Chapitre1 Concentration!
Le ciel était rarement voilé en Ethérie. Pourtant aujourd'hui, le méli-mélo de noir, mauve coulant et jaune pisseux qui encombrait la voûte céleste correspondait bien à l'état d'âme de Thys. Cela faisait maintenant deux semaines qu'il avait commencé son premier cycle sur le plan Ethérique. Et ce début d'apprentissage ne lui plaisait pas du tout.
Téodor Lux, Maître Arcan de premier cycle, apprenait à son groupe la patience. Autant dire que les journées étaient ennuyeuses à mourir. Thys était un garçon plein d'énergie, vif et bouillonnant alors l'attente qui s'éternise avait toujours été pour lui insupportable. Sa jumelle, Mélia la Douce (comme la surnommait parfois grand-mère Tournelle) et la petite Mélanie Donnador réussissaient parfaitement cet exercice. Elles étaient capables de rester assises les mains posées sur les genoux, le dos droit pendant des heures sans soupirer.
— Ne pensez à rien, leur ordonnait le Maître Arcan, pas une parole, pas un clin d'œil, déconnectez-vous ! Thys ferme les yeux, ça sera plus facile !
Le Maître Téodor Lux le gourmandait souvent ces derniers jours. Sa grosse moustache blanche tressautait sur ses petites dents prêtes à mordre alors que ses yeux verts, toujours en alerte, fouillaient l'esprit. Ne penser à rien ! Quelle ineptie ! Comment vider son esprit et faire mine de tout oublier alors que la vie de Thys s'était teintée ces derniers mois d'étrangeté et d'horreur ?
Tandis qu'il surfait sur la vie comme un préado de 13 ans, il avait appris qu'il devait suivre un drôle de petit bonhomme, en l'occurrence Maître Lux, pour passer son Oritis. Docile, sous les encouragements de ses parents, il avait accepté de se plier à ce rite initiatique pour marquer son appartenance à la lignée des Ethers. Une ascendance d'humains originels à laquelle appartenait fièrement sa famille.
Il avait alors découvert un lieu étrange où ses sens étaient exacerbés. Il avait vécu une épreuve exceptionnelle, guidée par la voix de sa sœur jumelle et gardait comme trace de son passage dans cette atmosphère irréelle, un Ingéni incrusté dans sa tempe. Depuis cette initiation, les épreuves s'étaient enchaînées. Il avait été séquestré et torturé par une Milvuit lors de l'anniversaire de ce faux jeton de Briac, sa sœur avait été laissée pour morte par des Péragores qui l'avaient coincée dans le vestiaire de l'école, sa maison avait subi les attaques d'une délégation d'Indesiratas déterminés à lui arracher son Ingéni le soir de Noël. Solène Donnador, la mère de Mélanie était morte lors de cette attaque... Alors, dans ces circonstances, ne penser à rien, relevait de la plus parfaite absurdité.
— Thys, je vois le mouvement de tes yeux sous tes paupières. Relâche-toi, bougre d'âme folle ! Lâche prise !
— Mais, Maître, cela fait deux heures que l'on ne fait rien ! J'ai envie d'apprendre à utiliser les énergies moi !
— Tu apprends Thys, tu apprends ! Moins vite que Mélanie et Mélia, mais tu apprends !
Le jeune Ether ne put s'empêcher de soulever discrètement le coin d'une paupière pour observer les deux filles assises, immobiles à ses côtés, au bord de la Vreste qui roucoulait dans son lit peu profond.
« Agaçantes, ces nanas ! Comment pouvaient-elles garder leur sérieux et leur concentration ? Bien obéissantes, elles font tout pour être bien vues ! Elles veulent plaire ! Pourtant Mélanie vient de perdre sa mère. Elle a à peine neuf ans, pauvre gosse ! Elle est noyée de larmes du matin au soir. Heureusement, elle a encore son oncle Jonas. Mais pendant les cours de Téodor, elle est docile et se plie aux règles. Moi je me serais révolté face à cette horreur ! Et ma sœur ! Non, mais regardez-la, détendue, le visage lisse, les cheveux dans le vent. Elle fait sa déesse bienfaitrice ! Ma sœur qui, avant tous ces changements, passait ses journées au lit, complètement malade, avec laquelle, je partageais tous les souvenirs de mes journées pour lui apporter un peu de vie dans son univers pesant. Ma sœur, qui a passé l'Oritis avec moi, sous la forme d'une voix infiltrée dans mon esprit. Cette sœur, qu'ils appellent tous Clairvoyante maintenant et qui peut se projeter dans l'avenir, le passé ou l'ailleurs... »
— Thys, non d'une âme percée, vas-tu te concentrer sur ton être intérieur !
La voix du Maître était exaspérée. Le jeune homme plongea en lui. Du moins, il essaya en pestant. Il crispa les paupières, serra les mâchoires et les poings pour garder toute la concentration avec lui, pour l'empêcher de fuir.
— Cesse tes simagrées, garçon, détends-toi !
