Chapitre 10: âmes liées


— Tiens-moi bien ! Il y a une sorte de caverne là-haut ! criait Briac pour se faire entendre à travers les bourrasques sifflantes.

Il se dressait sur un rocher qui surplombait un éboulis au pied d'une falaise nappée de brume que les jeunes femmes n'avaient pas remarquée. Complètement interloquée, Mélia obtempéra. Quand Nadine aperçut le garçon qui leur prêtait secours, elle le harcela de questions.

— Mais qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu ne devais pas vivre ton Oritis ? Tu sais comment on sort d'ici ? Oh ! Peut-être as-tu vu Estéban ?

— Suivez-moi ! C'est juste au-dessus ! incita-t-il sans prêter attention au flot interrogatif de la tante de Mélia. Il y a une petite ouverture d'une trentaine de centimètres. Il faut passer de profil, mais ça s'élargit après. On y est presque.

Il forçait sa voix pour dominer le bruit du vent. Dociles, les deux Ostendes le suivirent et repérèrent avec soulagement un espace dans la roche qui pouvait les abriter tous les trois, à condition de bien se serrer.

— C'est cyclique, expliqua Briac quand ils furent protégés. Ça va bientôt se calmer, la brume va de nouveau tout recouvrir et dans moins d'une heure, le sol va recommencer à trembler. Ça va ?

L'ex-Péragore avait les traits marqués par la fatigue et une barbe naissante qui contrastait avec son air BCBG naturel. Ses yeux gardaient cependant leur charisme auquel se mêlait toujours un troublant soupçon de mélancolie. Les deux femmes le fixaient. Elles essayaient de comprendre la situation.

— Comment es-tu arrivé ici ? demanda finalement Mélia.

— Mais c'est mon Oritis ! C'est plutôt à vous de m'expliquer ce que vous faites là ! Je croyais que l'Ouverture n'était possible que pour une seule personne.

— Ton Oritis ? répéta Mélia. Nous sommes dans ton Oritis ?

— Ben, oui ! Vous pensiez être où ? Ce n'est pas Téodor Lux qui vous envoie ?

Il les observa attentivement et fronça les sourcils en s'apercevant qu'elles étaient en chemise de nuit. Mélia, qui avait suivi son regard, croisa les bras sur sa poitrine et sentit une bouffée de chaleur la submerger ! Quelle honte ! Mais Briac parut ne pas s'en formaliser, trop préoccupé par l'étrangeté de la situation.

— Vous êtes arrivées comment ? demanda-t-il. Vous faites quoi là ?

— Nous sommes dans ton Oritis, répéta Mélia, songeuse, sans répondre aux questions de son sauveur. C'est stupéfiant. Mais je crois que je commence à deviner ce qui se passe. Par les Éthers Originels, si c'est ça, Téodor risque de s'arracher une de ses mèches !

Mélia était suffisamment énigmatique pour que les deux autres froncent les sourcils et l'interrogent du regard.

— Je pense avoir compris une partie du mystère, expliqua la jeune fille. Même si tout cela paraît hallucinant ! Il se pourrait bien que, quand Anastasia a cherché à créer l'Appel, elle vous ait liés tous les deux d'une façon ou d'une autre. Du coup, vous devez réaliser votre Oritis ensemble. Briac ne pouvait pas finir sans toi, Nadine. C'est pour ça qu'il y a eu cette ouverture dans le jardin, pour que tu le rejoignes et que tu fasses ta part.

— Tu veux dire que je suis en train de passer mon Oritis ! s'exclama Nadine trop estomaquée pour penser à se réjouir.

— J'en ai bien l'impression. Ça me paraît assez logique... Vous avez vécu l'Appel ensemble. On a cru que cela n'avait pas marché pour Nadine, mais si ! Elle est là...

— Mais toi, Mélia ? Qu'est-ce que tu fais ici, alors ? l'interrompit Briac.

Elle haussa les épaules et grimaça.

— Je ne sais pas... Peut-être pour vous aider. Tu n'as pas encore ton Ingéni ? demanda-t-elle en le scrutant dans la pénombre de leur cachette.

— Non, ça fait une éternité que j'erre dans le coin et je n'ai rien vécu qui correspond à ce que Thys m'a raconté ! Je n'ai rien repéré qui ressemble à un cristal ou une pierre précieuse. Par contre, j'ai déniché ça !

