Chapitre 15: Dernier souffle


Térence avait poussé Marceline dans un geste irréfléchi. L'ouverture était fermée. Il n'était pas passé. Il était condamné. Mais il ne regrettait rien. Comment aurait-il pu quitter l'Ethérie, lui qui en était l'agenceur depuis des années ? Il avait donné tout son temps libre, toute son énergie à ce lieu mythique. Il avait organisé la vie dans les alcôves, géré les activités du Jécorum. Comment aurait-il pu renoncer définitivement à cet endroit qui lui conférait son identité, alors même que sa meilleure amie luttait, seule, à quelques centaines de mètres, pour préserver la dernière parcelle viable de leur monde ?

D'un regard, il engloba tout ce qui l'entourait. C'était le chaos. Les vents puissants avaient repris le travail dévastateur et nettoyaient le sol de toute vie végétale. Les arbres, à moitié déracinés, s'accrochaient à la terre trop friable. Les herbes, les ronces et les fleurs arrachées de leur humus voltigeaient de manière erratique. À l'horizon, le ciel marbré de brume noire rejoignait le sol.

La Faille, tapie au loin, préparait sa dernière attaque vicieuse. Térence s'agenouilla, les yeux clos. Il était prêt. Il retint ses larmes, trop fier. Cette bouche dévoreuse ne le verrait pas pleurer. Il posa ses mains au sol pour dire adieu et se gorgea de la vie souterraine qui l'habitait encore.

La petite calcite cachée derrière son bouc bien taillé manifesta son envie de résister. Elle dispensa une vive lueur orangée et cracha des grésillements vindicatifs. Jamais Térence n'avait senti son Ingéni si fougueux. Comme mue d'une volonté propre, la pierre était prête au combat. Malgré son désespoir, l'Agenceur esquissa un sourire. Ce minéral qui vivait en lui depuis des années était en train de lui donner une leçon.

D'accord, il n'abandonnera pas, il suivra l'exemple d'Anastasia et résistera jusqu'à son dernier souffle. Il se redressa et fit face à la Faille qui grondait. Le poing levé, il la défia.

— Je suis encore là, sale bête ! Et je ne vais pas mourir sans te dire tes quatre vérités ! Tu es un monstre, tu dévores tout, tu détruis tout depuis la nuit des temps. Ça t'amuse, hein ! Mais les hommes résistent. Tu ne gagneras pas. L'Ethérie succombe, mais la Terre est toujours là. Tu verras, Téodor va découvrir comment te vaincre, il va te museler. Et il y a Mélia. Cette gamine est puissante. Elle trouvera une solution. Tu crois nous avoir anéantis, mais l'humanité n'a pas dit son dernier mot.

Sa diatribe achevée, Térence se tint droit, prêt à subir la rafale qui cavalait vers lui. Quand les vents l'arrachèrent du sol, il s'arcbouta pour lutter un maximum. Son Ingéni vrombit. Et pendant bien deux secondes, l'homme tint tête à l'élément. Puis la force aérienne le saisit. Elle se moqua de lui en l'entrainant dans une valse endiablée.

Fétu de paille au milieu des débris végétaux, des roches et des arbres acheminés vers la dévoreuse de monde, Térence résistait. Les bras et jambes écartées, il laissa le vent s'engouffrer dans ses vêtements et par quelques gestes de doigts l'emprisonna dans le tissu. Toujours balloté, il trouva néanmoins une certaine stabilité en jouant sur la portance du fluide de l'air comme le ferait un écureuil volant.

Quand la bourrasque s'acheva, l'agenceur ne s'écrasa pas au sol, mais plana quelques secondes avant d'atterrir un peu brusquement, le souffle court, les cheveux hirsutes, le regard hanté.

Les sursauts de la Faille étaient aléatoires. Parfois les aspirations s'enchainaient sans répit, mais il y avait eu aussi quelques longues accalmies qui pouvaient se compter en journées, voire en semaines. Térence espérait que la prochaine colère du monstre lui laisserait le temps de rejoindre Anastasia. Pendant son vol forcé, cette idée était née. C'était son dernier objectif, retrouver son amie et lutter avec elle jusqu'au bout si elle n'avait pas déjà cédé.

