Chapitre 13- Espoir en ruines
La première chose que vit Thys fut le corps désarticulé d'un Aéquor au bord du bassin où s'écoulait la Vreste. Il hoqueta, il lui avait semblé reconnaître Bastien, un garçon d'une vingtaine d'années, assez timide, qui avait pourtant été présent auprès de lui lors de ses débuts en Ethérie.
Mélia était livide, elle aussi avait aperçu le cadavre. Elle pressa la main de son frère, incapable de parler. Les jumeaux se firent violence pour sortir de leur cachette et avancer à couvert au cœur du Jécorum. Ils s'étaient fixé la mission de retrouver les survivants et de les guider vers Marceline pour quitter l'Ethérie avant que toutes les ouvertures soient fermées. Mais restait-il des survivants ici ? Tout était douloureusement calme. Mélia pensa à Anastasia et Térence. Avaient-ils réussi à fuir ? Est-ce que Blandine, Damien et Mélanie étaient en Ethérie quand les Indésiratas étaient arrivés ? Oh ! Ces pensées étaient horribles ! Une seule chose la réconfortait, elle savait que Mamina était sur le plan terrestre en train de préparer leur voyage en Antarctique.
Un vent froid et âpre se leva et caressa les jumeaux avant de s'enhardir et d'ébouriffer leurs cheveux, puis piquer leur peau.
— La Faille ! réalisèrent-ils de concert.
— Il faut que l'on atteigne les salles souterraines tout de suite, cria Mélia pour se faire entendre de son frère, alors que le souffle ennemi exprimait son premier mugissement de bête traqueuse.
Les jumeaux affrontèrent les bourrasques qui sifflaient à leurs oreilles et balayaient des rouleaux de brumes mousseuses. Il n'y avait personne. Le Jécorum était désespérément vide. La plénitude habituelle avait laissé place à une ambiance lugubre. La luminosité n'était plus tamisée par le voile opalin et des éclats de lumière agressaient les pupilles. Les odeurs, d'ordinaire douces et englobantes, se teintaient de flagrances acides. Des déchets végétaux s'accumulaient en divers endroits, abandonnés par de petits tourbillons agressifs.
Thys et Mélia s'épaulaient maintenant pour avancer, le vent animé d'une colère sourde les repoussait. On aurait dit qu'il souhaitait leur barrer l'accès au souterrain. Les deux jeunes gens étaient à quelques mètres de leur destination. Ils atteignirent le Refuge d'été. Ce vaste espace borné d'arbres aux branchages denses et enchevêtrés était habituellement un barrage naturel aux intempéries. Pourtant, devant leurs yeux sidérés, la salle végétale résistait mal aux rafales, des conifères oscillaient dangereusement et des craquements inquiétants se faisaient échos.
— Attends deux minutes, il faut que je reprenne mon souffle, plaida Mélia.
Elle se plia en deux, les mains sur les cuisses, et expira bruyamment, tout en repoussant ses longs cheveux qui lui cachaient le visage. Thys haletait debout, le regard perdu. Les résineux qui formaient le mur naturel de cet espace protégé l'appelaient. Leur voix était sourde et insistante.
Il ne résista pas et enserra un large tronc roux. La fusion fut instantanée, toutes ses cellules tressautèrent pour se modeler au végétal. Une sève épaisse et désorientée emplit ses vaisseaux et nourrit son système neuronal. Connecté, au jeune épicéa de cinquante saisons, il fut parcouru d'une colère effroyable.
Le déséquilibre avait atteint l'Ethérie, les arbres se passaient le mot et s'affolaient. Leur survie était menacée. Plusieurs d'entre eux avaient succombé et la plupart affichaient déjà des séquelles irréversibles. Le jeune épicéa auquel Thys avait décidé de se lier était encore vigousse, mais il épuisait son essence à lutter contre les énergies inverses qui détruisaient la vie en Ethérie. La conscience de l'arbre s'ouvrit sans aucune réticence et le garçon put lire sa mémoire et celle de ses congénères.
Quelques heures plus tôt, une intrusion discrète sur le plan des énergies avait d'abord perturbé la communauté végétale. Il s'agissait d'un groupe d'intrus qui diffusaient des odeurs de stress et de nervosité. Puis, le voile transparent qui protégeait le Jécorum avait cédé sous leurs assauts. L'harmonie avait été rompue brutalement.