Il extirpa fièrement le cylindre qu'il avait roulé dans le bas de son tee-shirt.

— Quoi ! s'exclama Mélia. Mais ce n'est pas possible. C'est un cylindre ! Briac, tu as trouvé un cylindre !

— Je sais, s'enorgueillit le jeune homme.

Son sourire éclatant si doux rappela à Mélia à quel point il pouvait la déstabiliser. Elle détourna quelques secondes le regard, mais ne put s'empêcher de se focaliser sur sa trouvaille.

— Mais c'est incroyable, tu as trouvé un cylindre pendant ton Oritis ! Fais voir.

La jeune Éther lui arracha l'objet des mains. Il était assez lourd et taillé dans une pierre sombre aux reflets bleutés. Mélia caressa sa courbe lisse et s'intéressa aux sillons de ses bases. Ils étaient nombreux et très fins. Entrecroisés en parfaite harmonie. Le centre de chaque base était marqué d'une petite topaze azur, toute ronde.

— Mélanie a réussi à faire parler le cylindre de Yonaguni grâce aux cicatrices de sa paume, dit-elle. Je me demande bien comment celui-ci s'ouvrira.

— Il faut que j'aille chercher Estéban, décida soudainement Nadine qui ne s'intéressait pas le moins du moindre à la découverte miraculeuse de Briac.

— Estéban ? s'étonna le jeune homme.

— Mon fils est là aussi... Je l'ai perdu dans la brume juste avant que la terre ne se fende, répondit-elle sur le ton de la confidence.

Briac fronça les sourcils en secouant légèrement la tête, Mélia lui expliqua à mi-mots l'apparition de l'enfant que Nadine prenait pour son petit garçon décédé.

— Ah ! Mais je l'ai vu aussi, s'exclama l'ex-Péragore. C'est lui qui m'a guidé jusqu'au cylindre.

— C'est complètement incroyable, s'extasia une nouvelle fois Mélia. Ce petit est une part de Nadine. C'est comme si elle avait découvert le cylindre avec toi ! Pendant tout ce temps, une fraction d'elle, son souvenir le plus cher, t'a accompagné ! C'est pour ça qu'elle était si mal sur le plan terrestre.

Nadine écoutait les propos de Mélia en silence. Elle prenait conscience à présent de l'irréalité de son enfant.

— C'est pour ça que j'avais perdu le souvenir de mon tout petit ? Je croyais qu'Anastasia l'avait fait disparaître, mais il était ici !

— C'est ça, acquiesça doucement Mélia en caressant le dos de sa tante.

— Ça se calme dehors, c'est le moment d'y aller, remarqua Briac. Il faut que l'on trouve la sortie. On a moins d'une heure avant que le cycle ne reprenne.

Ils s'extirpèrent de leur cachette et purent constater que le sol refermait ses blessures. Un voile léger prenait déjà naissance à leurs pieds. Sur la plaine morne à perte de vue, sans d'autre relief que celui qui leur avait offert refuge, un point se déplaçait.

— C'est Estéban ? demanda Nadine, la voix étranglée.

— On dirait bien. Rappelle-toi, ce n'est qu'un souvenir, un morceau de ta mémoire qui a pris forme ici, précisa Mélia inquiète pour la santé mentale de sa tante.

Mais déjà, Nadine courait à la rencontre de son fils qui resta stoïque à son approche. Quand Briac et Mélia les rattrapèrent, l'enfant se mit en marche. Ils le suivirent docilement, curieux de découvrir où celui-ci les guidait.

Le paysage se dessinait, monotone. Aucun point de repère. Un sol aride, des cailloux qui glissaient sous la chaussure. Un ou deux arbustes secs aux branches vides. Rien de nouveau, rien qui ne ressemble à une ouverture pour rejoindre le plan terrestre. Estéban, infatigable, avançait d'un petit pas cadencé tandis que les autres, sur ses talons, s'interrogeaient sur le but de leur randonnée. Le temps passait, Briac regardait régulièrement sa montre et s'inquiétait de la hauteur de la brume.

