Chapitre 3 Les nouvelles recrues
— Je vous présente Damien Lépine et Blandine Soulsque, ce sont des Prudens comme vous qui commencent leur premier cycle de transformation, claironna la voix directive du Maître Arcan en direction de ses trois élèves.
Il les avait réunis dès l'aurore, les derniers morceaux de pain du petit déjeuner encore en bouche, pour une soi-disant surprise. Sous les branchages des épicéas, sagement assis sur un tronc de chêne coupé, un jeune homme au teint basané et une jeune femme rondelette les attendaient, le visage marqué par la même ignorance qu'eux.
Les deux groupes se saluèrent poliment et se dévisagèrent en silence. Que pouvait-on se dire ? Thys était déçu, il avait espéré des camarades de son âge. Depuis le début du cycle, il savait qu'il manquait deux ou trois membres à leur groupe, mais ne s'attendait pas à devoir s'exercer avec un homme d'au moins vingt-cinq ans et une fille légèrement plus jeune. Bon, ils avaient l'air sympathiques et aussi intimidés qu'eux.
— Aujourd'hui, pas de cours matinaux, je vous laisse quelques instants pour faire connaissance, expliqua Téodor Lux en s'éclipsant déjà de sa démarche aérienne.
Thys, Mélia et Mélanie se rapprochèrent des nouveaux.
— Vous êtes les fameux jumeaux ? demanda Blandine.
— Jumeaux certes, mais fameux, je ne sais pas, ricana Thys assez flatté.
— C'est bien toi qui es une Ether Clairvoyante, s'enquit Damien en portant un regard appuyé sur le visage harmonieux de Mélia.
— Oui, je crois !
— Tu ressens les événements à venir ?
— Il semblerait...
Mélia n'avait pas envie de développer encore une fois le sujet surtout avec deux inconnus. Elle resta donc évasive, mais sa résistance était palpable.
La conversation était fade, hésitante. Thys s'enquit des origines des deux nouveaux.
— Vous êtes de quelle lignée ?
— Nous sommes tous les deux Aguerris.
— Ah !
De nouveau, on se regardait dans le blanc des yeux, l'esprit vide. Et ce n'était pas Mélanie qui aidait à la reprise de la conversation. La petite fille aux yeux pleins de larmes lissait entre deux doigts ses cheveux roux frisottants comme si c'était l'activité la plus captivante qu'il soit.
« Eh bien, ce n'est pas avec eux que l'on va faire les quatre cents coups ! » cogitait Thys en regardant les deux Aguerris toujours sagement assis sur leur souche.
Ils en étaient là, à se sourire béatement. Parfois un raclement de gorge, un coup d'œil gêné, un bref commentaire sur le temps, l'état de la brume qui couvrait le sol.
« Est-ce que votre alcôve est confortable ? » « Les beignets de Clotaire sont délicieux ! » « Les épicéas sont vraiment des arbres intéressants ! » « C'est agréable d'observer le bassin central aux aurores. »
Au milieu de ces banalités auxquelles chacun aurait aimé se soustraire, Blandine poussa soudain un cri strident et porta la main à son cœur. Elle avait perdu la jolie couleur rose qui nappait ses joues rebondies et de ses yeux suintaient de grosses larmes. Son corps se raidit et fut secoué de spasmes.
Les trois jeunes Ethers restèrent interdits, incapables de comprendre ce qui se passait, mais Damien Lépine se précipita vers son amie et l'enlaça en chuchotant à son oreille. La jeune femme sembla s'apaiser légèrement. Damien passa sa main sur le front de son amie Aguerris, la renversa légèrement en arrière en lui soutenant la nuque et parut la bercer alors que les larmes jaillissaient toujours et que de petits cris s'échappaient encore de sa gorge.
Mélia revenue de son état de stupeur s'approcha :
— Que lui arrive-t-il ? Faut-il prévenir le Maître ?
— Non, chuchota Damien au milieu des petits glapissements de son amie, ne vous inquiétez pas, ça lui arrive parfois, mais je sais gérer. Laissez-nous seuls, s'il vous plaît, j'arriverai à l'apaiser plus vite !
Interloqués, Thys, Mélia et Mélanie quittèrent leurs nouveaux partenaires et rejoignirent le bassin où un groupe de cinq Prudens, dirigés par Marceline Chanfrain, méditait. À pas feutrés, ils longèrent la rivière jusqu'aux rochers du Rêve, comme les avait surnommés Térence Plomb et se calèrent le dos contre les roches douces et chaudes.
— Ils sont bizarres, non ? demanda Mélanie qui parlait pourtant peu d'habitude et n'engageait jamais la conversation.
