Chapitre 33 La mort... et la vie continue


L'Ethérie ! Son ciel lumineux de constellations, sa brume douce au ras du sol, cette sensation de légèreté...

Les Ostendes reprenaient leur souffle, qui accroupi, qui à quatre pattes, qui plié en deux en se tenant les côtes. Blandine hoquetait et gémissait, bercée par Damien.

Les premiers effets euphoriques passés, Mélia se précipita vers le corps de Rinata, allongé par terre, quasiment entièrement recouvert de tourbillons de brume mauve.

— Elle respire... un peu, la rassura Anastasia, mais elle va mal, il faut agir vite !

Déjà Téodor et Térence lui apposaient leurs paumes sur le front et le ventre. Anastasia plaça ses mains sur les épaules de la Maître Arcan et fit signe aux jumeaux.

— Venez, elle a besoin de nous tous !

— Qu'est-ce qu'on doit faire ? demanda Thys nerveux.

— Je ne peux pas vous expliquer ça maintenant ! Inscrivez juste une pensée positive et posez votre paume sur un de ses organes, ça sera déjà utile.

Ils passèrent plus d'une demi-heure, prostrés sur le corps de la grande Ether. Rinata n'ouvrit pas les yeux, ne remua pas, mais son souffle parut un peu plus stable.

Quant à Blandine, ses cris faiblissaient, mais elle restait accrochée à Damien avec un regard un peu égaré. Térence, lui, semblait retrouver petit à petit la vue, à son grand soulagement.

— Bon, il ne nous reste plus qu'à trouver le Jécorum de la zone 4 pour obtenir de l'aide, fit remarquer Téodor en observant le paysage plat autour de lui.

— Vous ne savez pas où il se trouve ? s'étrangla Thys.

— Non, mais ne t'inquiète pas, âme fébrile, je ressens très fortement sa signature énergétique, elle me guidera encore mieux qu'un GPS. Les filles, vous restez avec Rinata et Blandine. Les garçons, avec moi !

— Mais je ne peux pas laisser Blandine comme ça ! protesta Damien.

— Si. Vas-y, ne t'inquiète pas, souffla la jeune fille entre deux plaintes. Ça va mieux.

À contrecœur, le garçon rejoignit la petite troupe exploratrice. Le regard tendre, qu'il lança à son amie avant de partir en disait plus long que tous les mots. Blandine lui adressa un sourire confiant et masqua sa détresse. Mélia avait déjà soupçonné plusieurs fois l'attachement que ces deux-là avaient l'un pour l'autre, il n'y avait maintenant plus de doute.

À peine, les hommes hors de vue, Blandine reprit ses gémissements. Mélia vint la serrer dans ses bras.

— Ça va passer, là, tout doux !

— Merci !

— Merci à toi, Blandine, je ne sais pas ce que tu as fait vers la Porte de la Lune, mais tu m'as sauvée ! J'étais si malheureuse, je ne pouvais plus rien faire.

— Ce n'est rien ! Rien, souffla la jeune fille.

— Si, explique-moi ! insista Mélia.

Blandine se raidit et geignit encore. Des rigoles de larmes inondaient ses joues rebondies. Elle renifla et respira lentement pour reprendre contenance.

— J'ai pris ta douleur... j'ai aspiré ta peine !

— Quoi ? Qu'est-ce que tu as fait ?

Mélia se redressa et fixa son amie avec incompréhension.

— Depuis la mort de ma grand-mère, quelque chose a changé en moi, expliqua Blandine. J'ai souvent des crises de panique. Je me sens mal et triste. J'ai cru que je déprimais, mais les crises sont totalement irrégulières. Parfois, des mois passent sans une larme, sans tristesse alors que d'autres fois j'ai l'impression d'étouffer de chagrin. Archibald Ferdon, mon Maître modulateur, n'a pas trouvé de réponse à ce qui m'arrivait. C'est Téodor Lux qui a commencé à soupçonner que j'avais la faculté d'empathie sensorielle.