— Je ne vois aucun abri aux alentours. Il ne reste qu'une dizaine de minutes avant que la Terre ne se réveille. Je ne sais pas où il nous emmène, mais ça serait bien qu'on y arrive vite !

— Estéban, où est la sortie ? Tu la montres à maman ? tenta pour la énième fois Nadine sans recevoir une once d'intérêt de la part de son fils.

Le vent se leva d'un coup et la brume disparut instantanément.

— Mince ! Ça commence, il ne faut pas rester là, s'alarma Briac.

— Mais il n'y a rien ! Tu veux qu'on aille où ? lui demanda Mélia, toute pâle, ses longs cheveux malmenés par les rafales lui cachant une partie du visage.

Le sol gronda. Quelques fissures lézardèrent la terre sèche tout autour d'eux. Ils espéraient apercevoir une ouverture et ils furent épouvantés quand leur regard se posa sur Estéban qui leur désignait de l'index une crevasse à ses pieds. Le petit y sauta à pieds joints et disparut. Nadine hurla et tenta de se précipiter à sa suite, mais fut maintenue fermement par Briac.

Tout vibrait. Des failles s'ouvraient sur plusieurs mètres. Le vent les fouettait. Ils se cramponnaient les uns aux autres pour ne pas être emportés par les bourrasques. Petit à petit, sous leurs pieds, le sol se fendilla et tout s'affaissa d'un coup. La peur et la surprise les rendirent muets. Ils dégringolèrent de plusieurs mètres sans se lâcher. Puis chacun reprit possession de ses membres et essaya de s'agripper sans succès aux parois de terre. Ils glissèrent encore quelques mètres dans une sorte de goulot terreux qui leur râpait les bras, les mains, le visage et s'entassèrent sur un sol spongieux et nauséabond. Il leur fallut quelques secondes pour réaliser que la chute avait pris fin. Il faisait très sombre, la lumière de la surface atteignait difficilement cette profondeur.

— Tout le monde va bien ? demanda Mélia en se frottant le menton.

— Je crois ! grimaça Nadine qui inspectait son avant-bras couvert de petites griffures.

Briac se contenta de hocher la tête. Il ramassa le cylindre qui avait dégringolé la pente avec eux et se mit debout pour examiner les lieux. Il étouffa alors un gémissement, sautilla sur un pied et s'assit.

— Ce n'est pas vrai, je crois bien que je me suis foulé la cheville, il ne manquait plus que ça ! jura-t-il.

Il ôta sa chaussure et contempla son articulation qui enflait déjà.

— Bouge pas, je m'en occupe ! proposa Mélia. Damien se débrouillerait sans doute mieux que moi, mais Anastasia Tix nous a entrainés à soulager quelques maux courants avec les énergies. La plus grande difficulté, c'est de ne pas trop puiser dans notre Ingéni.

— Vous savez faire ça, les Ostendes ? s'étonna Briac. Je n'ai jamais vu mon père calmer une de nos douleurs, alors qu'avec trois garçons à la maison, je peux te dire qu'il y en a eu des bobos !

Mélia crut discerner un voile de tristesse couvrir le visage de Briac et éteindre l'éclat de ses yeux.

— Nous n'agissons pas comme les Indésiratas, répondit-elle pourtant sèchement. Nous ne combattons pas les éléments pour les asservir à notre convenance. Nous les caressons, nous leur demandons l'autorisation d'intervenir. Tu ne peux soulager aucune partie de ton corps si tu la contrains.

— Oui, je... Je sais, ne t'énerve pas après moi, s'il te plaît. Je ne suis plus un Indesirata, tu le sais, hein !

— Hum !

La réponse laconique de la jeune Éther ne rassura pas Briac qui se doutait qu'il aurait besoin encore de beaucoup de temps pour faire oublier ses origines et son lien avec une des plus illustres familles d'Indésiratas de la région.

Mélia plaça délicatement ses mains autour de la cheville du jeune homme et aussitôt un fin liseré bleuté lui recouvrit les paumes alors que son Ingéni se mit à vibrer. Briac ressentit une brève chaleur et déjà la jeune fille s'écartait.

— Voilà ! Ce n'est qu'une petite entorse. Ça ne devrait pas trop t'embêter, mais il faudra ménager ton articulation dans les jours à venir !

