Chapitre 7 Cid
Le grand Arcan fut furieux en apprenant l'initiative de ses Prudens. Le visage cramoisi jusqu'à la pointe de la moustache, il vitupérait.
— Peste des âmes folles, et vous avez tout raconté ?
— Ben oui !
— Tout !
— Heu ! Tout !
— Ah ! Âmes inconscientes ! Et s'il faisait partie des Indesiratas ?
— Oh ! Ben, ça non, s'exclama Thys outré.
— Méfie-toi, Prudens ignorant, la vie réserve de drôles de surprises parfois !
— Pas Cid, voyons ! Je le connais depuis la crèche, on se disputait la petite voiture bleue aux portières qui s'ouvrent.
Thys sourit aux anges en se remémorant cet épisode.
— Ouais ! Et s'il raconte qui vous êtes à tout le collège, tu le trouveras toujours aussi sympathique ton Cid quand tu seras une bête de foire ?
— Je...
— Je veux le rencontrer demain pour me faire une idée du personnage, déclara finalement le petit homme en lissant une de ses mèches blanches.
— Et pour Briac ?
— Quoi ? Briac ?
— Ben le fait qu'il m'ait pris à part, qu'il veuille me tuer discrètement dans un coin du collège !
— Ne sois pas niais, Briac veut juste t'intimider, il ne tentera rien en public. Il n'est que la marionnette de son père !
— Ouais, quand même !
— Allez, on se fait une petite méditation !
Le maître avait annoncé cela sur le même ton que s'il proposait de se boire un bon petit thé accompagné de croissants chauds. Et les deux jeunes s'exécutèrent prenant de plus en plus de plaisir à ces moments d'introspection.
Cette nuit-là, une violente tempête se déchaîna. Elle rugissait sa colère et toute la maison trembla. Moult grincements, claquements ou gémissements non identifiés résonnèrent dans toutes les pièces. Mélia se réveilla, une première fois à une heure vingt-cinq quand son volet mal attaché claqua contre le mur, puis à deux heures douze quand la branche du cerisier se décrocha pour s'écraser contre la tôle qui servait de toit à l'abri à bois, enfin à trois heures quarante persuadée d'avoir entendu hurler dans la maison. Son sommeil entrecoupé ouvrit la voie à de petits rêves qui semèrent le trouble dans son esprit.
Elle voyait toujours en gros plan le visage de Briac au sourire agréablement enjôleur et aux yeux férocement enflammés. Puis, elle se retrouva dans un paysage inconnu en train d'arpenter un sol sec et sablonneux où se dressaient d'énormes blocs de grès taillé. Elle errait dans un tas de ruines gigantesques parsemé de quelques statues impassibles. Elle soulevait de-ci de-là de grosses pierres claires comme à l'affût d'un trésor. Elle semblait fatiguée et découragée quand soudain ce paysage de désolation offrit comme un mirage l'image colorée et vivante d'une aire de plaisance où une source chantante gambadait entre des villas fièrement ornées et des parcs fleuris. Quatre vieillards, aux cheveux blancs, transportaient un cylindre transparent. Cette minute de vie s'éteignit aussitôt pour ne laisser paraître qu'un grand champ pierreux de désolation dans lequel déambulait seule la jeune Ether.
Une nouvelle fois, un sourire s'afficha, un sourire qui la suivait partout. Mélia courait. Elle était seule, affolée. Elle hurla quand elle se vit cernée de plusieurs paires d'yeux rougeoyants et se réveilla en sueur.
Au petit matin, elle raconta ses rêves à un Thys encore tout ensommeillé qui avait dormi comme un loir, sans être perturbé par la tempête.
— Tu crois qu'il faut que j'en parle à Téodor ?
— Hum ! fit-il en mastiquant sa tartine beurrée.
— Quoi, hum ?
— Attends que Mamina rentre, c'est plus elle que ça concerne et l'autre Inquisiteur est déjà tout le temps dans nos pattes, il n'a pas besoin en plus d'être dans tes rêves !
— « L'autre Inquisiteur » est votre Maître Arcan, les enfants et vous me devez votre confiance, grinça la voix de Téodor.
