Chapitre 26 Gangue de terre

Mélia avait retenu sa respiration pendant toute la conversation à bâtons rompus des Indésiratas. Elle ne savait pas où elle se trouvait, mais apparemment, elle était hors d'atteinte. Il ne fallait pas qu'elle bouge. Elle ne devait pas révéler sa présence !

En haut, ça s'agitait. D'autres étaient arrivés. Les esprits s'échauffaient. Les avis divergeaient. Mélia ne percevait pas tout. Mais elle comprit que les nouveaux arrivants étaient furieux. Alors elle entendit une voix qu'elle redoutait plus que tout.

— Où est la gamine ?

— On l'a perdue, Dux ! Briac l'a laissée s'échapper !

S'ensuivit le bruit d'une paire de claques qui laissa place à un silence de surprise.

— Tu es la honte de ta famille, Briac ! Ton devoir est de la retrouver ! siffla Dux Deprador.

— Oui Maître ! Je vous promets que je vais tout faire pour capturer cette proie. Elle ne m'échappera plus.

La voix du jeune Péragore était dure et déterminée, pourtant les derniers mots partirent dans les aigus. Un manque de maîtrise évident. Quelques ricanements furent vite balayés par un raclement de gorge de Dux Deprador.

— Écoutez, leur guide est mort et nous tenons la vieille ! Elle est bien abîmée ! Mais on va la garder en vie le temps de retrouver la gamine. Ensuite, Laëtitia, tu pourras te faire plaisir en retirant l'Ingéni de cette Maître Arcan. Il doit être gorgé d'énergie !

— Avec plaisir, mon Dux !

La voix enjôleuse de la Milvuit fit frémir Mélia qui contracta tous ses muscles et étouffa un cri de douleur lorsque sa cheville bougea. Une belle entorse en perspective ou pire !

Mais cette souffrance était bien insignifiance face aux mots de Dux Deprador. Il avait capturé Rinata. Sa Mamina ! Celle-ci devait être blessée et il proposait à Laetitia Yessel de lui arracher son Ingéni ! Quelle horreur !

Mélia redoutait tellement que la vision transmise par Pachamama se réalise. Et voilà que tout était à deux doigts de s'accomplir. Elle ne pouvait pas imaginer que ces monstres tuent sa grand-mère. Une vague de nausée la secoua. Elle se força à maîtriser sa respiration et les battements de son cœur pour écouter ses ennemis.

La horde d'Indésiratas échangea encore quelques propos qu'elle ne parvint pas à saisir et enfin les voix s'éloignèrent. Un silence malsain régna. Mélia n'osait pas bouger. Heureusement, car quelques minutes plus tard, des pas raclèrent encore le sol juste au-dessus d'elle, puis s'écartèrent définitivement de la zone. Un guetteur avait dû rester posté en arrière au cas où la fugitive serait réapparue.

Cette fois, les bruits de la faune invisible reprirent leur droit : les insectes aux cliquetis incessants, les reptiles dont les écailles râpaient la terre assoiffée, les oiseaux de passage qui criaient leur solitude.

Seule dans sa gangue de terre, Mélia tremblait de toute part. Elle ne maîtrisait pas les mouvements nerveux de sa mâchoire et ses dents s'entrechoquaient bruyamment. Elle mit plusieurs minutes à se ressaisir et à essayer de s'asseoir. Elle avait une cheville foulée, une énorme bosse sur le front et une belle entaille sur le mollet. Condamnée à l'immobilité par la douleur, elle cherchait à comprendre où elle se trouvait.

Malgré la semi-obscurité, elle devinait une sorte de tunnel qui filait droit devant et se poursuivait derrière elle. Des gouttes suintaient sur les parois de terre. Un mélange d'eau croupie, de mousse, de terre et de pierre composait le sol. Elle devait bien être à trois mètres sous terre.

Seul un filet de lumière lui parvenait à travers la dalle descellée au travers de laquelle elle avait chuté. Mélia réussit à se mettre debout sans trop s'appuyer sur sa cheville droite. Elle chercha des prises sur les parois pour s'agripper et se hisser à la surface. Mais celles-ci s'effritaient, et avec sa cheville abîmée, elle ne parvint même pas à gravir un mètre. Elle pleura sans oser crier pour appeler de l'aide de peur qu'un Indésirata soit resté dans les parages pour la cueillir à sa sortie.

Elle qui était claustrophobe commençait à se sentir à l'étroit dans cette cavité souterraine et un vent de panique la submergea. Elle frappa de ses poings graciles sur le mur de terre et se laissa glisser au sol. L'air lui manquait. Sa respiration se fit par saccades trop petites pour satisfaire ses poumons qui se contorsionnaient. La tête lui tournait. Elle perdit connaissance.

« Mèl, bats-toi ! Lève-toi ! Tu vas t'en sortir ! »

— Thys, tu es là ?

Elle venait de retrouver ses esprits et baignait dans un jus de terre où flottaient des petits filaments blancs semblables à des vers. Un haut-le-cœur ! Alliant la grimace de dégoût au geste de rejet, elle se débarrassa des vermicelles agités.

— Thys, tu es là ? Thys, m'entends-tu ?

Elle chuchotait et essayait d'atteindre la conscience de son frère qui évoluait à des milliers de kilomètres. Comment faire pour communiquer avec son jumeau ? Elle était sûre que c'était possible. C'était bien sa voix qu'elle venait d'entendre. Il la suppliait de se battre, de ne pas laisser tomber ! Elle avait tant besoin de lui.