— Je ne comprends pas ! Ça veut dire quoi ?

— Ma grand-mère adorée est morte au moment même où je passais mon Oritis, cela a, semble-t-il, développé chez moi certaines facultés pour absorber la détresse. En gros, selon Téodor, je suis capable de prendre la douleur des autres !

— C'est insensé ! commenta Mélia.

— C'est moi qui ai pris, sans le savoir, la tristesse de Mélanie après la mort de sa mère, poursuivit Blandine. C'est pour ça qu'elle était si calme et que vous m'avez sentie si mal les premiers jours de notre rencontre. Je ne contrôle rien ! Mais Téodor a compris ce qui m'arrive et il m'apprend à faire refluer les sentiments douloureux. À compartimenter, comme il dit C'est pas évident, mais je commence à mieux gérer. Enfin, je croyais que j'y arrivais. Mais aujourd'hui avec toi, je n'ai pas eu le temps de me préparer, alors...

— Oh ! Ma pauvre Blandine ! Tu m'as pris ma douleur ! Ça veut dire que tu qui souffres pour moi !

Mélanie, qui avait entendu toute la conversation, vint se blottir contre Blandine, les yeux mouillés de larmes.

Mélia observa le corps de sa grand-mère. Elle éprouvait une énorme tendresse pour Rinata, elle était très inquiète pour sa santé, mais ne ressentait pas vraiment de douleur ni de désespoir devant le corps inerte. Blandine avait donc bien rempli sa mission. Quelle étrange fille ! Est-ce que les effets allaient durer encore longtemps ? Ce n'était pas juste vis-à-vis de Blandine.

Perdue dans sa réflexion, Mélia sursauta quand un petit frémissement émana de sa poche. Et très vite une petite tête décorée de grandes oreilles se manifesta. Le chinchilla encore en train de mâchouiller ses graines lança son premier regard sur l'Ethérie.

— Je l'avais oublié celui-là ! Les filles, je vous présente Chinchou, mon compagnon de galère !


— Mais il est magnifique ! Regardez l'effet que l'Ethérie a sur lui !

Anastasia s'était rapprochée visiblement très intéressée.

— Je n'avais encore jamais aperçu un animal en Ethérie, on les entend, mais jamais on ne les voit. Il est fabuleux !

Pendant que les filles commentaient les effets du monde Ethérique sur la faune, les garçons avaient bien progressé. Se déplacer en Ethérie était plus évident que d'arpenter la Terre surtout pour Térence et Téodor qui flottaient plus qu'ils ne marchaient. Ce fut après quelques kilomètres d'errance et d'échanges banaux que Téodor saisit subitement l'oreille de Thys.

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Mais ça ne va pas non ! Maître, qu'est-ce que vous faites ?

— Dis donc toi, on n'aurait pas quelques comptes à régler, par hasard ?

Thys fit celui qui ne comprenait pas, alors que Térence ricanait sous cape et que Damien paraissait inquiet.

— Alors mon Prudens, tu ne vois pas ?

— Ben...

— Je vais te rafraîchir la mémoire, moi, bougre d'âme folle.

Et il tira plus fort sur l'oreille.

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! C'est bon, stop ! Oui, je ne vous ai pas tout à fait écouté sur le site de Tiahuanaco, mais Mélia... Aïe !

— Je suis fier de toi, gamin, mais ne recommence pas, compris !

— Oui, Maître !

Et Thys se massa l'oreille qui était devenue rouge écarlate.

Ils marchèrent silencieusement encore quelques centaines de mètres et Térence les arrêta. Ses yeux étaient mi-clos et il n'arrivait pas encore à voir plus loin que le bout de son nez, mais ce fut le premier qui perçut l'anomalie.

— Arrêtez, il y a quelque chose qui cloche par-là !

