Chapitre 23: Tambillo


Et la majestueuse Maître Arcan saisit son sac d'un bras, sa petite fille de l'autre et se dirigea d'un pas sûr vers le groupe de paysans excités. Aussitôt, ils serrèrent les rangs et armèrent leur fronde. L'un d'eux cria un avertissement. Les autres ricanèrent méchamment.

Un caillou assez gros s'écrasa aux pieds des deux femmes dans un bruit sourd. Mélia, qui était assez euphorique quelques secondes plus tôt, déchanta rapidement. C'est alors que le vieil Indien, sans se lever, aboya un ordre sec qui calma la fougue des paysans. Mélia souffla et la respiration de Rinata lui fit écho. Cependant aucun passage ne s'ouvrit.

Les rangs des agriculteurs boliviens étaient toujours serrés et hostiles. Mélia chercha à capter le regard de l'Ancien. Une nouvelle fois leurs pupilles se sondèrent. L'image psychique envoyée plus tôt par la jeune fille avait laissé des traces qu'elle essaya de réactiver. Le vieux était pensif, puis un sourire lui éclaira le visage. Il se leva avec une vivacité inattendue, bouscula quelques récalcitrants et fit signe à Mélia et sa grand-mère de passer. Elles ne se le firent pas dire deux fois et se faufilèrent entre les paysans qui s'interrogeaient du comportement de leur aïeul. Aussitôt, le groupe de voyageurs, restés en retrait, qui avait assisté à la scène, se hâta de suivre les deux Françaises. Mais là, les paysans avec le vieil indien en tête les repoussèrent brutalement.

Rinata et Mélia étaient libres de poursuivre leur route à pied, mais leur guide, le jeune Alvaro était toujours coincé près du bus.

— Alvaro, ven ! tenta Rinata.

Le jeune homme hésitait, il ne se sentait pas prêt à affronter les paysans en colère dont certains d'ailleurs étaient dotés d'une musculature spectaculaire due sans doute aux efforts fournis dans les champs.

Mélia supplia le vieil Indien du regard. Elle lui désignait Alvaro du doigt et l'engageait d'un signe de main à le laisser passer. Mais cette fois, l'Ancien ne paraissait pas aussi conciliant. Les sourcils froncés, la lèvre supérieure pincée, il fuyait le regard hypnotiseur de la jeune fille. Mélia tenta alors son dernier atout.

Elle sortit du petit sac que lui avait remis la sorcière l'amulette représentant Pachamama. Elle dégrafa son gilet et plaça la déesse-mère sculptée sur son pull clair juste au-dessus de l'Ingéni qui scintillait encore. La luminosité du cristal traversa la maille fine et auréola la statuette. Les cheveux légers de la jeune fille voltigeaient dans le vent naissant, sa peau pâle devenait transparente sous la lueur du cristal et ses yeux d'émeraude lui conféraient un air divin. La statuette ainsi illuminée sur son cœur ne pouvait qu'être un appel de la Terre-Mère.

L'instant sacré ne dura pas. Seuls quelques paysans avaient vu le prodige, ils s'agenouillèrent, l'Ancêtre inclina la tête en signe de soumission. Mélia était gênée. Elle avait utilisé la crédulité et la simplicité de ces gens, mais c'était pour la bonne cause, se rassura-t-elle. La Maître Arcan n'avait pas perdu le nord et elle fit signe à Alvaro de les rejoindre rapidement. Le jeune homme après une brève hésitation traversa le groupe des révoltés qui le laissa passer sur un signe du vieil Indien. Ce fut le dernier à franchir le barrage. Une nouvelle fois, les autres voyageurs voulurent tenter leur chance, mais un jet de pierres les freina bien vite.

Un signe de remerciement à l'Ancien et les trois rescapés se hâtèrent de prendre la route avant un revirement de leurs geôliers. Durant le premier kilomètre, personne ne parla. Mélia revivait le prodige qu'elle avait créé. Comment avait-elle réussi à communiquer à distance avec l'Indien ? Certes, l'échange n'avait été basé que sur une image, pourtant tout avait été facile, comme si elle avait fait ça toute sa vie alors qu'elle ne savait même pas que cela était possible ! Elle finit par douter de ses capacités ultra-sensorielles et se demanda même si Pachamama aurait pu intervenir pour lui venir en aide.

