Chapitre 8 : partie de chasse
Mélia s'étouffait de terreur. Ce visage maudit apparaissant soudain à quelques centimètres du sien l'avait suffoquée. Heureusement, le Péragore, tout comme la femme de ménage quelques semaines plus tôt, ne pouvait pas percevoir la présence quasi fantomatique de la jeune Ether. Pourtant, quelque chose sembla retenir l'attention du patriarche Le Tallec. Il hésita à sortir de la chambre et revint sur ses pas.
D'abord immobile au pied du lit, il engloba la pièce d'un regard suspicieux. Puis, fit le tour du lit en humant l'air comme un animal en chasse. Les gestes étaient brusques, les mains paraissaient palper le vide. Mélia comprit que quelque chose l'avait trahi. Elle était peut-être en danger. Pouvait-il la repérer ? Pouvait-il l'atteindre ?
Son corps flottant s'enfonça dans le mur et son esprit essayait par tous les moyens de la ramener en lieu sûr, là-bas dans la demeure Ano où son frère et Téodor méditaient sans doute paisiblement. Malheureusement, Mélia ne contrôlait absolument pas cette faculté qui lui permettait de se déplacer dans d'autres lieux, d'autres temps et son esprit hantait toujours la chambre devenue sinistre. Jason Le Tallec semblait s'exciter ; il flairait toujours chaque coin de la pièce. Puis, il s'arrêta d'un coup. Un sourire mauvais se dessina lentement sur son faciès d'empereur romain.
— Alan, vociféra-t-il, il y a de grosses souris dans cette pièce, il va falloir mettre des pièges adaptés !
Tandis qu'un Alan éberlué surgissait sur le seuil de la porte, le regard de Jason s'arrêta pile sur l'emplacement où Mélia tentait de se faire oublier.
— Vite, elle est là la souris ! Je l'ai trouvée la vilaine bête ! Elle croyait pouvoir fouiner ici impunément !
— Heu ! Pa, je ne comprends pas ! s'étonna Alan.
— Il y a un Ostende dans le coin, tu ne le sens pas ?
— Ben, non !
— Il va falloir mieux te former, fils ! Aide-moi, on va se débarrasser de cette vermine !
Le visage d'Alan s'illumina et il copia les gestes de son père, situant ainsi à peu près sa proie. Mélia voulut s'enfuir à l'autre bout de la pièce, mais elle était déjà plaquée contre le mur par une force violente qui l'écrasait. Son corps était redevenu dense, et même si ses adversaires ne la voyaient pas puisqu'elle n'était physiquement pas là, ils localisaient maintenant sa conscience aisément.
Jason serra fortement les poings en grimaçant et dans la seconde Mélia sentit son corps s'affaiblir. Curieusement, elle n'éprouvait aucune douleur. Elle percevait juste les changements négatifs de son enveloppe corporelle. Elle se dit qu'elle résistait bien. Que finalement les Péragores n'avaient pas la possibilité de l'atteindre totalement. Elle eut envie de les narguer. Elle leur tira la langue, leur fit des grimaces et finit par rire pour leur montrer qu'elle ne les craignait pas. Mais ce qu'elle ne savait pas, c'était que son être charnel, resté dans la demeure Ano, souffrait le martyre. Thys et Téodor avaient vu soudainement le corps de Mélia se tordre de douleur et convulser. Son regard toujours dilaté était effrayant et Téodor ne comprit pas tout de suite ce qui se passait.
— Elle est sortie de son corps, ça se passe mal, rugit Thys à l'intention du Maître.
Aussitôt, Téodor plaqua ses mains sur l'Ingéni de la jeune fille pour lui insuffler de l'énergie. Mais le corps se cabrait toujours et de drôles de marbrures apparurent sur la peau tendre de la jeune fille.
— Il faut la rejoindre ! Il faut la ramener ! hurlait Téodor qui perdait son calme.
— Mais je ne sais pas...
— Si, tu peux le faire, tu l'as déjà accompagnée ! Vas-y !