Thys reçut les images que se diffusait la conscience collective des conifères. Des hommes, équipés d'un casque lumineux, s'infiltraient simultanément par une dizaine d'ouvertures. Ils se rejoignaient ensuite et encerclaient le Jécorum. Ensemble, ils projetaient des faisceaux de lumière dont la longueur d'onde brisait facilement la paroi protectrice.
L'angoisse humaine de Thys rejoignit sa conscience végétale déjà affolée. Il lui sembla que tout son être s'atrophiait. Il vit encore une série d'images qui le fit suffoquer et se fit violence pour se détacher de ce flot d'informations trop cruel pour son entendement.
— Qu'est-ce que tu as vu, cette fois ? demanda Mélia dès que Thys émergea de sa douloureuse transmission.
Une main encore posée sur l'écorce brun-rougeâtre, finement écaillée de son jeune allié, le jeune homme essayait de reprendre ses esprits. Mélia le pressa:
— Thys, on n'a pas le temps, tu as des infos ?
— Ils sont là, les Indésiratas, répondit-il dans un souffle. Je les ai vus détruire la protection du Jécorum. Ils portaient un casque comme celui qu'avait Daniel quand il s'était introduit ici. Et j'ai vu aussi...
Sa voix s'étrangla et il porta une main à sa bouche, les yeux remplis de larmes, il n'arrivait pas à poursuivre. Mélia s'approcha de lui et le prit dans ses bras.
— Dis-le-moi, dis-moi ce que tu as vu, même si c'est difficile, je dois savoir.
Elle était blanche, fantomatique, elle s'attendait au pire. Thys avait la gorge verrouillée, un filet rauque déversa les prochains mots.
— Anastasia, Térence et les frères Targent ont défendu le Jécorum. Il y avait une dizaine d'autres personnes. Plusieurs sont tombés. Bastien près de la Vreste, une femme sur le chemin plus loin, là derrière il y a un des frères Targent, je ne sais pas si c'est Marcel ou Sylvain et près de l'entrés des salles souterraines, je crois que j'ai vu... le corps de Jonas.
— Jonas, l'oncle de Mélanie ? demanda Mélia anéantie.
Thys acquiesça, se mordit la lèvre et laissa les larmes dévaler ses joues. Il renifla fort.
Mélia ne voulait pas y croire. Thys s'était trompé.
— Montre-moi où est tombé l'un des frères Targent ! décida-t-elle soudain. Tu dis que c'est tout près, on peut peut-être encore le secourir.
Thys secoua la tête.
— Il est mort, Mélia, je le sais !
— Montre-moi où il est !
Mélia n'en démordait pas. Elle voulait des preuves, elle ne pouvait pas croire son frère.
Thys lui prit la main et ensemble ils luttèrent contre les bourrasques féroces qui charriaient de plus en plus de petits débris. Ils parcoururent à peine une dizaine de mètres, arc-boutés l'un à l'autre. Et l'évidence s'afficha sous la forme d'un corps, à demi-recouvert par les feuilles.
— Sylvain ! cria Mélia en s'agenouillant auprès du régulateur.
Le visage parsemé de taches de rousseur de l'homme était figé, les yeux écarquillés dans un ultime étonnement. La jeune fille fut gagnée de tremblements irrépressibles, elle regarda tour à tour son frère, puis le cadavre couché dans la brume. Elle ouvrit plusieurs fois la bouche, mais ne réussit pas à s'exprimer. Thys avait les pupilles agrandies par l'immense peine qu'il contenait, il prit les mains de sa sœur, les serra dans un souci d'apaisement.
— Viens, dit-il simplement. Viens, Mèl. Il faut que l'on trouve les autres. Il faut les faire sortir d'ici.
Mélia le suivit docilement, l'air hagard. Ils reprirent leur lutte contre le vent. Des débris végétaux cinglaient leur visage et tailladaient parfois leur peau, mais ils ne ressentaient plus rien. Avancer et trouver quelqu'un en vie était leur seul objectif.
Au bord de la Vreste, ils devinèrent une silhouette avachie contre un rocher.
— Bastien, souffla Thys en détournant la tête.
Mélia ne dit rien, ses yeux effleurèrent le corps et s'en détournèrent instantanément. Quelques mètres plus loin, il y avait une jeune femme recroquevillée sur elle-même au bord du chemin. Sa position ne laissait aucun doute, la vie l'avait quittée.