Téodor ressentit aussitôt une sorte de malaise, son nez se mit à saigner, Thys eut comme des vertiges.

— Bon sang ! Qu'est-ce qui se passe ? grommela le garçon déjà à moitié hébété.

Un fort vent se leva et balaya d'un coup la brume qui se hérissa en un panache cyclonique. Après deux ou trois tourbillons menaçants, elle s'étira vers l'horizon. Les cailloux se soulevèrent d'un coup et furent propulsés vers un ciel noir et grumeleux. Puis dévièrent vers le sol à toute vitesse. Ils percutaient tout ce qu'ils trouvaient sur leur passage. Une pierre bordée de terre heurta Damien en plein front. Son corps devint mou, il fut soulevé par une nouvelle bourrasque et il s'envola avant que ses compagnons ne puissent le retenir.

— La Faille, c'est la Faille ! hurla Téodor, il faut rattraper Damien !

Ils couraient et volaient même, poussés par le vent sinistre qui hurlait une colère incompréhensible. Leurs oreilles sifflaient, leurs corps s'étiraient curieusement, leurs yeux semblaient prêts à se détacher de leur orbite. Et là-bas, déjà loin, le corps de Damien, à moitié disloqué, naviguait vers l'horreur. Un trou immense, un vide à faire frissonner un dieu, ouvrait une mâchoire de mort dans laquelle tout s'engouffrait.

— Damien ! Non ! hurla Thys.

Le garçon devançait son Maître et l'agenceur de l'Ethérie. Il s'approchait dangereusement du gouffre et espérait atteindre Damien avant qu'il ne soit englouti. Mais une main ferme le retint et commença à le tirer en arrière.

Téodor, soutenu par Térence, luttait pour ramener le garçon en lieu sûr.

— C'est trop tard, Thys, on ne peut plus rien pour lui.

Les larmes du Maître Arcan étaient aspirées par l'horrible Faille, tout comme le sang qui s'échappait à flot de ses narines.

— Damien, non ! Non ! hurla Thys.

À quelques kilomètres de là, Mélia s'était figée. Le cri de son frère l'avait atteinte. Le regard dilaté, devant ses compagnes, elle avait d'abord arrêté ses gestes puis elle avait hurlé à son tour en écho avec son jumeau.

— Damien ! Non ! Non !

Elle le voyait tourbillonner comme une toupie devant la gueule béante qui dévorait l'Ethérie. Avec l'instinct du désespoir, elle lui tissa un filin de soie, semblable au cocon qui l'avait enveloppé après l'attaque de Baldo. Elle projeta son œuvre mentale au-delà de sa réalité et la lia aux photos autour de Damien pour lui donner consistance. La matière collante et souple s'étira jusqu'au garçon. Une fraction de seconde, le corps de Damien s'illumina, sa course fut ralentie, puis il chuta dans le néant avec les débris de vie arrachés à l'Ethérie.

Mélia se sentit secouée. Quelqu'un la tirait de sa douloureuse torpeur ! Où était Thys ? Parviendrait-il à échapper au monstre qui avait dévoré Damien !

— Qu'est-il arrivé à Damien, que se passe-t-il avec Damien ? hurlait une voix hystérique à son oreille, sans cesser de la secouer.

C'était Blandine complètement paniquée. Mélia ne put lui dire ce qu'elle venait de voir.

— Je ne sais pas ! Il a dû...

— Si tu sais, tu sais ! Comment va Damien ? Dis-le-moi !

Blandine continuait à hurler et Mélia s'enferma dans son mutisme en pleurant ce qui ne rassura aucune des filles présentes à ses côtés.

Plusieurs heures plus tard, elles n'avaient pas bougé, quand un convoi vint à leur rencontre. Téodor et Thys guidaient des Ostendes de la zone 4.

Blandine courut à leur rencontre pleine d'appréhension. Et toute l'Ethérie put l'entendre hurler sa détresse. Ses plaintes étaient déchirantes, mais ironie du sort personne ne pourrait l'alléger de sa souffrance.

