Chapitre 4 Blandine
Thys s'approcha et lui tendit la main.
— Blandine, ça va, tu as mal ?
— ...
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu es blessé ?
Le regard lointain, une main sur le cœur, l'Aguerris ne répondait pas, mais gémissait à terroriser toute la faune du coin. Thys se rappela la scène dont il avait été témoin quelques jours auparavant, Blandine avait eu la même attitude et Damien avait su l'apaiser. Alors le jeune Ether reprit les gestes qu'il avait entrevus. Il repoussa les mèches châtain collées sur le large front de la jeune femme et y apposa sa main chaude, puis il la serra contre lui en lui soutenant la nuque. Il lui parla de tout et de rien d'une voix calme. Il lui raconta l'odeur du bois de frêne et la douceur de celui des érables. Il fallut bien une dizaine de minutes pour que les sanglots laissent place aux soupirs. Puis Blandine s'assoupit.
« Bon et maintenant ? Qu'est-ce que je fais ? » se demandait-il. Le corps de Blandine, devenu lourd, pesait sans vergogne sur son bras droit. De plus, accroupi auprès de la jeune femme, il sentait les muscles de ses cuisses le cuire et commencer à trembler. Il crut qu'il allait tout lâcher quand elle poussa un soupir libérateur et redevint maîtresse de son corps. Elle s'assit et regarda Thys, gênée.
— Ça va mieux ? demanda le garçon tout aussi mal à l'aise.
— Oui, merci ! la voix était fragile.
— Tu... Qu'est-ce que tu... Enfin, ça va, quoi ?
— Oui.
Aucune explication. Elle se leva et épousseta sa robe de laine sur laquelle s'accrochaient des feuilles mortes en charpie. Elle s'appliquait, enlevant une à une les tiges coincées dans les mailles ainsi que les petits bouts bruns de feuilles. Thys attendait. Elle leva les yeux sur lui, puis sortit un mouchoir et s'essuya le visage toujours avec soin et concentration. Elle lissa ses cheveux entre ses doigts potelés et ajusta l'élastique inutile qui pendait au bout d'une mèche bouclée. Thys attendait. Elle lui jeta un furtif coup d'œil puis fit lentement le lacet de chacune de ses baskets blanches maculées de terre. Thys patientait. Elle le regarda, il lui tendit la main. Elle hésita puis s'en saisit.
— Merci ! dit-elle enfin.
Elle hésita et ajouta sans joie, le visage fermé :
— Tu sais, je ne suis pas folle !
— Je ne l'ai pas imaginé une seconde !
Thys mentait. Elle sourit tristement puis se décida.
— Depuis dix mois, je fais des crises régulièrement. Je ne sais jamais quand ça va me prendre. C'est soudain, je ressens une déchirure atroce en moi qui me fait hurler. Ensuite, je suis abattue de tristesse. Je n'arrive plus à me sortir de cette peine qui m'engloutit. Cela peut durer des jours si personne ne m'aide ! Aujourd'hui, c'était une petite crise, mais merci beaucoup, tu as su rapidement me calmer.
— De rien ! Mais est-ce que tu as vu des médecins ?
Un sourire triste.
— Bien sûr, j'ai passé examen sur examen et j'ai rencontré tous les illustres docteurs et tous les charlatans possibles et imaginables. Mais aucune explication et surtout aucune solution pour m'aider n'a été trouvée.
Thys la plaignait et en même temps elle l'inquiétait. Quel mal étrange !
— Archibald Ferdon, mon Maître modulateur, croit que cela vient de ma condition d'Aguerris, car la première crise, la plus terrible, a eu lieu 2 jours après mon Oritis, en mars l'année dernière. Mais, il est incapable de m'expliquer pourquoi cela m'arrive et surtout comment faire pour que ça s'arrête. Certains pensent que cela vient du décès de ma grand-mère. Elle est morte pendant mon Oritis. J'ai été horriblement malheureuse, ça a été très dur. C'est elle qui m'a élevée et qui m'a tout appris sur les Ostendes. Mais maintenant j'ai fait mon deuil, j'ai accepté sa mort même si elle me manque. J'ai compris qu'elle avait souffert énormément de sa maladie et que sa mort a été une libération. Pourtant, je fais crise sur crise. On me prend pour une folle. On ne me fait pas confiance.