Les jumeaux avançaient en refoulant toute pensée. Ils atteignirent enfin l'entrée des salles souterraines et entrèrent dans le grand sas au dôme de pierre. Aussitôt, ils le virent. Jonas était assis dans une mare de sang, adossé au mur de terre. La tête penchée sur le côté, un filet de bave s'écoulait jusqu'au sol.
— Non, non, non ! s'affola Thys. Non, il ne peut pas être mort. Mélanie a besoin de lui. Jonas !
Il piétinait d'angoisse autour de l'oncle de Mélanie, mais n'osait pas toucher le corps pour s'assurer de sa mort. Ce fut Mélia qui se pencha au-dessus du pauvre homme et qui lui redressa le visage. Deux yeux éteints et un visage exsangue lui firent face. Elle recula, horrifiée, et pleura dans les bras de son frère.
Il leur fallut quelques minutes pour lutter contre l'hébétement qui les assommait. Puis, ils se ressaisirent ensemble.
— On ne peut pas rester là, réagit Thys. L'Ethérie se désagrège, la Faille va tout engloutir. Viens.
Avec le peu d'énergie qu'il gardait, il agrippa sa sœur et se dirigea vers la sortie.
— Attends, intervint celle-ci. Il doit y avoir des survivants, il faut les trouver sinon ils ne pourront plus sortir. L'Ouverture de Marceline est la seule qu'il reste et dans quelques minutes, elle n'existera plus.
Thys marqua un arrêt. Il livrait un terrible combat intérieur. La peur et le dégoût lui ordonnaient de fuir, de rejoindre Marceline et Briac et de prévenir Téodor. Mais s'il y avait des rescapés de ce carnage, lui et sa sœur étaient leur seul espoir.
— Tu as raison, trancha-t-il. Il faut les trouver le plus rapidement possible.
Tenant toujours fermement Mélia, il se dirigea plus loin dans les salles souterraines avec l'angoisse de devoir affronter encore des visions macabres. Très vite, ils firent le tour de chaque pièce, toutes plongées dans un silence démoralisant.
— Ils ne sont pas là, se résigna Mélia. Il faut les chercher dehors. Vite.
Thys n'avait pas besoin d'une telle injonction, déjà il rejoignait la sortie, détournant la tête à proximité du corps de Jonas, ce qui ne l'empêcha pas d'entendre le soupir de désespoir de Mélia.
Dehors, le vent s'était apaisé. Petit instant d'accalmie avant la prochaine attaque de la Faille.
— Où peuvent-ils être ? demanda Thys.
Secrètement, il espérait que les dons de clairvoyance de Mélia s'éveillent et les guident, car ils manquaient cruellement de temps et ne pouvaient pas se permettre de sonder chaque recoin du Jécorum.
— On tente les alcôves ? proposa Mélia guidée plus par le bon sens que par sa capacité de visionnaire.
Son frère acquiesça et s'empressa de prendre le chemin qui menait à la grande paroi rocheuse, percées d'une multitude de cavités, la plupart habitées par des résidents du Jécorum.
Arrivés au pied de l'imposante structure, les jumeaux observèrent chaque ouverture dans l'espoir de discerner un signe de vie.
— Ouh ! Ouh ! hurla soudain Thys. Il y a quelqu'un ?
— Mais tais-toi ! le gronda Mélia affolée. Qu'est-ce qui te prend ? Il y a peut-être encore des Indésiratas.
— Non, Mélia. Réfléchis. Le voile protecteur du Jécorum est brisé, la Faille va tout engloutir dans peu de temps. Je sais bien que les Indésiratas sont des abrutis, mais pas au point de rester dans un lieu qui se liquéfie.
— Ohé ! C'est Thys et Mélia. On a une issue, rejoignez-nous vite si vous nous entendez ! se mit à crier à son tour Mélia, visiblement convaincue par le plaidoyer de son frère.
Thys esquissa un bref sourire avant de l'accompagner dans les octaves. Un léger mouvement en hauteur au niveau d'une alcôve isolée attira le regard des jumeaux. Une petite tête rousse familière sortie de l'ombre, suivie de près par deux autres silhouettes tout aussi connues.
— Mélanie, Damien, Blandine ! Oh ! Vous êtes là ! Vous êtes là ! éclata Mélia dans un soulagement incommensurable.