Il se mit à courir, poussé par cette ultime volonté. Vif et athlétique, il sautait par-dessus les débris qui s'érigeaient en barrière, écartait les branches qui obstruaient son chemin. Il atteignit vite le Jécorum ou ce qu'il en restait. Depuis que le voile opalin ne préservait plus les lieux, le havre des Ostendes n'était que désolation. La Vreste, habituellement si apaisante, charriait avec rage tous les fragments de leur ancienne vie. Dans ses flots tumultueux, s'embrassaient feuillages, branchages, mais aussi vêtements, chaises à l'assise de paille, parasol, toile d'artiste et bien d'autres décombres d'une vie achevée.

Térence s'obligea à fixer son regard sur un point à l'horizon pour que son esprit ne s'accroche pas à ces souvenirs. Sinon, il se serait écroulé. Il progressait toujours, alarmé par les rots explosifs du gouffre ennemi. Apparemment, la Faille, joueuse, avait décidé de le laisser en paix. Elle n'envoyait plus son haleine fétide ravager les derniers vestiges qui tenaient encore debout, mais digérait avec fracas ce qu'elle avait déjà ingurgité.

Évoluant le long du cours d'eau, l'agenceur de l'Ethérie atteignit enfin les rochers du rêve. C'est lui qui avait donné le nom à ce lieu, lorsque le groupe d'Ostendes avait investi la Zone. L'enfilade de roches aux teintes pastel, à la surface lisse et douce, offrait habituellement un cadre idyllique. Térence eut bien du mal à se rappeler la quiétude de l'endroit quand il rejoignit les premières pierres qui s'érigeaient en sentinelles hostiles.

Le minéral saignait une substance noirâtre, amalgame de débris végétaux. Le sol jonché de détritus régurgitait l'eau nauséabonde que la Vreste déversait à côté de son lit. Térence ne put retenir une grimace et serra les poings. Comment la situation avait-elle pu déraper si vite ? Pourquoi n'avait-il pas été plus vigilant ? Il le savait pourtant que les Indésiratas préparaient un mauvais coup. À Yonaguni, ils avaient capturé plusieurs d'entre eux pour faire des expériences liées à leur Ingéni. Et Daniel, le fils Le Tallec avait déjà effectué une tentative d'incursion en Ethérie. Une larme perla au bord de la paupière de l'agenceur et elle se figea de rage.

Encore quelques mètres et Térence serait fixé sur le sort d'Anastasia. Pour l'instant, il ne ressentait pas sa présence, l'Ingéni de son amie ne rayonnait pas. Rien ne semblait vivant dans cette zone dévastée. C'est pourquoi l'agenceur hoqueta de surprise quand un enfant se dressa devant lui. Un petit garçon blond, très pâle.

— Mais, qu'est-ce que tu... Qui es-tu ? balbutia-t-il complètement déboussolé.

L'enfant ne répondit rien. Ne bougea pas. Telle une statue éthérique, il fixait l'agenceur.

— Par les Éthers Originels, d'où sors-tu ? demanda l'Ostende en s'approchant du petit garçon.

Celui-ci n'eut aucun mouvement de recul. Droit, le regard figé, il paraissait ailleurs. Térence s'accroupit à ses côtés et le détailla. Il était fluet et avait une bouille angélique, pourtant ses yeux bruns se couvraient d'un voile froid. L'agenceur réprima un frisson, ce petit bout d'homme qui lui faisait face n'avait rien de naturel. Son expression dénuée d'émotion, sa gestuelle mécanique le mettaient mal à l'aise. Térence ne connaissait pas cet enfant et ne comprenait pas comment il avait pu vivre plusieurs heures, seul, dans cet environnement hostile.

— Comment t'appelles-tu ? essaya-t-il encore. Il ne faut pas rester là. Viens avec moi.