— Oui, c'est un fait ! Quel drôle de premier contact !
— Il faudra faire avec, les sermonna Mélia. Ils n'ont pas l'air méchants, ils sont juste un peu spéciaux et distants. On va apprendre à les connaître.
— Oui, mais quand même, qu'est-ce qu'il lui a pris tout d'un coup à hurler et à se mettre à pleurer comme ça ! Elle est peut-être un peu dérangée !
— Thys, ne dis pas ça ! le gronda Mélia, avec les mêmes tonalités que prenait Sylvie pour lui faire la leçon, si bien que le garçon vérifia que le visage qui le gourmandait était bien celui de sa sœur.
— Elle a peut-être perdu sa maman et elle est triste ! proposa la petite voix de Mélanie, ce qui jeta un voile froid terrible sur les jumeaux qui restèrent muets.
C'est peu de temps après que Téodor les dénicha au creux de leur nid de pierres.
— Ah ! Jeunesse, que faites-vous ici ! Je vous cherche pour commencer une méditation ! Allez, venez, Damien et Blandine nous attendent au bord du bassin.
« Et c'est parti pour de très longues heures », pensa Thys en voyant déjà le Maître le houspiller et lui dire de vider son esprit. Chose toujours impossible.
Blandine avait retrouvé ses joues de pomme rouge et elle esquissa un sourire comme si rien ne s'était passé. Par contre, elle eut du mal à entrer dans la méditation. Apparemment, elle ne savait pas relâcher ses tensions intérieures, selon les dires de Téodor Lux, ce qui procura un vif plaisir à Thys qui perdit son rôle de mouton noir.
Quatre jours s'enchaînèrent ainsi au même rythme : réveil aux aurores, petit déjeuner hâtif, recueillement au bord du bassin, repas, sieste obligatoire dans les alcôves pour se ressourcer, méditation sous le cercle des Pins Eternels, absorption d'un grand verre d'eau purificateur, souper dans le réfectoire, soirée sous les étoiles à écouter la Lune que seul Téodor entendait, temps libre dont personne ne profitait.
— C'est fou ce que ça fatigue de ne rien faire, geignait régulièrement Thys, ce qui était bien l'avis des quatre autres Prudens du groupe.
Quand Téodor, petite fouine aux aguets, entendit cette phrase, un soir aux abords des alcôves, juste avant le coucher, il en profita pour garder ses disciples quelques longues minutes de plus, au grand dam de tous, afin de leur expliquer que leurs journées étaient des journées d'entraînement, d'apprentissage extrêmement riche en sensations. Que leur corps travaillait, que leur esprit évacuait un formatage de stress pour se restructurer autour des thèmes de patience, compréhension de soi et d'écoute du monde. Que tout cela demandait de l'énergie et que c'était normal d'être fatigué le soir ! Et qu'il leur interdisait de croire qu'ils passaient leur temps à ne rien faire !
Chacun mit le masque d'un visage à l'écoute, plein de docilité et de compréhension face au Maître prêt à partir dans de longs palabres persuasifs. Vaincu Téodor Lux libéra ses sages élèves, soulagés de pouvoir regagner leurs pénates.
En général, le matin, Thys était toujours le premier Prudens debout et il aimait ça ! Les yeux encore collés de sommeil, il prenait un petit déjeuner copieux dans le réfectoire calme, puis au petit trot pour réveiller son corps, rejoignait le refuge de Paolo et regardait le vieil homme sculpter en silence la tendre chair des arbres. Il avait besoin avant de commencer sa journée sous la houle sévère de Maître Lux, d'observer les mains noueuses de l'artiste qui savaient caresser le bois, en repérer le nœud en cogitant une future œuvre.
Thys souvent s'asseyait à la droite de Paolo. Après un bonjour murmuré, il observait plus d'une demi-heure, son vieil ami édenté, tourner dans tous les sens le morceau de chêne, de hêtre, de poirier ou de cornier qu'il avait choisi de transformer. Et avant même la première entaille de ciseau, le jeune Ether quittait sans un mot l'atelier du sculpteur pour rejoindre le bassin où l'attendait son groupe. Il avait la journée pour imaginer ce que les doigts d'or allaient créer. Il se hâtait alors, dès le temps de pause, de rejoindre l'atelier vide où trônait sur une belle planche de hêtre surélevée, la dernière création de Paulo. Avec amour, Thys caressait la sculpture les yeux fermés, suivait les veines du bois et humait son odeur douce, parfois sucrée ou même acide. Alors les sensations naissaient au creux de ses reins : une douce chaleur qui l'envahissait jusqu'au cou, une torpeur amicale qui lui cotonnait les jambes ou cette remontée de saveur qui distillait son aura dans tout le corps frémissant. Son Ingeni s'excitait et rayonnait au point de créer une sorte d'étoile auréolaire sur le crâne de l'adolescent. Ce rituel équivalait à un bain de jouvence qui purifiait le corps chaque jour.