En quelques enjambées, les Prudens se rejoignirent. Mélanie tenait à peine debout, elle était soutenue par Damien, tandis que Blandine gardait constamment une main dans son dos. Mélia devina que la blonde Aguerris s'épuisait à absorber le désespoir de la jeune Donnador. D'ailleurs, Blandine était extrêmement pâle, ses belles joues rondes avaient une teinte diaphane inquiétante.
— On a été attaqués par des Indésiratas et oncle Jonas est mort, annonça Mélanie sans une larme, la voix monocorde, vide d'émotion.
— On ne peut plus sortir, toutes les Ouvertures se sont bloquées, expliqua Damien.
Puis il plissa les yeux, semblant réaliser soudain l'absurdité de son discours.
— Mais comment avez-vous fait pour venir jusqu'ici ?
— Téodor, Marceline et nos parents maintiennent un petit passage, il faut se dépêcher de les rejoindre, précisa Thys, euphorique à la vue de ses amis bien vivants.
— Il y a d'autres survivants ? demanda Mélia en se mordant la lèvre.
Comme s'ils avaient attendu cet instant, une dizaine d'Ostendes sortit des abris avec hésitation. Il s'agissait d'enfants ou de Prudens en premier cycle des transformations.
— Et les autres ? interrogea Thys d'une voix étranglée.
Ils pensaient aux Maîtres et à la vingtaine d'Ostendes qui peuplaient en quasi-permanence les lieux, notamment Clotaire, Térence et Anastasia.
— Ils nous ont dit de nous mettre à l'abri dans les cavités, ils voulaient tenter de rétablir le voile protecteur du Jécorum, expliqua Damien. On n'a pas de nouvelles depuis plus de deux heures.
Les jumeaux se sondèrent du regard et la décision fut prise bien avant qu'ils l'énoncent à haute voix.
— Suivez Mélia, ordonna Thys. Elle vous conduira à l'Ouverture. Moi j'interroge une dernière fois la mémoire des arbres pour essayer de localiser les autres. Et je vous rejoins très vite, ajouta-t-il à l'intention de sa sœur qui était prête à le sermonner.
Aucune objection ne fut soulevée. La vue du Jécorum, livrant ses entrailles au souffle mortuaire de la Faille suffisait à décider chaque rescapé du bienfondé de la proposition de Thys.
Malgré tout, la petite troupe menée par Mélia peina à atteindre sa destination. Plusieurs Ostendes étaient blessés et clopinaient soutenus par des partenaires en état de choc. La Faille avait repris son activité, et progresser sur les sentiers devenait vraiment difficile. Les rafales mugissaient et embarquaient tout sur leur passage. Du matériel de jardinage voltigeait au milieu de débris végétaux. Des chaises frôlaient les têtes, alors que des vêtements s'enroulaient sur tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Recroquevillés au sol, les Ostendes attendaient que la furie venue du centre de la Terre cesse son aspiration, pour tenter quelques mètres en sécurité.
Quand ils arrivèrent auprès de Marceline et Briac, ce fut le soulagement général. La vieille femme avait réussi à maintenir l'ouverture avec ses complices du plan terrestre. Par contre, elle semblait épuisée, son Ingéni était terne et crépitait par intermittence. Briac essayait bien de l'assister, mais son inexpérience était palpable.
— Vite, gémit Marceline. Passez vite, je n'en peux plus.
Sans attendre, Mélanie se faufila par l'Ouverture accompagnée par Damien et Blandine, les autres suivirent, muets, heureux d'avoir trouvé une issue, mais choqués par cet adieu à un monde qu'ils savaient ne jamais revoir.
— Il faut attendre Thys, s'affola Mélia. Il est allé chercher les autres.
À cette nouvelle, Marceline blêmit encore et manqua de s'effondrer.
— Non, Mélia, je n'en peux plus... Ramène vite ton frère. Je ne vais pas tenir plus de quelques minutes.
Le visage de la vieille femme s'était creusé sous l'effort, ses yeux si vifs d'ordinaire exprimaient une immense détresse. Mélia déglutit et se précipita vers le Jécorum. Mais Briac la retint.
— Attends, reste avec elle, tu pourras l'aider. Je vais chercher ton frère. Je cours vite, ajouta-t-il pour la persuader.
Le Péragore affichait encore un visage rougi par son passage en Ethérie, ce qui contrastait avec son teint livide. Il avait perdu sa superbe naturelle, pourtant son envie de se rendre utile était flagrante. Mélia acquiesça d'un signe de tête et apporta avec empressement son soutien à Marceline.