Les yeux noirs ne cillèrent pas. La tête à peine penchée, l'angelot le toisait. Aucun mouvement, à part un léger balancement sans doute dû au résidu de vent généré par la Faille. Devant l'impassibilité de son jeune interlocuteur, Térence était désorienté .

— Ce n'est pas possible, je délire ! Qui es-tu ?

La voix de l'agenceur se perdit dans un trémolo, ses jambes cédèrent et il se retrouva à genoux à la hauteur de l'enfant. Celui-ci ne lui prêta aucune attention, mais braqua un point à l'horizon de son bras droit et se mit en marche dans cette direction.

Le petit corps avançait d'un pas tranquille et régulier, comme téléguidé par une force extérieure. Térence sidéré regardait cet être chimérique s'éloigner sans être capable de prendre une décision. Il voulait rejoindre Anastasia pour vivre ses derniers instants auprès d'elle, mais il lui était impossible d'abandonner à son sort un enfant, aussi étrange soit-il.

Alors qu'une brume lourde emplie de poussière noire et poisseuse enveloppait les pas du petit garçon et noyait déjà sa silhouette, l'agenceur choisit de le suivre. Il adressa un adieu mental à son amie qui peut-être luttait encore à quelques pas d'ici et s'élança sur les traces du petit être. Si l'enfant remarqua l'homme qui lui emboitait le pas, il n'en laissa rien paraître. Imperturbable, il traçait sa route sans s'effaroucher des amas de glaise, des branches et des débris de roches qui entravaient son avancée.

Térence le rejoignit facilement. Après être resté quelques instants dans son sillage, il choisit de marcher à ses côtés, mais pas une fois l'enfant ne tourna la tête pour le regarder.

— Où me conduis-tu, petit ? Tes parents sont par-là ? Tu es bien un Ostende, hein ?

L'agenceur enchainait les questions sans espoir de réponses. Au bout de quelques minutes, l'enfant s'arrêta, ses yeux sondèrent l'horizon et il obliqua sur sa droite. Il poursuivit son chemin sans se préoccuper de son compagnon d'aventure.

— C'est quand même incroyable, cette histoire, marmonnait l'agenceur pour lui-même.

Arrivé au pied d'un imposant bloc rocheux que Térence reconnut à peine tant le décor autour de lui avait été grignoté par la Faille, le blondinet fit une nouvelle pause.

— Bien. Et qu'est-ce que l'on fait maintenant ?

Sans espérer de réponse, Térence inspectait les lieux, circonspect. Ils étaient à la périphérie de l'ancienne zone du Jécorum. Un havre habituellement luxuriant, envahi de plantes médicinales recherchées par certains Aguerris pour compléter leurs dons de guérisseurs. Mais là, la végétation avait été dévorée, comme léchée soigneusement par une langue sèche qui ne laissait derrière elle aucun débris.

Le champ nu dévoilait de curieux sillons creusés dans la terre. Ces marbrures couraient sur le sol, s'enlaçaient, puis s'écartaient avec harmonie pour toutes se rejoindre au pied de la falaise. Là où se trouvait le petit garçon.

— Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi m'as-tu amené ici ?

L'angelot avait les yeux clos, comme s'il avait atteint sa base et se rechargeait. Aucun frémissement, pas une once de vie ne le parcourait. Térence lui frôla le bras. La peau était froide, mais douce, bien charnelle et non immatérielle comme l'agenceur le redoutait.

— Hé ! Oh ! Tu fais quoi ?

En guise de réponse, l'enfant émit un petit grésillement comme le ferait un Ingéni plein d'énergie. Le son émanait de tout son corps qui devint iridescent. L'agenceur recula d'un pas, partagé entre la peur de voir le petit imploser et le désir de le secourir. Mais son attention fut détournée par un vrombissement dix fois plus puissant.

La Faille sortait de sa léthargie.

Son haleine chargée de la vie en décomposition les atteignait déjà, le souffle de la mort enflait dangereusement. Térence, malgré ses craintes, attrapa le bras du petit qui ne paraissait nullement inquiété par le vacarme des vents.