Un petit matin, environ quinze jours après l'arrivée des deux Aguerris dans le groupe, Thys sifflotait sur le sentier qui menait à l'atelier de plein air de Paolo, quand il entendit une stridulation saisissante qui provenait des fourrés. Il pensa aussitôt à une attaque de Milvuits et se hérissa de piques de trouille qui lui piquèrent le dos et décollèrent son cuir chevelu. Bien vite, il se raisonna : les Indesiratas n'avaient aucun accès au plan Ethérique, les Maîtres Arcans le lui avaient certifié les uns après les autres. Alors quel pouvait être ce son étrange et déchirant qui nouait les entrailles ?
Le cri se répéta deux fois et chaque fois, il pétrifia le garçon qui n'avait qu'une idée en tête : prendre les jambes à son cou et fuir ce coin de bois devenu soudain sinistre. Mais Thys n'avait plus de jambes, les longues baguettes qui en temps normal soutenaient son corps étaient maintenant toutes molles et s'affaissaient, engluées dans la boue du petit matin. Ce n'était pas une sensation qui naissait suite à une attaque ou à la présence d'une énergie terrestre, c'était simplement une réaction créée par son propre cerveau enlisé dans la peur.
Donc, bien malgré lui, il resta là, héroïquement à quelques pas du bruit oppressant. Avec une respiration discrète de chien ayant crapahuté des kilomètres, il tentait d'apercevoir ce qui se cachait derrière les taillis de ronces et d'arbustes emmêlés. Il crut voir une grosse tête cornue sur sa droite et avala un cri qui aurait pu signaler sa présence. Par les âmes égarées, un monstre hanterait l'Ethérie ? Après tout, cela était possible, il n'avait encore vu aucun animal sur le plan Ethérique, il entendait le chant d'oiseaux, le craquement d'insectes, le croassement de quelques batraciens enroués, mais n'avait jamais croisé la moindre bête. Si ça se trouvait, des bêtes féroces et affamées peuplaient les alentours du Jecorum...
L'imagination de Thys nourrissait sa peur et il se vit dévoré, écartelé, picoré, piétiné par une multitude de créatures fantastiques. La tête cornue ne bougeait pas, mais un œil semblait le fixer. C'était un œil sombre au-dessus d'une sorte de bec bosselé. L'animal devait être gigantesque. Le bois entier frissonnait dans la brise matinale et les arbres chuchotaient. Une brindille craqua sèchement derrière un gros chêne bossu. Thys resta immobile de longues minutes, peut-être un quart d'heure à regarder de biais la bête sans la fixer pour ne pas la défier. Puis le doute s'infiltra, au fur et à mesure que le soleil s'éveillait. Quelques rayons timides en chaleur, mais d'une lumière pure, se glissèrent entre les branches et animèrent les lieux de chants d'oiseaux enfin actifs. L'atmosphère s'allégea et le garçon regarda plus attentivement l'animal tapi dans le fourré, il semblait tout à coup moins féroce. Et à bien l'examiner, la tête avait une forme plutôt noueuse comme un morceau d'écorce, la corne se détachait et l'œil s'agitait avec le vent. Une illusion d'optique végétale créée par un esprit malade d'angoisse.
Même seul, Thys rougit de honte. Quel idiot, être resté là, immobile, mort de trouille pendant tout ce temps devant une branche morte, un bout de lierre et un morceau d'écorce. Il n'irait pas se vanter de son escapade devant Mélia et encore moins auprès des nouveaux !
Alors qu'il reprenait l'usage de ses jambes et que sa respiration cessait d'être saccadée, un long gémissement fit frémir le feuillage avoisinant. Encore sous le coup de la honte, le jeune Ether, décida de ne pas céder à la peur une nouvelle fois et se dirigea, armé d'une branche épineuse, vers l'origine du bruit. Le feuillage bougea, les branches tressautèrent, le cœur de Thys se cacha dans son poumon. Pourtant, il avança toujours et contourna rapidement un taillis en brandissant son arme pour la lâcher bien vite de surprise. Recroquevillée dans les feuilles mortes, les yeux hagards et les joues ruisselantes, Blandine Soulsque, la jeune Aguerris, sanglotait.
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