Chapitre 22: Arrêt forcé


Le soleil était déjà bas, ses rayons froids rasaient les pavés. Mélia se jeta sur sa grand-mère quand elle la retrouva à côté du muret, toujours en grande discussion avec Millie Johnson.

— Hé ! Mais qu'est-ce qu'il t'arrive ? Cette gamine me rendra chèvre ! dit Rinata à l'adresse de son amie.

— Mamina ! Tu vas bien ! Tu n'as rien ?

— Mais non, je n'ai rien, enfin ! Qu'est-ce qu'il te prend, ma Biquette charnue ?

— J'ai... Il m'est arrivé. Il faut que je te présente quelqu'un !

La jeune Ether tenait la main de Dria. Enfin croyait tenir la petite sauvageonne, mais entre ses doigts, plus rien ! Seul le cordon d'un petit sac renfermant des graines de quinoa et une mini-amulette représentant Pachamama pendaient à son poignet. Décontenancée, Mélia balbutia :

— Oh ! Mais où est-elle ? Je la tenais, là !

— Qui est-ce qui se trouvait là, mon biscuit effrité ? demanda la Maître Arcan, suspicieuse.

— Dria, la petite fille, qui m'a conduite à Pachamama !

— Bien, heu ! Excuse-moi Millie, mais je crois que cette jeune fille a besoin de repos. On va rentrer et j'espère bien que l'on aura l'occasion de se revoir avant nos cent ans !

Les deux vieilles femmes pouffèrent et se pressèrent l'une contre l'autre avec beaucoup de tendresse.

Le trajet en taxi permit à Mélia de faire un récit détaillé de ce qu'il lui était arrivé. Elle omit cependant la vision terrible de la mort de sa grand-mère.

— Ça n'a pas de sens, voyons ! Thys n'est pas en Bolivie et les Indésiratas ne vont pas se déplacer en masse à Tiahuanaco. Par contre, ce que tu me racontes correspondrait bien à une sorte de rite chamanique. Tu es peut-être entrée en contact avec les éléments terrestres... Mais pourquoi ces images ?

— Oui pourquoi ? se plaignit Mélia.

Rinata se contenta de caresser la chevelure de sa petite fille et la débarrassa au passage de quelques graines de quinoa qui étaient restées accrochées. Arrivée dans leur chambre d'hôtel, Mélia se jeta sur le lit, épuisée, sûre de s'endormir comme une souche. Pourtant, l'excitation de la journée, le mal de tête lancinant et les images de Pachamama troublèrent la jeune fille qui s'agita longtemps avant de trouver le sommeil, alors que Rinata s'endormit en une minute, un livre encore à la main.

Les deux jours qui suivirent, la Maître Arcan regroupa le matériel nécessaire à son métier d'archéologue, prit contact avec les autorités boliviennes pour obtenir les autorisations indispensables aux fouilles qu'elle comptait entreprendre et dénicha un bus qui partait de La Paz pour Tiahuanaco dès l'aurore.

Il faisait encore nuit quand elles quittèrent l'hôtel pour rejoindre la gare routière, mais la ville grouillait déjà de ses travailleurs ambulants bien actifs malgré le froid saisissant. Leur bus était bondé quand elles arrivèrent. Elles se faufilèrent dans le couloir et bousculèrent avec leurs gros sacs à dos, malgré leurs précautions, les voyageurs accoudés et somnolents. Il y eut quelques râles. Elles s'excusèrent platement et fouillèrent l'habitacle pour dénicher une place libre.

Une Indienne prit son garçonnet sur ses genoux et fit signe à Rinata de s'asseoir. La vieille Ether saisit cette opportunité, soulagée de ne pas devoir faire le voyage debout. Mélia avança vers l'arrière du bus et assit une fesse sur une place qu'elle partagea avec une fille de son âge, une Anglaise en vacances avec ses parents. Son sac à dos sur les genoux, la vue totalement bouchée, la jeune Ether eut du mal à converser avec sa voisine. En plus, elle n'avait encore jamais eu l'occasion de s'exercer à parler cette langue étrangère en situation. Elle avait appris seule l'anglais dans sa chambre, sur son ordinateur, puis juste quelques mois au collège.

Le bruit des passagers conversant, se mouchant, toussant ou téléphonant associé au vrombissement du moteur et au grincement du véhicule sur la route cahoteuse ne permit pas à Mélia d'échanger correctement avec la jeune Anglaise. Si bien que rapidement, les deux jeunes filles préférèrent se plonger dans leurs pensées. Mélia cherchait toujours à analyser son aventure de la veille dans l'échoppe de la sorcière indienne. Son étrange rencontre avec Pachamama l'avait ébranlée ainsi que les révélations que celle-ci lui avait fait vivre. Elle avait peur qu'il arrive un malheur à Rinata.

Elle était sûre d'avoir vu Dux Deprador sur le marché et le petit vieux de l'avion paraissait bien être un Indesirata. Elle ne comprenait pas du tout ce que Thys venait faire dans sa vision. Il lui criait quelque chose, mais elle avait beau se remémorer sans cesse la scène, aucun son ne sortait de ses lèvres. Il semblait pourtant lui lancer un avertissement.