Thys, les traits tirés, serra sa sœur contre lui et ils sanglotèrent ensemble.

— Ce n'est pas juste ! Nous avons résisté aux attaques des Indésiratas et il a fallu que ce soit la Faille qui le tue.

— Thys, ce sont les Indésiratas qui ont tué Damien ! intervint rageusement Téodor. La Faille est le résultat de leur comportement destructeur sur Terre !

Avec l'aide des Ostendes boliviens et péruviens, ils atteignirent le Jécorum de la zone 4, où était resté Térence Plomb. Le lieu sympathique et chaleureux ne réussit pas à éclairer leurs visages tristes. Ils y passèrent deux jours pour se rétablir de leurs blessures. L'état de Rinata ne s'améliorait pas, mais ses signes vitaux étaient stables.

On offrit des vêtements et des chaussures à Mélia. Puis Pedro Cezar, un Maître Uentel, les conduisit vers le nœud tellurique le plus proche de l'aéroport. Tout avait été réglé pour leur départ.

Dans la salle d'embarquement, Mélia fébrile observait tous les visages de peur de voir apparaître l'un des Indésiratas. Mais c'est la bouille de Dria qu'elle eut la surprise de reconnaître à côté d'une vieille femme qui ressemblait bien à la fameuse sorcière de La Paz. La jeune Ether leur adressa un signe de main, mais déjà la petite fille s'était évanouie avec un sourire dans la foule, comme elle savait si bien le faire.

Le voyage de retour parut ne durer que quelques minutes, chacun était perdu dans ses pensées. Mamina avait été rapatriée un jour plus tôt par un avion médicalisé, elle n'allait pas mieux. Térence Plomb l'avait accompagnée.

Blandine n'avait pas adressé un mot à Mélia depuis la mort de Damien. La jeune Ether ne s'en formalisait pas, elle savait que Blandine la considérait comme l'oiseau de mauvais augure qui avait annoncé la disparition de son compagnon.

Assise à côté de Thys, Mélia serrait contre elle, un sac en tissu qui renfermait le cylindre de Tiahuanaco.

— Tout ça pour toi, j'espère que tu en vaux la peine ! chuchota-t-elle, penchée sur son précieux bagage.

— Ta bête couine ! lui fit remarquer Thys, peu bavard ces deux derniers jours.

— Je sais, il a envie de se dégourdir les pattes. Mais il doit rester encore discret. Hein, mon Chinchou, sois sage ! Personne ne sait que tu es là !

Elle s'adressait toujours au sac dans lequel le chinchilla tenait compagnie au cylindre.

— Thys ?

— Hum !

— Ça va faire drôle de retrouver les copains au collège après tout ça !

— Mouais, Cid ne va pas nous croire !

— Et Briac...

— Quoi, Briac ?

— Eh ben, je ne sais pas vraiment ce qu'il attend de nous ! Il m'a aidé, enfin, je crois.

— Hum ! Ouais, c'est curieux comme il a agi, il faudra qu'on ait une conversation discrète avec lui !

— Tout ça me donne des frissons !

Ils se turent et regardèrent courir un nuage sur le soleil.

— Thys ?

— Hum ?

— Je voudrais tellement retrouver notre maison et que grand-mère aille bien ! Je voudrais que Damien soit là derrière nous, assis à côté de Blandine. Que tout soit comme avant, quoi !

— Jamais plus rien ne sera pareil, répondit Thys, les traits durcis. Et tout ça n'est pas fini ! On doit faire disparaître cette saleté de Faille que les Indésiratas ont ouverte. On trouvera les autres cylindres, je le jure !

Mélia serra les lèvres devant la détermination de son frère. À quand le prochain rêve qui les conduirait vers de nouveaux horizons, mais aussi vers leur destin d'Ether ?

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