— Tu me le ramènes, tu les ramènes tous, ajouta-t-elle à l'adresse de Briac qui était déjà qu'une silhouette lointaine martelant le sol de sa course athlétique.
À peine ses compagnons partis, Thys avait choisi son arbre, un grand saule qui luttait désespérément pour maintenir ses racines dans le sol rocailleux. Il avait plein de choses à raconter, son incompréhension, sa colère contre la bêtise humaine, sa rage de se sentir vulnérable. Il était sourd aux questions du jeune humain qui s'immisçait dans son être.
Thys n'avait pas pris le temps d'attendre que le végétal courroucé finisse sa diatribe, il s'était rabattu sur un jeune châtaignier au tronc encore souple qui s'amusait à danser dans le vent, inconscient de son destin funeste. Le contact avait été un peu long à s'établir, peut-être était-ce dû à la fougue de l'arbrisseau. Thys qui l'habitait maintenant se sentait mû d'une irrésistible envie de croître, ses racines insatiables puisaient les nutriments nécessaires et c'était bon. Il eut besoin de quelques minutes pour détacher son esprit de ces nouvelles sensations et interroger la mémoire du jeune arbre. Mais alors les informations fusèrent: l'invasion soudaine d'hommes casqués, leur jouissance face à la destruction, les morts, la fuite, le vent qui se déchaine.
Thys voyait passer des groupes d'Ostendes apeurés qui cherchaient un refuge et d'autres encore prêts à en découdre, à défendre leur lieu de vie. Les visages défilaient marqués par l'horreur, la frayeur, l'incompréhension et la détermination. Il capta tout d'un coup la silhouette longiligne et athlétique d'Anastasia Tix.
— Bingo, s'exclama-t-il, je ne te lâche plus maintenant.
Concentré à l'extrême, il habita son hôte végétal de tout son être pour suivre sa cible. Anastasia était blessée au bras, mais cela ne paraissait pas trop grave, elle dirigeait un groupe d'Ostendes au milieu desquels Thys reconnut Térence et Clotaire. Ils semblaient tous déterminés et parcouraient un sentier qui longeait la rivière.
— Où vont-ils ? Tu le sais toi où ils vont ?
Le jeune Éther s'adressait à son châtaignier, sans bien sûr en attendre une réponse tangible. Il était conscient que la communication avec les végétaux ne s'opérait pas comme celle des humains, pourtant il avait besoin de cette proximité, de cette fausse connivence pour se rassurer.
Bientôt, le groupe ne serait plus dans le visuel du jeune arbre, Thys devait le forcer à faire appel à la mémoire collective de ses congénères. Par chance, l'arbrisseau était malléable et sociable. Il connecta ses racines au réseau souterrain et capta rapidement les souvenirs émotionnels de ses compagnons. Des images sporadiques dévoilèrent la progression de la troupe d'Ostendes. Thys reconnaissait les lieux, ils se dirigeaient vers les rochers du Rêve.
Le garçon rompit son lien avec le châtaignier. Il ressentit une forte tristesse lors de cette séparation, son hôte était innocent et ne se doutait pas du terrible destin qui l'attendait. Mais Thys ne pouvait rien faire pour lui, alors il se concentra sur ses compagnons.
Bravant les bourrasques et les projectiles volants de toutes sortes, il emprunta le sentier qui menait aux rochers du Rêve. En quelques minutes, il atteignit sa destination et fut dépité de ne voir personne. Affolé, il tourna sur lui-même. Où étaient-ils passés ?
Ce fut la voix éraillée et inimitable de Clotaire qu'il perçut en premier alors qu'il allait renoncer.
À l'abri derrière les plus gros rochers, hommes et femmes s'acharnaient à reconstituer le voile protecteur du Jécorum. Pour l'instant, un bouclier d'un mètre carré prenait naissance en face de chacun d'eux, tissé par leurs doigts agiles. Ils n'avaient pas vu Thys, trop concentrés à coordonner leurs efforts.
— Anastasia, il faut partir ! cria le garçon. On a une ouverture, c'est Marceline qui la maintient. Venez avec moi !
— Thys ? s'exclama la Maître Arcan sans le regarder, les yeux rivés à son ouvrage. C'est toi ? Que fais-tu là ? Mets-toi à l'abri derrière ma protection !