Mélia était écarlate, la promiscuité avec Briac l'avait encore une fois toute chamboulée. Elle se trouvait sotte d'être aussi sensible à son charme, surtout en de telles circonstances. Le jeune homme ne parut pas s'en apercevoir et lui adressa un merci soulagé avant de tenter de s'appuyer sur son pied. La douleur avait effectivement diminué et il pourrait, au moins, se servir de ses deux jambes, même s'il boitillait toujours.

— Il y a un passage par-là, fit remarquer Nadine en désignant un espace entre deux blocs de terre.

C'est seulement à ce moment que Mélia réalisa à quel point, ils avaient été chanceux. Tout autour d'eux, des éboulis de roches et de terre s'entassaient pour ne libérer qu'une minuscule zone dans laquelle ils avaient atterri tous les trois. Ils auraient tout aussi bien pu se retrouver enfouis sous plusieurs mètres cubes de gravats.

Le sol trembla une nouvelle fois et des blocs se détachèrent du côté pour venir rouler à leurs pieds.

— Il ne faut pas rester là, les alerta Briac. On va se faire ensevelir.

Sans concertation, ils se hâtèrent de rejoindre l'unique passage repéré par Nadine. Il s'agissait d'une étroite galerie qui s'enfonçait encore plus dans les entrailles de la terre.

— On ne va pas s'engager là-dedans, paniqua Mélia. On ne pourra jamais ressortir. Il faut escalader.

À peine eut-elle achevé ces mots qu'un fracas retentit derrière eux. Les gravats s'étaient effondrés, ne leur laissant aucune perspective de retour en arrière.

— Mon Dieu ! hurla Nadine. On est fichus, on va mourir étouffés.

Elle commença à hyperventiler et à gesticuler. Briac reçut un coup de coude dans le menton et un coup de pied dans le tibia. Un grésillement de colère naquit dans ses paumes. Mélia s'interposa entre le Péragore et sa tante.

— Qu'est-ce que tu fais, Briac ? demanda-t-elle, sur la défensive.

— Rien, rien, marmonna-t-il honteux en cachant ses mains derrière son dos.

Ce petit dérapage de Briac eut le mérite de calmer Nadine. Elle retrouva d'ailleurs totalement ses esprits quand elle aperçut Estéban, luminescent, quelques mètres en deçà.

— Il faut le suivre, affirma-t-elle.

Les deux autres se retinrent de lui signifier que de toute façon, ils n'avaient pas le choix. Le petit garçon, une nouvelle fois, les guidait vers un avenir incertain. Un halo de lumière épousait sa silhouette, ce qui permit au trio d'avancer d'un bon pas en évitant les pièges du sol. Ils débouchèrent assez rapidement dans une cavité circulaire, toute suintante de gouttelettes d'eau.

— Ça ne fait pas naturel, commenta Mélia. Les murs sont trop lisses et arrondis. On se croirait dans une géode.

— Regardez, il y a un socle de pierre avec des gravures, constata à son tour Briac.

Estéban se tenait bien droit juste à côté. Son corps irradiait suffisamment de lumière pour que le trio contemple l'entrelacs de sillons finement ciselés dans le granit.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Nadine en effleurant du bout des doigts les lignes délicates.

— Je ne sais pas, répliqua Mélia, mais j'ai déjà vu quelque chose comme ça...

— Ça ! exulta Briac en brandissant le cylindre. Regardez, ses bases reproduisent exactement le même dessin que sur cette roche.

Sans attendre l'assentiment de ses compagnes, il le plaça sur le socle, au centre, là où les formes s'épousaient parfaitement. Il y eut un déclic, comme ceux que Mélia avait pu entendre avant l'ouverture de chaque message, puis le cylindre se mit doucement à tourner sur lui-même. Les deux petites topazes qui ornaient les bases libérèrent de la lumière. Des images s'animèrent sur les murs lisses de la cavité. La multitude de gouttelettes d'eau qui les recouvraient créait une transparence rayonnante capable de rendre la profondeur de champ adéquate à une projection 3D.

Briac et Nadine, stupéfaits, avaient reculé de quelques pas. Au contraire, Mélia, avide de découvrir le nouveau message, s'était rapprochée d'Estéban et de la source émettrice. 

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