Thys était complètement assommé : le spectacle de sa sœur se tortillant en tous sens le paniquait, mais l'idée d'être celui qui devait la sauver sans s'en sentir capable l'accablait.
Il lui prit la main et tenta une méditation pour la rejoindre, mais aucun contact ne s'établit. Il mit instinctivement la main de sa sœur sur sa tempe, là où son Ingéni vibrait et il repoussa la main de Téodor pour apposer sa propre main sur l'Ingéni brûlant de Mélia. Il ressentit alors la douleur de sa jumelle, il partagea quelques pensées qui fusèrent :
« — Ça m'abîme, mais ils ne peuvent pas m'atteindre ! Je les nargue !
— Non, reviens ! Tu es en danger !
— Peux pas ! Suis fatiguée !
— Reviens !
— Où es-tu Thys ?
— Mélia, tu vas mourir, ton corps n'en peut plus ! »
Il sentit la peur de Mélia, puis plus rien. Le contact était rompu. Téodor avait repris son calme. Concentré, sur le corps de sa Prudens, la moustache électrisée, il se tenait totalement immobile. Pourtant, le menu corps de la jeune Ether n'en finissait pas de souffrir. Chaque membre paraissait disloqué. Le ventre de l'adolescente se creusait, ses joues translucides étaient souillées de larmes et de bave. Thys tentait toujours de rétablir le contact, mais tout effort était vain. Il ne savait pas le faire, ce n'était pas lui le Clairvoyant ! Sa sœur était hors de portée. Il ne le supportait pas !
Il hurla son impuissance en assénant un violent coup de poing contre le mur. Un regard d'un quart de seconde de Téodor lui enjoignit fermement de reprendre le contrôle de ses émotions. Alors, il s'assit et fit tout pour entrer en méditation espérant avoir une chance de rétablir le contact rompu. Il se maudit pour sa fainéantise, s'il avait travaillé aussi sérieusement que Mélia, s'il s'était entraîné régulièrement, peut-être serait-il en mesure d'aider sa sœur en cet instant crucial.
Pendant ce temps, dans la chambre de la belle endormie, la fête continuait pour les Péragores. Daniel avait rejoint son père et son frère. Fièrement, il apporta son aide aux deux autres qui jubilaient, sûrs de leur victoire.
— Ça va les calmer un moment les Ethers !
— Je ne sais pas qui c'est, mais ça sent le gros morceau, c'est peut-être un Maître !
— Ça leur apprendra à venir mettre leur nez dans les affaires des autres, déclara Jason avec une grande satisfaction. C'est maladif chez eux, ils croient pouvoir tout contrôler et tout connaître ! Ils veulent bloquer l'évolution humaine et retourner à l'âge de pierre. On va leur montrer comment ça va évoluer.
Joviaux, les trois Indesiratas s'amusaient à faire souffrir Mélia à tour de rôle. Ils ne voyaient pas leur proie, mais percevaient de mieux en mieux les ondes qui en émanaient. C'était bon signe. Cela signifiait que la fin était proche.
— Briac ! Briac ! cria soudain Jason, viens vite, morveux ! Viens t'amuser avec nous !
Quand Briac apparut dans la chambre, il semblait affolé ! Ses yeux se portèrent immédiatement sur le lit, où reposait l'inconnue impassible devant tout ce remue-ménage. Il la regarda avec insistance et parut rassuré, il s'intéressa alors à son père.
— Qu'est-ce que vous faites ici ?
— Un Ostende nous espionnait, mais on l'a flairé ! Viens t'amuser avec nous !
— Qui c'est ? interrogea le jeune homme.
— Aucune idée et c'est encore plus excitant ! répondit Jason. On lira les avis de décès dans le Messager jeudi et on aura la réponse. En attendant, ouvrons les paris : moi, je pense que c'est ce vieux fou de Téodor Lux.
— Je pense que c'est l'Aguerris du magasin de chaussures, il nous regarde toujours comme s'il pouvait nous faire disparaître d'un clin d'œil, renifla Alan.