Elle s'était tue et regardait Thys. Elle attendait son jugement.
— Je vais être franc, tu m'impressionnes, enfin tes crises m'impressionnent, mais tu as l'air de quelqu'un de bien. Et depuis le passage de mon Oritis, j'ai vu ou vécu tellement de choses étranges que je ne peux pas me permettre de te juger. Je suis prêt à t'aider.
Le visage rond de Blandine se détendit, elle prit même une plus large inspiration et essuya ses mains moites sur sa robe déjà tachée.
— Merci, est-ce que cela peut rester notre secret ?
— Non, enfin je veux dire que je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Déjà parce que je n'arrive pas à cacher longtemps quelque chose à ma sœur, elle veut toujours tout savoir, elle est capable de me questionner jusqu'à la mort, répondit Thys avec une grimace. En plus, maintenant nous formons un groupe, nous allons passer beaucoup de temps ensemble. Nous avons besoin d'avoir confiance en chacun. Tu n'as pas à avoir honte. On pourra peut-être même t'aider à découvrir ce qu'il t'arrive. Mélia est... clairvoyante et la petite Mélanie Donnador est très intuitive...
Blandine poussa un soupir.
— D'accord, mais j'ai tellement honte de moi ! Je ne veux pas que tout le Jecorum soit au courant ! Et que va penser Téodor Lux ? Il m'impressionne tellement !
— Il n'est pas au courant ?
— Non, mon Maître m'a promis qu'il garderait le secret. En fait, je ne voulais passer le premier cycle des transformations avec aucun autre Maître qu'Archibald Ferdon à cause de mon problème. Mais celui-ci m'a convaincu que personne ne saurait et que Damien m'aiderait.
— Alors là, tu te fais des illusions, le Grand Lux est une vraie fouine, il est partout en même temps et sait toujours tout. Il sait que t'as envie d'aller aux toilettes avant même que tu en ressentes le besoin !
Ce jour-là, Thys renonça à son escapade chez Paolo. Il rejoignit le groupe en compagnie de Blandine. Les autres les attendaient apparemment depuis un bon moment. Mélanie sauta sur ses pieds et vint attraper la longue main de Thys, elle affectionnait particulièrement le garçon au regard vairon. Mélia regarda son frère de travers, les sourcils froncés essayant de décrypter ce qu'il avait bien pu faire avec Blandine. Damien paraissait inquiet et attrapa son amie par les épaules pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille.
Maître Lux, tournicota autour des deux Prudens retardataires. Il paraissait les flairer et retroussait les babines dans un sourire ironique.
— Encore une crise ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Tu vois, s'exclama Thys fataliste, tu vois ce que je t'avais dit !
Blandine était devenue toute blanche et avait reculé de trois pas, prête à s'enfuir pour pleurer sa honte.
Mélia l'attrapa gentiment par le poignet.
— Blandine, qu'est-ce que tu nous caches ? Dis-moi ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de crise ? Tu es toute pâle ? As-tu des ennuis ? On peut t'aider, mais il faut nous parler, on doit savoir !
— Tu vois, répéta Thys en en passant du visage délicat de sa sœur aux traits plus moelleux de Blandine.
— Quoi, tu vois, s'énerva Mélia, toi, tu sais quelque chose et tu ne m'as rien dit ?
— Tu vois, hein !
À son tour, Mélanie prit part à la discussion qui semblait amuser Téodor et effarer Damien.
— Tu es triste parce que ton cœur a mal, tu es triste parce que je suis triste, parce que la Terre est triste, mais ça va un peu mieux quand on rit ou quand on pense à autre chose...
— Et voilà, tu vois, là aussi j'avais raison ! Trois sur trois ! Waouh ! J'suis trop fort !
C'est à ce moment que Blandine éclata de rire ! Un rire un peu trop sonore, un rire un peu trop joyeux alors qu'une larme bordait encore ses cils.