D'où sortait-il cette fois ? Stupéfaits, les Prudens virent le petit homme émerger du coin opposé de la cuisine, il s'extirpait du maigre espace laissé libre entre le meuble à pain et le frigo. Il tenait Plix ronronnant dans ses bras et lui gratouillait méthodiquement le menton.
— La pauvre bête est en manque de caresses, commenta-t-il l'œil pétillant d'une malice moqueuse devant des jumeaux éberlués.
Mélia dut donc raconter ses rêves, mais le Maître ne fit aucun commentaire, il se contenta de hocher la tête, puis d'un air gaillard déclara :
— Thys avait raison finalement, Rinata y verra sûrement plus clair que moi ! Bon, il vous reste juste une heure libre pour méditer. Exécution !
À la fin des cours, Thys ramena Cid à la demeure Ano. Le pauvre n'en menait pas large. Il affectait un air bravache, mais ses épaules tombantes, son pas traînant, ses conversations sans queue ni tête et ses regards furtifs de tous côtés dénotaient un mal-être considérable.
Téodor Lux, Maître Arcan de premier cycle, trônait sur le grand fauteuil du salon. Ses mèches blanches hérissées et sa moustache folle lui conféraient un statut de grand manitou aux yeux de Cid.
— Je vous présente mon ami Cid, Maître Lux, déclama cérémonieusement Thys qui s'amusait un peu du stress de son copain.
Et il voulut à l'aide d'une poussée dans le dos, inciter Cid à se rapprocher de Téodor, cependant la main de Thys ne rencontra que le vide. Il contempla hébété, la place vacante que Cid avait laissée à ses côtés. Le garçon avait reculé de trois pas et s'apprêtait à prendre la fuite.
— Cid Martin, veuillez-vous approcher, claqua la voix impérieuse du grand Lux.
Cid obéit instantanément, comme hypnotisé. Pourtant ses yeux effrayés roulaient en tous sens, telles des billes s'échappant enfin d'un sac mal fermé. Sans douceur, Téodor saisit le bras du garçon et l'attira tout près de lui. Si près que les longs poils de sa moustache chatouillèrent le nez de Cid, qui se retint d'éternuer à l'aide de mimiques pathétiques.
Ensuite, le Maître palpa, retourna, flaira, pinça, sonda le corps du pauvre adolescent qui se laissa faire, l'œil larmoyant plaidant sa cause. Thys et Mélia, un peu en retrait, affichaient de pâles sourires d'encouragement à leur ami.
Soudain, Téodor s'arrêta net, poussa un soupir, et éclata d'un rire qui remontait lentement du fond de la gorge, en résonnances de nuances jusqu'aux narines d'où émergeait un son semblable à un grognement ponctué de sifflements. Les babines retroussées, dévoilant une rangée de dents impressionnantes, le Maître en aurait terrorisé plus d'un. D'ailleurs, Cid, déjà au paroxysme de sa peur, s'écroula évanoui sur le sol froid et lustré du salon.
Sans trop de considération pour sa victime, le petit homme s'adressa aux jumeaux :
— Eh ! bien là, je dois dire que vous avez fait fort mes Prudens ! Quelle bande de Niguedouilles, je coache là moi !
Devant l'air interrogateur de Thys et Mélia, le Maître se contenta de hausser les épaules et quitta la pièce de sa démarche légère et flottante. Ils l'entendirent pourtant ajouter :
— Occupez-vous de lui, il le mérite ! Et plus d'indiscrétion à l'extérieur ! Au fait, je vous attends dans dix minutes pour une petite méditation.
Cid revint vite à lui, il avait envie de parler, il devait exorciser ce qu'il venait de vivre.
— Bon sang ! les Jum, j'ai cru qu'il me transperçait de ses yeux. Je crois qu'il a cartographié tout mon corps et qu'il sait exactement où se situe le moindre vaisseau sanguin. Il m'a glacé le sang !
— Calme-toi, il a procédé comme ça pour moi aussi à la première rencontre, affirma Thys.
— C'est quoi ce gars-là ? On dirait un animal et son rire, c'est... c'est affreux !
— C'est un grand Maître Arcan, il est très doué et peut même être sympa !
— Ah ? Et on sait ce qu'il veut faire de moi ?