Le jeune Éther, qui avait failli être percuté déjà à deux reprises par des fragments de branches propulsés comme des obus par des vents de plus en plus belliqueux, n'hésita pas et se plaça juste derrière la portion de voile tissée par son amie.
— Il faut partir, répéta-t-il. On a encore une chance de sortir. Mais on doit y aller maintenant.
La Maître Arcan avait le corps arqué par l'effort, sa peau ruisselait de sueur et son front plissé dénotait d'une concentration extrême. Toujours absorbée par sa tâche, elle se permit un coup d'œil en direction du jeune Éther, auquel elle adressa un sourire désolé. Thys en perçut toute la détermination et n'eut pas besoin de mots pour deviner la terrible décision d'Anastasia. Il blêmit en secouant négativement la tête.
— Non, geignit-il, non. Tu ne peux pas rester, toute l'Ethérie sera bloquée et la Faille.... La Faille va tout détruire. Tu vas mourir. Je ne veux pas ! Viens !
Anastasia serra les lèvres et ferma les yeux, laissant couler une unique larme. Puis, elle s'adressa à ceux qui œuvraient à ses côtés.
— Suivez Thys, il va vous guider vers une sortie. C'est votre dernière chance. Adieux, mes amis.
L'espace de quelques secondes, les morceaux de voile en construction vacillèrent, signe de l'instant de perplexité des Ostendes présents. Ils se recentrèrent vite sur leur ouvrage, mais les questions fusèrent.
— Qu'est-ce que tu racontes, Anastasia ? Tu viens avec nous ! s'offusqua Térence, la barbichette tout auréolée par la puissance de son Ingéni en calcite orangée.
— On ne te laisse pas là, appuya Luce, la Maître Aéquor que Thys aimait comparer à Blanche Neige avec ses longs cheveux ébène et sa peau pâle.
D'autres contestations fusèrent et se mêlèrent, mais Anastasia avait le visage fermé, la lèvre décidée, l'œil résolu.
Le Souffle s'apaisa un peu, ce qui permit aux Ostendes de relâcher la tension sur leur protection et de se regarder.
— On profite de cette accalmie qui ne va durer que quelques minutes pour regrouper nos portions de voile. Je prends tout en charge, insista Anastasia.
— Non, on continue ensemble, proposa Thomas Janson. Dans quelques heures, on aura réussi à tisser l'intégralité du voile. On fera alors revenir tous les autres et on le fortifiera.
La voix du vieil Aguerris était chevrotante, mais son maintien et ses gestes assurés prouvaient sa détermination.
— Je suis partant, énonça haut et fort Clotaire.
— Moi aussi, clama Christelle, la jeune Maître Arcan des Ignures.
L'ensemble des Ostendes présents manifesta son accord et Thys se sentit gagné par leur témérité. Il s'approcha de Clotaire et calqua ses gestes sur celui-ci pour lui apporter son soutien. Il avait déjà créé des protections, mais le voile du Jécorum avait une structure bien particulière, similaire à une cotte de mailles tissée avec des nœuds d'énergie. Il fallait être très rigoureux et associer chaque élément avec tous ceux qui lui étaient périphériques. Un mètre carré de voile nécessitait plus de cent-trente-mille anneaux de lumière.
— Thys, ne reste pas là, lui ordonna Anastasia. Tu retournes à l'abri sur le plan terrestre. Tu préviens Marceline de notre décision. Elle doit maintenir l'ouverture, jusqu'à la stabilité du Jécorum et l'Ethérie sera sauvée.
Thys n'eut pas le temps de râler pour la forme, un bruit de pas précipités les mit tous sur leurs gardes. Briac apparut hors d'haleine, le teint toujours cramoisi.
— Ah ! Thys, t'es là ! Bon sang ! J'ai cru que je ne te trouverais pas, cria le Péragore en haletant. Vite, vite, venez tous, il faut rejoindre Marceline et Mélia, l'Ouverture ne va pas tenir. Marceline est vraiment mal !
Une chape de plomb lesta l'énergie du groupe. Leur volonté farouche de lutter ne rencontrait que des obstacles.
— Mais venez ! s'égosilla Briac en tirant Thys. Toi, je te ramène à ta sœur. Dépêchez-vous ! Marceline est en train de s'épuiser là-bas. Elle a dit qu'elle ne résisterait pas plus de quelques minutes.
Anastasia fit claquer ses lèvres et sa voix s'imposa dans chaque tête. Thys se rappela que Téodor avait vaguement évoqué que la jeune femme avait la capacité de communication télépathique.