La marche n'était pas très aisée, la respiration était plus difficile à cette altitude. Le paysage changeait un peu, la terre était très rouge, gorgée de fer. Toute une étendue sèche couverte d'herbe jaune s'offrait aux voyageurs. Au loin, on pouvait commencer à distinguer les premières habitations de Tambillo. Le soulagement se lut sur le visage de Rinata qui commença alors à devenir bavarde et questionna son guide sur sa vie. Elle était très à l'aise en espagnol et traduisait la discussion à Mélia qui ne parvenait qu'à saisir un mot par-ci par-là.

— Il est né à Tambillo, mais il a eu la chance de faire ses études à La Paz où il a été hébergé par un oncle. Il est en première année de médecine et espère devenir dentiste. Ses parents sont pauvres, ils vivent de l'élevage de lamas et de moutons. Ils cultivent aussi le quinoa et la pomme de terre. Il vient les aider tous les week-ends ! C'est un brave petit !

— Oui, il a l'air sympa ! Et il est bien mignon aussi ! gloussa Mélia.

— Dis donc te voilà bien dévergondée, fillette ! C'est l'air de l'Altiplano qui te donne une telle aisance ?

— C'est surtout le fait qu'il ne comprenne pas ce que je dis !

— Tou es bien jolie tou aussi ! lança soudain Alvaro.

— Oui, tu ne m'as pas laissé finir, il étudie le français aussi, c'est une langue qui l'attire particulièrement ! commenta Rinata malicieuse tandis que Mélia rougissait jusqu'au blanc des yeux.

Aux abords du village, seuls trois chiens pointèrent leur museau en signe de bienvenue. Alvaro s'étonna du manque d'animation. Ils prirent une petite rue pavée bordée d'une dizaine de maisons en pierres sombres au toit de chaume blond ou de tôle. Ils ne rencontrèrent pour toute âme qui vive que cinq cochons noirs, le groin au ras du sol, qui les ignorèrent. Alvaro marcha plus vite, il semblait inquiet. Personne sur la place commune !

Le jeune Bolivien fronça les sourcils et marqua une pause. Il inspecta les alentours. Du linge coloré séchait tranquillement sur un fil mal tendu. Un seau d'eau était renversé à côté du puits. Un vélo traînait la roue en l'air au milieu d'une allée de terre.

— ¿ Qué pasa ?

Il frappa à une porte et sans attendre, frappa à la suivante.

— Où sont-ils todos ? Aqui, a esta hora, les enfants jouent au ballon y les femmes lavent la colada !

Rinata et Mélia s'affolèrent aussi. L'atmosphère leur parut soudain chargée d'ondes denses et fortes. L'air était encore plus compact, la respiration malaisée. Ce village abandonné ne présageait rien de bon. Est-ce que quelqu'un les épiait derrière les murs sombres ?

— Mamina, je sens quelque chose !

— Oui, moi aussi ma poulette déplumée, moi aussi ! Reste sur tes gardes !

— Tu crois que ce sont les Indésiratas ?

— Je ne sais pas, normalement je perçois facilement leur présence, mais là c'est étrange. Il y a un malaise pourtant je n'arrive pas à définir de quoi il s'agit !

— Moi, j'ai l'impression que Dux Deprador est dans les parages. Je sens son odeur !

Cette fois Rinata ne se moqua pas de la perception de sa petite fille. Elle avait le visage tendu, toutes antennes dehors.

Ils arrivèrent près d'une modeste maison en brique de terre. Alvaro poussa la porte entrouverte.

— Papa, Mama !

La pièce était vide, le feu s'éteignait doucement dans la cheminée. Des pots pendaient au mur, accrochés par une lanière de cuir. Une poule picorait d'invisibles grains. Le jeune homme s'assit sur un banc bancal et plongea sa tête entre ses mains !

— No comprendo ! Ma mère m'attend toujours avec un plato de sopa de quinoa !

Sa voix chevrotait d'angoisse. Dehors le silence se fit encore plus inquiétant. Mélia agrippa le bras de sa grand-mère :

— Mamina, j'ai peur ! Je suis sûre qu'ils sont là !

— Moi aussi, mais ils ne nous ont pas encore perçues, c'est sûr. Sinon, nous aurions ressenti déjà une foule de douleurs, car je crains qu'ils soient nombreux !

— Qu'est-ce que l'on fait, alors ?

Les larmes de terreur défilaient sur les joues de la jeune fille, sa respiration était saccadée. Elle commençait une crise de panique.