— Ben en fait, apparemment son jugement est positif, mais j'avoue que je n'ai pas bien compris son rire. Mélia et moi, on n'aurait pas compris quelque chose puisqu'il nous traite une nouvelle fois de « Niguedouilles ! »
Un rappel à l'ordre fusa de l'étage supérieur et les jumeaux, étrangement dociles, raccompagnèrent Cid jusqu'à la porte pour rejoindre Téodor au plus vite.
Si Thys avait encore quelques difficultés à se plonger dans les méandres internes de son être, Mélia parvenait maintenant à se glisser dans un état second avec la même facilité qu'elle se faufilait entre ses draps chaque soir au coucher. Et elle ressentait le même bien-être, la même décompression, le même relâchement qu'au moment paisible de l'endormissement.
Ce soir-là, après les émotions liées à la visite de Cid, Mélia fut encore plus prompte à ouvrir ses sens. Mais à peine avait-elle plongé dans la volupté que son Ingéni émit un léger grésillement et une sorte d'aspiration extérieure la souleva. Aussitôt, elle reconnut les prémisses d'un bond spatio-temporel et avec une lucidité étonnante, elle eut le réflexe de saisir la main de son frère pour lui faire partager une nouvelle fois cette aventure naissante.
Mais Thys n'était pas encore parvenu à un stade de décontraction suffisant, il était en train de s'embourber dans des : « pourquoi Téodor a-t -il ri ainsi ? Que pense-t-il de Cid ? Pourquoi ne mettrais-je pas Théo dans la confidence finalement ? »
Il sentit la main fraîche de Mélia qui l'effleurait et il vit les billes d'onyx noirs qui rayonnaient dans ses yeux. Il comprit. Avec force, il serra la main de sa sœur, inspirant longuement pour chasser les pensées perturbatrices, il se préparait au voyage. Il éprouva le manque d'air, ses poils se hérissèrent, son corps s'allégea et son crâne se crispa dans l'aspiration naissante.
Pourtant tout s'arrêta d'un coup. Plus aucune sensation. Il était là, assis en tailleur entre Téodor et Mélia. Le Maître, imperturbable, méditait tandis que l'esprit de Mélia vagabondait ailleurs, ses pupilles dilatées dans un regard fixe en témoignaient. Zut, Thys avait raté le départ ! Où pouvait naviguer sa jumelle maintenant ? Quel danger avait-elle capté ? Un instant, de dépit, il eut envie de la secouer pour tenter de lui faire réintégrer son corps. Mais ce n'aurait pas été juste. Elle ne contrôlait pas ses départs vers l'ailleurs et elle avait essayé de l'emmener !
Loin des tergiversations de son frère, Mélia flottait au sein d'un paysage encore flou, un ensemble peu coloré prit forme soudain et lui offrit une nouvelle fois le spectacle d'une chambre close à l'atmosphère calfeutrée. Le silence régnait et la poussière avait repris possession des lieux.
Sur le lit, la Belle au bois dormant n'avait pas bougé. Pourtant, elle portait cette fois, une nuisette pâle et défraîchie et ses cheveux soyeux avaient été nattés. C'était décidément une magnifique femme qui reposait là. Mélia navigua plus près, elle voulait comprendre pourquoi ses sens la projetaient une nouvelle fois dans cet espace inconnu.
La jeune fille observait intensément le visage fin de l'inconnue quand un léger mouvement, à la gauche du lit, la figea. Dans un coin sombre, au chevet de la mystérieuse femme, un homme était assis, silencieux. Mélia apercevait ses grosses mains aux ongles coupés courts qui reposaient, immobiles, sur la soie d'un pantalon de costume élégamment taillé, mais elle ne discernait pas le visage caché dans l'ombre.
L'homme resta ainsi de longues minutes sans le moindre frémissement. Le cœur de la jeune Ether était en attente et il explosa quand le pantalon de soie se mit en mouvement. En effet, un visage bien connu sortit alors de la pénombre. Un nez droit de profil s'offrit à la lumière. Des yeux sombres pleins d'assurance ne cillèrent pas quand les lèvres fermes portèrent un baiser rapide sur la main de la belle endormie. Jason Le Tallec se redressa, les traits tirés, et tourna le dos à la femme toujours inerte.
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