« Nous n'avons pas le temps pour notre projet. Partez tous, c'est un ordre. Je suis Maître Arcan de deuxième cycle, c'est moi la plus élevée en connaissances ici. Je vous aime et je veux vous voir en sécurité. Partez ».
La voix résonnait dans toutes les consciences, accompagnée d'une forte dose de persuasion. Thys soupçonna Anastasia d'utiliser l'hypnose pour tous les décider aussi vite à l'abandonner.
Il y eut des larmes, les cœurs étaient serrés, mais l'urgence ne leur laissait pas le temps de s'appesantir. Briac jouait à merveille son rôle de chien de berger et courait de l'un à l'autre pour les inciter à se regrouper et quitter les lieux. Il fallut pourtant d'abord assembler les fragments de voile et les donner à Anastasia. L'opération délicate ne posa cependant aucun problème. En deux minutes, la jeune femme noire détenait les quinze morceaux de protections qu'elle s'efforçait déjà de lier.
— Mais vous trainez ! C'est bon, venez, maintenant ! s'agaçait de plus en plus Briac en jetant machinalement des coups d'œil à sa montre qui ne fonctionnait pas en Ethérie, comme la plupart des objets rapportés du plan terrestre.
Térence serrait Anastasia dans ses bras. L'étreinte était douloureuse. Un poids terrible écrasait les deux complices.
— N'abandonne pas, hein ? souffla l'agenceur de l'Ethérie au bord des larmes. Je compte sur toi, ma belle. Ne lâche pas.
La longiligne jeune femme rayonnait, tout à sa tâche. Au-dessus d'elle, le voile du Jécorum, de la taille d'un petit parachute, oscillait sous les nouvelles poussées des bourrasques. Anastasia adressa un sourire serein à son ami de longue date. Résignée à périr avec l'Ethérie, elle lançait ses ultimes forces dans la bataille.
Derrière Briac et Thys, une longue file de Maîtres Arcans et de pensionnaires de l'Ethérie foulaient la brume mauve avec la désagréable sensation de laisser leurs dernières empreintes sur ce sol si cher à leur cause.
— Elles sont encore là, c'est bon ! cria Briac dès qu'il aperçut les silhouettes de Mélia et Marceline.
Toutes deux étaient statufiées face à une surface miroitante qui ne semblait pas plus large qu'un hublot elliptique de bateau. Leur corps oscillait à peine au gré des bourrasques, mais leurs doigts pianotaient d'invisibles notes qui gardaient le passage salutaire ouvert.
Mélia les repéra à son tour et leur hurla de se dépêcher. Sa voix suintait la souffrance. Et lorsque Thys atteignit sa sœur, il fut frappé par son teint livide, ses yeux cernés et surtout par sa respiration sifflante qui lui rappelait les pires épisodes de sa maladie.
Térence mesura l'urgence de la situation quand il parvint à la hauteur de Marceline. La vieille femme ne semblait plus habiter son corps. Seule une volonté incommensurable dirigeait sa frêle carcasse exsangue.
— Vite, vite ! Allez-y ! L'ouverture est mince, on y laissera de la peau, mais c'est maintenant ou jamais, harangua-t-il en prêtant mainforte à la vieille femme, tandis que Mélia défaillait dans les bras de son frère.
Thys guida sa sœur dans l'orifice, Briac les suivit. Les autres enchainèrent sans une seconde d'intervalle. Térence souffrait déjà horriblement, il se demandait comment Marceline et Mélia avaient pu tenir aussi longtemps. L'Ethérie voulait clore ses portes et y mettait toute son énergie. La tension lui broyait les muscles et faisait éclater une multitude de veinules à fleur de peau.
— C'est bon, ils sont passés. Vas-y, Marceline, à toi ! l'incita-t-il la mâchoire serrée.
Mais son amie ne tiqua pas. Son regard vide figé sur un point lointain ne cillait plus. D'une manière machinale, ses doigts édifiaient encore le rempart à la mort tandis que son Ingéni cherchait aux alentours une source d'énergie.
Térence ne réfléchit pas. Il glissa une main dans le dos de Marceline et exerça une forte pression pour la pousser dans l'ouverture. Le corps de l'Ignure s'écroula, happé par le maigre orifice qui la goba avant de se fermer en éructant.
L'agenceur de l'Ethérie avait fait son choix.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top