— Calme-toi, là ! Doucement !

Rinata pianota sur le front de Mélia et lui enserra le crâne de ses mains douces et parfumées à la cannelle. Elle resta ainsi immobile, de longues secondes, jusqu'à ce que la jeune fille respire plus calmement. Pendant ce temps, Alvaro était sorti et il s'égosillait à appeler ses parents et les voisins.

— Il faut qu'il se taise celui-là, s'alarma Rinata, il va ameuter tous les nuisibles !

Soudain, Alvaro poussa un cri désespéré, puis plus rien. Le silence envahit une nouvelle fois le village de sa mortelle clameur. Dans la maison, Les deux Ethers s'étaient figées et se regardaient les yeux écarquillés. Les oreilles de Mélia bourdonnaient tant son sang giflait fort ses veines. Cela la gênait, car elle ne parvenait pas à écouter les petits bruits d'approche extérieure.

— Reste là, lui souffla Rinata, je vais voir dehors !

— Non ! Ne me laisse pas !

Et Mélia lui emboîta le pas. Elles découvrirent Alvaro agenouillé dans un coin de la cour. Il serrait dans ses bras un homme blessé.

— Esta mi padre ! C'est mon papa !

— Par les âmes meurtries, que lui est-il arrivé ?

— Il dit que des hommes sont venus. Ils cherchaient deux Européennes. Ils ont interrogé tous les gens del pueblo. Mais personne n'a pu les renseigner. Les étrangers étaient en colère. Ils ont fait du mal aux villageois sans les toucher ! Comment est-ce possible sans les toucher ? demanda Alvaro en fixant Rinata les yeux pleins de larmes.

— Je ne sais pas ! mentit la Maître Arcan alors que Mélia tournoyait sur elle-même pour voir de tous côtés, à tout instant.

— Il dit aussi que les hommes ont forcé les villageois à se regrouper dans l'église. Il a vu mama partir avec les autres. Elle se tordait de douleur, raconta encore Alvaro dont la voix n'était plus qu'un filet de désespoir. Mon père était en train de tondre le lama quand c'est arrivé. Il a pu se cacher derrière le tas de bois. Pourtant, il a lui aussi ressenti de terribles douleurs dans tout son corps. Il dit que le lama devenait fou, que tous les animaux du village hurlaient à mort ! Mais que se pasa aqui ?

— Ces hommes sont très malfaisants, il faut les fuir à tout prix.

Le blessé remua un peu la tête. Il voulait voir les femmes par qui le malheur était arrivé. Il parla beaucoup et vite. Même Rinata n'arrivait pas à comprendre ses propos. Ses yeux roulaient de tous côtés. Son ventre saignait et son bras était tordu. Il souffrait beaucoup. Alvaro essaya de l'apaiser par une caresse sur le front.

— Il dit que le lama est tombé raide mort, d'un coup sur lui. Ça a craqué dans ses côtes.

Tout d'un coup, le père d'Alvaro désigna une vieille camionnette à l'autre bout de la cour. Il fit un geste explicite accompagné de paroles pressées.

— Papá no, no me voy ni sin ti ni sin mamá ! s'insurgea Alvaro. Il veut que je vous éloigne du village !

— Váyase ! s'agaçait le blessé.

— Oui, partons, conseilla Rinata, votre père a raison. Ils laisseront la population tranquille pour nous suivre. N'ayez crainte, votre père ne risque rien, il va s'en sortir. Et les habitants sont toujours en vie, je le sens.

Curieusement, ces paroles décidèrent le beau Bolivien en détresse et il décida de croire Rinata. Il embrassa son père, le cacha sous la laine de lama fraîchement tondue et grimpa au volant de la camionnette.

— Dépêchez-vous ! Rápido !

— Monte Mélia, je m'occupe de soulager le père d'Alvaro !

— Fais vite ! la supplia la jeune Ether qui avait l'impression d'être épiée et qui se sentait de plus en plus mal depuis son arrivée dans le village.

Rinata prit deux minutes pour apposer ses mains sur le thorax du blessé. Elle cessa son action quand celui-ci émit un léger soupir de soulagement.

Ils quittèrent le village silencieux, en trombe en pestant contre le moteur qui pétaradait joyeusement. Il fallait s'éloigner au plus vite de ces lieux inquiétants en espérant que les Indésiratas libèrent le village, mais ne les rattrapent pas.

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