Elle avait réussi à le guider à distance lors du passage de son Oritis, il avait ressenti sa douleur lors de l'attaque de Baldo. Un lien télépathique existait entre eux, mais comment l'activer ?

Elle se força à respirer calmement et tenta une méditation comme lui aurait suggéré Maître Lux. Puis, elle fit apparaître dans son esprit, le visage doux de son frère. Elle chercha à capter les ondes, à infiltrer le canal sensoriel de la pensée pour projeter son message. Elle s'épuisa en tentatives variées. Mais aucun contact ne s'établit. Thys était muet comme une carpe. Elle était seule, sous terre, et personne ne savait où elle se trouvait.

Si ! Quelqu'un ! Une seule personne pouvait la localiser. Briac ! Briac, bon sang ! À quoi jouait-il, celui-là ? C'était lui qui l'avait poussée dans ce trou ! L'avait-il fait exprès ? Pourquoi n'avait-il rien dit aux autres Indésiratas ? Croyait-il qu'il l'avait tuée ? Allait-il revenir pour l'achever ? Il voulait son Ingéni, c'était évident ! Peut-être qu'il le voulait uniquement pour la famille Le Tallec et ne voulait pas partager avec le malodorant Dux Deprador.

La nuit tombait à l'extérieur et l'habitacle de terre devint encore plus sinistre sans son rayon de lumière. La cheville de la jeune Ether avait doublé de volume, son mollet saignait toujours, sa bosse sur le front formait un œuf : la douleur ne la quittait plus. Elle ne faisait que sangloter, désespérée par son sort et par la capture de sa chère Mamina. Plusieurs heures interminables s'égrenèrent ainsi.

Mélia s'abandonnait au désespoir et sursautait à chaque craquement suspect, persuadée que Briac venait l'achever. Pourtant, au milieu de la nuit, elle finit par espérer la venue du jeune Péragore, car elle avait besoin d'une présence humaine, besoin d'écouter une voix, de sentir la vie. Dans son trou glacial, elle croyait entendre la mort et sentir le souffle des démons. Ils étaient là, à quelques centimètres, les griffes dehors, la bouche tordue, les viscères à l'air prêts à lui sucer le sang et mâchouiller la chair, elle en était sûre.

« Mèl, reprends-toi ! Tu n'es pas seule ! »

— Si, je suis seule, toute seule dans un trou plein de spectres et de puanteur. J'ai faim, froid et mal ! hurla-t-elle soudain à bout.

Sa voix résonna contre les parois terreuses et s'engouffra dans le tunnel, ce qui fit fuir deux ou trois gros rats curieux. La jeune Ether les prit pour de petits démons et redoubla ses sanglots.

— Thys, parle-moi ! Tu vas me parler oui ! C'est ça, fais ta mauvaise tête ! Ha ! Tu es content, hein ! La Clairvoyante est dans le noir, elle n'y voit rien et elle ne sait rien ! Tu jubiles, frérot ! Oh ! Thys ! Thys ! Viens m'aider ! J'ai froid, j'ai tellement mal !

Une nouvelle fois, Mélia essaya de se mettre debout. Mais sa cheville n'avait pas désenflé et son pied pesait une tonne. Des fourmillements engourdissaient toute sa jambe et son mollet semblait être en bois. Oui, elle avait comme un gros gourdin qui pendait au bout de son genou.

— Je suis foutue ! cria-t-elle aux rats qui revenaient sur leurs pas.

« Pense aux énergies, laisse-toi guider ! »

Ces mots à peine perceptibles avaient traversé continents et océans, peut-être étaient-ils juste rêvés, mais ils se répétèrent encore et encore tel un refrain de berceuse.

« Pense aux énergies ! »

— Je suis à bout ! Thys ? Je suis seule ! Enterrée vivante, et j'ai mal !

« Mèl, je t'en prie, laisse-toi guider, s'il te plaît ! Accepte. »

L'intonation était différente, cette fois. La voix était suppliante, fragile, désespérée.

C'est cette fêlure, peut-être, qui donna l'élan à la jeune fille. Elle cessa ses jérémiades. Il lui fallut quelques minutes pour calmer ses sanglots. Puis elle s'adossa à la paroi terreuse en enfonçant ses paumes dans la boue. Elle se força à redresser la tête et écouta le silence. Elle acceptait de lâcher prise et attendit le message.

Rapidement, elle perçut comme un chant en elle. Son Ingéni s'anima. Une nouvelle détermination habilla son visage. Ses yeux miroitèrent et prirent l'aspect de deux billes vertes lumineuses. La mélopée guida ses gestes.

Comme un automate, elle apposa ses mains glacées sur sa cheville. Très vite, ses paumes grésillèrent, un liseré bleu les couvrit et la chaleur naquit au bout de ses doigts. Elle sut où enfoncer les index alors que ses pouces massaient délicatement la zone douloureuse en petits cercles concentriques. Chaque geste était lent et précis. Elle caressa la plaie de son mollet, joignit les chairs déchirées et couva à deux mains la blessure. Ensuite, elle s'allongea, une main sur le front, l'autre au creux des reins. Tout son corps fut parcouru d'un courant d'ondes qu'elle savait puiser dans la Terre. Une douce chaleur se faufila en elle et se lova au creux de son ventre.

Alors, le chant franchit ses lèvres, deux notes émises par la gorge dont les vibrations finirent d'apaiser son corps. Puis un sourire étrange presque inquiétant durcit son visage. Elle s'endormit comme une masse. Et les rats la veillèrent ou était-ce autre chose ?

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