— Viens, malheureux ! On ne peut pas rester ici, il n'y a aucun abri. Dans deux minutes, on sera aspirés.

Mais l'agenceur savait que de toute façon, ils étaient perdus. Rien ne pouvait les protéger ici. Le seul endroit épargné était l'enfilade de cavités souterraines au sein même du Jécorum. Ce refuge était bien trop loin de leur position. La roche les préserverait peut-être quelques instants de la violence des premières bourrasques, mais elle ne pourrait pas les empêcher d'être happés par les mouvements cycloniques qui suivraient.

Désespéré Térence fixait l'angelot toujours irisé d'une lueur blanche. Imperturbable. Quand son attention fut attirée par le socle de quartz sur lequel se tenait le petit. Le bout de roche était lui aussi devenu luminescent.

— Mais qu'est-ce qu'il se passe là ?

Avant qu'il ne pût s'approcher pour observer de plus près le phénomène, une fougueuse rafale l'arracha du sol et le projeta une vingtaine de mètres plus loin. La Faille gronda sa satisfaction, tandis que les vents sifflèrent leur mépris. À quatre pattes, Térence plantait ses doigts dans la terre sèche en cherchant avec désespoir de maigres prises pour résister encore quelques minutes. Bravant la force des bourrasques, il leva la tête pour voir où l'enfant avait été éjecté et si, par bonheur, il avait pu se raccrocher quelque part. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que le garçonnet se tenait toujours droit sur son socle de pierre, comme fiché dans le sol ! Ses fins cheveux blonds voletaient autour de son visage, ses vêtements étaient tiraillés par le souffle fétide, mais son corps oscillait à peine.

Les muscles raidis, la mâchoire crispée, l'Agenceur affronta la fureur venteuse. Centimètre après centimètre, il se rapprocha de l'enfant prodige. La prochaine bourrasque serait fatidique, il le savait. Il n'avait plus rien sur quoi se raccrocher, ses doigts et genoux étaient en sang, la force lui manquait, mais il voulait comprendre. Comment ce petit être faisait-il pour résister ?

Il profita d'une accalmie pour se relever et courir, il eut l'impression de faire du surplace pendant plusieurs secondes avant de parvenir à grappiller quelques mètres et finalement rejoindre sa statue de chair.

— Comment fais-tu ça ? s'égosilla-t-il pour couvrir le vent qui mugissait près de son oreille.

Comme il s'y attendait, le blondinet ne répondit pas, ne le regarda même pas. Pourtant la lueur qui émanait de son corps s'intensifia et la pierre, sur laquelle il s'était juché, grésilla.

Alors que la Faille éructait pour signifier l'imminence d'un nouvel assaut, Térence s'accroupit pour inspecter le bloc de quartz qui faisait office de piédestal à son étrange compagnon. Comme si c'était l'attitude attendue, l'enfant en descendit. Gravée sur le fragment de marbre, une spirale, terminée à chacune de ses extrémités par une flèche, rayonnait.

— Le symbole des Éthers ! s'exclama Térence. Mais qu'est-ce que ça fait là ?

Instinctivement, il en suivit les contours du bout des doigts et sa calcite orangée, qui sommeillait dans son bouc bien taillé, s'éveilla en crépitant une lueur auburn. Petit signal de connivence entre Éther, cet appel lumineux fut le déclic de tout un mécanisme ancestral. Quelques grondements souterrains interloquèrent l'agenceur qui se recula bien vite. En alerte, il observait le socle, prêt à toute éventualité.

Mais ce fut le Souffle jaillissant de la Faille qui coupa court à ce moment de découverte. Déferlant depuis les entrailles de la Terre, les vents propulsés par la colère du Monde gonflaient, sifflaient, arrachaient les derniers lambeaux de vie. Telle une cavalcade de milliers de chevaux, ils fonçaient sur Térence et son protégé. Les yeux fermés de terreur, l'agenceur recula d'un pas. Et ce fut la chute.


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