« Elle est folle », pensa Mélia.
— Merci, Thys, oui tu avais raison. Je te laisse leur expliquer, c'est au-dessus de mes forces, je vais méditer !
Elle partit d'un pas lourd et hésitant en riant toujours. Elle semblait ivre. Damien la suivit comme une ombre sentinelle. Thys expliqua aux autres les crises de Blandine et ses angoisses.
Le lendemain, alors que le groupe sortait d'une méditation de quatre heures durant laquelle Thys avait méthodiquement gratté sa cuisse droite puis compté les poils de ses avant-bras, Téodor leur annonça qu'ils allaient passer quatre semaines sur le plan terrestre.
— Mais attention, ce ne sera pas des vacances, ajouta-t-il, vous allez avoir une mission à remplir !
— Une mission ? Quel genre de mission ? questionna Thys déjà inquiet.
— Hé ! Ne panique pas, petite âme affolée ! Je vous demande d'ouvrir grands vos sens et de repérer un maximum de candidats éventuels à l'Oritis.
— Ah ! Ça va ! Enfin, comment on fait ça ?
— Si tu écoutais un peu Thys, à la place de m'interrompre ! Donc, vous allez rejoindre vos familles et reprendre vos vies d'avant sous haute protection. Il y aura dans votre entourage plusieurs Ostendes qui veilleront discrètement sur vous : des Tutrix. Votre mission est d'utiliser votre ressenti, de libérer votre esprit pour atteindre l'âme des autres et de déceler celles qui s'ouvrent aux sensations. Le reste du travail m'appartiendra. C'est moi qui prendrai contact avec elles et qui jugerai s'il est possible de les initier pour les préparer à l'Oritis.
— Excellent, ça, ça me plaît comme mission, clama Thys complètement excité !
— Ne crois pas que ce soit facile de sonder l'esprit de tes semblables, jeune homme ! Tu auras besoin de savoir vider le tien pour pénétrer celui des autres. Et il me semble que ce n'est pas ton fort au vu de tes premières tentatives en Ethérie.
Thys marmonna sa rancœur tandis que ses compagnons esquissaient un sourire. Le Maître semblait satisfait d'avoir mouché son jeune élève.
— Bien, je poursuis. Vous passerez donc un mois sur le plan terrestre. Chaque jour, je vous demande de prévoir quatre heures de méditation. À vous de vous organiser comme bon vous semble, mais n'essayez pas d'y déroger ! Je veillerai au grain. Je passerai d'ailleurs vous voir régulièrement.
Quatre heures de méditation par jour ! Thys crut qu'il allait s'étrangler, même Mélia et Damien avaient blêmi. Chacun organisait sa journée intérieurement et avait bien du mal à caser ces heures d'immobilisme.
« Je n'arriverai pas à passer du temps avec Cid », pensait Thys alarmé.
« Comment je vais faire pour rattraper mes cours de médecine », s'inquiétait Damien.
« Je n'aurai pas le temps de lire toutes les BD que tonton Jonas a dans sa bibliothèque ! » se désespéra Mélanie.
« J'ai envie de profiter des copains et du collège ! » se désolait Mélia.
— Bon, vous arrêtez un peu de faire une tête pareille, s'énerva Téodor dont les mèches blanches commençaient à se gorger d'électricité.
Les petits yeux verts de Maître Lux sondèrent chacun de ses Prudens, son nez fin se plissa et sa grosse moustache tressauta.
— Ce n'est pas possible, de quelle fine équipe, j'ai donc hérité ! Un peu de motivation et de volonté, Âmes de limaces !
Il marqua une hésitation, puis jugeant que ses troupes avaient besoin d'un peu d'encouragement, il ajouta :
— À votre retour en Ethérie, je commencerai à vous apprendre à utiliser les énergies.
Aussitôt, les cinq visages qui lui faisaient face s'éclairèrent et Maître Lux haussa les épaules comme exaspéré, pourtant un sourire lui relevait un coin de la moustache et découvrait une belle canine pointue.
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