— Non, moi j'espère bien que c'est cette peste de gamine Ano ! siffla Daniel. Tu sais, celle qui fait la belle avec ses longs cheveux blonds et qu'on a loupée dans le gymnase.
— Et toi, fils ? Qu'en penses-tu ? Allez, viens jouer ! demanda le père Le Tallec à son plus jeune fils.
Briac avait les yeux froids et un vilain sourire lui déformait son profil d'ordinaire si parfait. Il serrait les poings. Il était en retrait encore, proche du lit. Mais son visage était déterminé.
— J'arrive, clama-t-il avec fougue !
Mélia sentit aussitôt la nouvelle présence. Elle comprit aussi que c'était la fin. Son corps retenait maladroitement un dernier filet d'énergie. Et ne résisterait pas encore longtemps aux assauts de quatre Indesiratas. Elle se félicita seulement de ne pas ressentir la douleur. Elle s'attrista d'avance de la peine qu'allaient ressentir son frère et ses parents devant sa mort et elle contempla une dernière fois ses assaillants. Ils étaient fiers, sûrs d'eux, arrogants. Quelle déception, elle avait secrètement espéré que Briac soit un peu différent, mais non ! Comme les autres, il était concentré, son visage était encore plus que celui des autres, absorbé par sa tâche de mort. Il y mettait tant d'ardeur !
Soudain, il y eut comme une panne d'énergie, leurs attaques tombèrent à plat. Les Indesiratas se regardèrent incrédules. Cela ne dura que quelques secondes. Puis ils purent reprendre leur acte de violence. Mais le phénomène se reproduisit par intermittence. Jason fronçait les sourcils, imité par Alan. Daniel haussa les épaules et Briac grimaçait. Mélia fut surprise de constater que sa vitalité s'éveillait imperceptiblement. Elle ne pouvait pas savoir que Téodor luttait de son côté pour recharger son corps mourant.
Et durant encore une bonne demi-heure, les êtres hostiles s'acharnèrent à dépouiller Mélia du reste de vie auquel elle s'accrochait. A chaque fois, de minimes interruptions énergétiques permettaient à la jeune fille de ne pas perdre la vie. Briac suait à grosses gouttes. Ses frères se donnaient la main pour amplifier leur attaque. Jason serrait la mâchoire et grinçait des dents.
Le phénomène étrange qui bloquait par instant les attaques des Indesiratas persista et prit de l'ampleur. Leur attaque capotait, perdant de sa superbe toutes les trois minutes. Puis leur temps d'inaction dura plus d'une minute pendant laquelle ils tentèrent vainement de s'unir pour atteindre l'intrus. Leur rage se condensa en un gros amas malsain qui aurait pu obstruer un ciel d'été.
Cette pause permit à Mélia de léviter dans un autre coin de la chambre. Elle retrouvait sa légèreté et mit tout en œuvre pour rester en mouvement. Elle se laissait emporter par le moindre souffle d'air et espérait bien devenir insaisissable au flair des Indésiratas. Ceux-ci enrageaient, car à chaque fois qu'ils croyaient localiser leur proie, elle s'effaçait. Ils s'organisèrent donc pour bien quadriller la pièce. Mais un tourbillon providentiel d'air frais engloutit Mélia et l'entraina loin, bien loin.
Elle rejoignit sa carcasse de chair de manière brutale. Et elle hurla toute la douleur qui maintenant la martelait. La souffrance était intolérable. Elle aurait voulu partir, retrouver ses tortionnaires qui là-bas la torturaient sans la faire souffrir. Mais son regard désespéré accrocha celui de Thys.
— Elle est revenue, hurla-t-il. Elle est revenue dansa-t-il. Elle est revenue, pleura-t-il en caressant le bras pantelant de Mélia.
Puis en silence, il s'associa au Maître pour délivrer le corps de sa jumelle des atroces souffrances qu'elle endurait.
