l'aventure qui se préparait soit compliquée pour elle, mais il la savait pleine de ressources.

Justement, Nadine pointait le bout de son nez à la porte de la chambre de Thys.

— Je peux rentrer ? Je voudrais te poser une question.

Thys lui fit signe d'approcher, Nadine n'avait pas l'air dans son assiette. Elle était extrêmement pâle et ses yeux particulièrement cernés. Le jeune Éther fronça les sourcils en la dévisageant.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-il.

— Je... je voulais en parler à Mélia, mais elle est déjà couchée, alors peut-être que tu pourras m'aider. Il m'arrive quelque chose.

Thys s'alarma. Trop d'évènements graves s'accumulaient, il ne se sentait pas de taille à affronter un nouveau problème, pourtant l'air désespéré de sa tante le força à prendre un air assuré.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— Je ne voudrais pas que tu en parles à tes parents ni à Téodor ou Rinata, précisa Nadine.

Devant la mine soudain soucieuse et hésitante de son neveu, elle ajouta.

— Thys, jure-le, tu n'en parleras pas, sinon je risquerai de ne pas pouvoir partir avec vous en Antarctique. Tu les connais.

Thys acquiesça en se demandant s'il ne faisait pas une énorme bêtise.

— Je te le jure, je n'en parlerai pas.Dis-moi maintenant ce qu'il t'arrive.

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