« Que la peste emporte ce petit bonhomme à la mâchoire canine et aux couettes blanches ! Il ne me laissera donc jamais tranquille ! Il voit tout, il est partout ! Il sait même voir en nous ou quoi ? Tiens, je l'imaginerais bien glisser sur la berge boueuse et piquer une tête dans la Vreste bien fraîche, ça nous détendrait un moment ça ! »
— Thys ! Ça ne me fait pas rire ! Concentre-toi !
« Quoi ! Non, il ne peut pas lire mes pensées quand même ! »
Malgré ses efforts, le jeune Ether parvenait tout juste à se détendre dix minutes, ensuite ses articulations le tiraillaient ou les fesses le grattaient, il avait envie de faire pipi ou de bouger de toute urgence une jambe qui s'ankylosait... Une seule fois, il avait réussi à atteindre quelques instants un stade extatique.
Ce jour-là, il était fatigué même fiévreux et l'exercice de relaxation proposé par le Maître arrivait bien à propos. Thys s'était installé en tailleur sur la berge et rapidement le clapotis régulier de la rivière l'avait emporté aux portes de la béatitude. Il avait senti son corps s'alléger et son esprit se libérer d'un carcan un peu trop serré. Il avait même eu l'impression de respirer pour la première fois. La sensation n'avait pas duré longtemps, car il avait très vite sombré dans le sommeil, tombant tête la première dans le cours d'eau. Mélanie et Mélia étaient sorties de leur soi-disant concentration et avaient éclaté de rire en se penchant d'avant en arrière, les larmes aux yeux. Même le Maître avait retroussé les babines et laissé apparaître une belle rangée de dents.
Quelle vexation ! Une belle baffe pour l'estime de soi ! Thys depuis l'incident avait bloqué inconsciemment tout passage au lâcher-prise. Pourtant, en cet instant, il croyait vraiment faire des efforts pour suivre les conseils du Maître et atteindre le stade de vide mental auquel parvenaient les deux filles.
Il détendait ses muscles et inspirait plusieurs fois très lentement comme Téodor Lux leur avait appris. Il se croyait zen et s'impatientait de ne pas en sentir les bienfaits. Il chassait les débuts d'idées qui tentaient de s'infiltrer par une brèche mal colmatée de son cerveau. Pourtant, une bobine de pensées, toujours la même d'ailleurs, réussit à se faufiler jusqu'au projecteur interne de son esprit et diffusa pour la énième fois le même film inquiétant.
C'était après l'attaque des Indesiratas.Thys se revoyait au bord du bassin naturel, au centre du Jecorum, pensif après la réunion dans la salle Hydrophile. Les Maîtres Arcans avaient pris la parole à tour de rôle pour alerter toutes les lignées de la mauvaise voie prise par l'espèce humaine et des entraves prévues par les Indesiratas. Ils avaient insisté sur l'importance du rôle de chacun et avaient présenté Mélia comme une Clairvoyante, porteuse d'espoir pour retrouver les Cités des Ethers Originels et décrypter les messages du passé. Thys était sorti bouleversé de cette assemblée. Les pensées se bousculaient en lui : il avait peur de perdre la complicité de sa sœur, il ne se sentait pas à la hauteur des attentes des Maîtres Arcans, il s'était trouvé pleutre et inutile lors de la dernière attaque des Indesiratas.
C'est alors que Mélia l'avait rejoint en silence, elle avait glissé sa main chaude dans la sienne. Il avait apprécié ce moment d'intimité perdu dans les volutes légères qui émanait du bassin d'eau pur. Mais quand il avait voulu communiquer un sourire de réconfort à sa jumelle, les énormes pupilles noires et miroitantes de Mélia, qui lui mangeaient tout le visage, l'avaient pétrifié. La petite main l'avait serré plus fort, puis il avait senti un tiraillement de tous ses muscles, suivi d'une sorte d'aspiration qui l'avait soulevé comme une plume ou plutôt qui avait laissé sur place son enveloppe vide en n'emportant que sa substance. Pas de douleur, juste la sensation de légèreté comme partir en laissant ses valises derrière soi. Il avait compris dès les premiers signes : Mélia se préparait à un bond temporel ou spatial et elle l'embarquait ! Cela était-il possible ? Pouvait-elle lui faire partager ces sensations-là ?
Dans la même seconde, il avait hoqueté, grelotté, s'était hérissé et avait vu ses membres et son corps s'étirer infiniment, sa tête ne lui appartenait plus, il était un courant d'air. Sensations intenses et fugaces, qui à peine ressenties, s'évaporaient en silence.
Son équilibre s'était stabilisé alors et il avait eu l'impression que des ventouses sorties de son bas ventre s'étaient projetées au sol pour arrimer son être devenu léger qui tanguait comme un ballon de baudruche au moindre filet d'air.
Première constatation, Mélia n'était pas là. Il ne la voyait pas. Il ne sentait pas son contact, mais croyait deviner sa présence. Il avait voulu l'appeler, mais avait constaté qu'il n'avait plus la faculté d'émettre des sons. Il était là sans être là, sans aucune capacité physique. Il ne contrôlait plus son corps puisqu'il n'en avait plus. Alors, seulement, il avait regardé où sa jumelle l'avait conduit.
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