Mélia hurla plusieurs heures, à en devenir folle et à en rendre fou tous les habitants de la maison, qui alertés par les cris, s'étaient rassemblés dans la chambre de Thys. Les parents n'avaient pas eu d'explications, ils avaient juste compris qu'il fallait agir, que Mélia pouvait mourir. Et chacun avait donné un peu de soi, beaucoup de soi. Les cris étaient devenus des plaintes, puis des gémissements, des pleurs et enfin des soupirs. Mélia était sauvée. L'épuisement était total. Personne ne put parler pendant des heures. Téodor dormit vingt heures d'affilée.
Contre toute attente, la jeune fille se réveilla la première, le lendemain, en pleine forme. Elle avait une formidable envie de parler et de l'énergie à revendre. Elle raconta en long et en large son aventure à chaque membre de la famille et finit par saouler littéralement toute la maison, même Plix décida de la fuir pour des caresses moins sonores.
— On l'a trop rechargée, plaisanta Thys profitant d'un moment d'absence de sa sœur
— Tu rigoles, mais je me demande si elle n'a pas vampirisé les ondes énergétiques de Téodor ! Il dort encore le bougre, rétorqua Anthony Ano en esquissant un sourire.
— Je me sens toute molle. Elle s'est chargée comme une pile en puisant dans nos réserves, soupira Sylvie en passant sa main dans ses cheveux d'un blond soyeux.
Thys regarda ses parents, il n'arrivait pas à savoir si ceux-ci plaisantaient ou si le phénomène qu'ils décrivaient était possible. Lui-même se sentait un peu « vidé » à la suite de la soirée mouvementée qu'ils avaient vécue.
Sur ce, Mélia entra comme une furie dans la cuisine, Electric dans son sillage. Le petit chien surexcité appréciait totalement la nouvelle vigueur de la jeune fille.
— Maman, clama Mélia, je veux aller au collège ce matin ! Tantine me dit que je dois rester me reposer à la maison ! Je ne suis pas fatiguée ! Je ne veux pas louper encore des cours !
Le visage de la jeune fille était grimaçant, elle dansait d'un pied sur l'autre et ses yeux brillaient d'une limpidité consternante.
— Je... Enfin, on pensait que ce qui s'était passé t'aurait fatiguée et traumatisée, que tu aurais besoin de te ressourcer en famille. Il serait plus sage de...
— Hors de question, je ne suis pas fatiguée, je n'ai pas de séquelles, je veux voir mes copines. Il ne me reste pas beaucoup de jours avant de retourner en Ethérie. Maman, allez !
Sylvie sonda Anthony d'un regard implorant. Il était difficile pour les parents d'invoquer la fatigue de Mélia, celle-ci tournoyait en continu dans la maison depuis l'aurore. D'autre part, ils recevaient aujourd'hui toute une délégation de personnes officielles qu'ils espéraient infléchir dans le cas de l'expropriation de leur maison. Si Mélia restait dans leurs pattes, elle risquait de créer une tension supplémentaire.
Le problème c'était que le grand Lux dormait toujours, ils ne pouvaient donc pas s'en remettre à ses conseils. Anthony haussa les épaules, apparemment résigné. Mélia qui n'avait rien loupé du manège complice de ses parents poussa un cri suraigu de victoire.
— Tchiaouou !
— Attends, attends, plaida vainement Sylvie tandis que sa fille montait les escaliers quatre à quatre pour aller chercher ses affaires. Tu feras attention et...
Mais seul Electric la regardait avec intérêt en frétillant. Sylvie secoua doucement la tête et esquissa un sourire tendre. Anthony conduisit donc ses enfants au collège. Il feignit de ne pas remarquer le regard hautain, voire haineux de quelques notables de la ville qu'ils croisèrent sur le chemin. Mais si les jumeaux notèrent ce changement d'attitude envers leur famille, ils ne firent aucune remarque, leur père paraissait déjà assez préoccupé. Ils espéraient que les choses s'arrangeraient vite et qu'ils ne deviendraient pas des parias dans leur propre ville ni dans leur collège.
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