Elle aurait voulu téléphoner à son frère pour prendre de ses nouvelles et partager sa rencontre avec Dria et la sorcière. Mais Rinata n'avait aucune envie d'appeler l'Europe et de voir sa facture de téléphone multiplier par dix. Mélia avait donc écrit un mail, le soir, pour relater son aventure, mais Thys n'avait pas encore répondu et elle n'aurait pas de connexion durant les trois jours prévus à Tiahuanaco.

Un coup de frein criard et le bus fit sa première halte à Laja, un petit village qui visiblement attirait les touristes, puisqu'une dizaine de personnes descendit à cet arrêt. Mélia en profita pour se trouver une place plus spacieuse, à côté d'une Indienne stoïque. Son sac posé sur un siège vide, elle put enfin admirer le paysage. Elle sentit sa cage thoracique s'élargir à la vue des massifs enneigés de la Cordillère des Andes. Cela respirait l'espace, la liberté. Elle crut voir un condor planer sur les cimes. Parfois, une ferme isolée les saluait, tandis que les alpagas imperturbables broutaient l'herbe jaune.

Ils roulèrent ainsi lentement plus d'une demi-heure, déposant parfois un passager au bord du chemin. Mélia le regardait s'éloigner seul, avec souvent un sac lourd de fournitures rapportées de La Paz. Pas d'habitation en vue, juste une étendue déserte, silencieuse entourée de crêtes montagneuses.

Soudain, le bus freina brutalement, alors qu'aucun arrêt n'était prévu dans les environs. La jeune Ether, mal placée, ne pouvait pas voir la cause de leur arrêt inattendu. Les cous s'étirèrent. Un Indien rouspéta, prit son sac et descendit. Mélia interrogea du regard Rinata, assise deux sièges devant, mais sa grand-mère haussa les épaules. L'attente se prolongea, le froid s'infiltrait par les joints crevassés des vitres et les trous d'acier rongé du plancher. Mélia frissonnait et regretta de ne pas porter sur elle son gilet en laine d'alpaga.

Par la vitre, elle voyait un groupe d'Indiens parlementer avec le chauffeur. Les propos avaient l'air virulents. Au bout d'un quart d'heure, une grosse femme outrageusement maquillée décida de partir aux nouvelles. Elle prit son yorkshire sous le bras comme elle aurait porté son sac à main et descendit dignement les marches rouillées du bus. Elle revint au bout de deux minutes, la mine défaite. Tous les passagers apprirent vite la cause du stop inopiné : des paysans en colère contre les récentes réformes agraires barraient la route et prenaient le bus en otage.

Des voix de protestation s'élevèrent.

— Tous des alcooliques, ces Indiens.

— Ils n'ont rien d'autre à faire que gâcher les vacances des gens bien !

— Moi, j'ai pas le temps d'attendre, le temps c'est de l'argent.

Mélia était outrée par les réactions des touristes. Elle étudia le groupe d'Indiens impassibles assis devant leur bus. Leur tête fière, leurs yeux fatigués, leurs mains calées et la simplicité de leur tenue l'incitèrent à penser que leur cause était bonne. Plus que cela, elle le sentait au plus profond d'elle-même comme si une communion spirituelle s'était établie entre elle, Pachamama et les indigènes boliviens.

Après deux heures d'attente, les passagers s'agitèrent. Certains se plaignaient du froid, d'autres d'un mal de dos naissant, quelques-uns avaient soif ou faim, mais surtout on s'énervait et trouvait la situation injuste. Rinata étudiait sérieusement la carte géographique. Elle cherchait une solution de repli. Mélia la vit converser avec un jeune Bolivien en jean et poncho noir, puis Rinata lui fit signe de la rejoindre et elle lui exposa son plan.

— Alvaro, ce jeune homme, va rejoindre le village de ses parents, Tambillo, à environ une heure de marche. Il nous propose ensuite d'utiliser la voiture paternelle pour nous conduire à Tiahuanaco. Qu'en dis-tu ?

— Super ! On part tout de suite !

Comme si l'enthousiasme de Mélia avait gagné tout le bus, la moitié des passagers prit aussi la décision de gagner à pied le village voisin pour trouver une solution alternative. Cependant, à peine avaient-ils posé un pied sur le sol de l'Altiplano que le groupe de paysans se dressa, pas franchement décidé à les laisser partir. Un bus vide en otage ne les contentait pas, c'étaient les passagers qui avaient de la valeur.

Des échanges verbaux acides éclatèrent et certains hommes du bus voulurent faire usage de la force, mais les Indiens étaient nombreux et armés de frondes. À l'extérieur, un petit vent glacial s'amusait à se faufiler sous les couches de vêtements mal fermés. Il était midi, le soleil inondait le ciel bleu et les cimes enneigées. Mélia grelottait et s'imaginait mal passer la nuit dans le bus. À une telle altitude, les températures pouvaient être négatives au cœur de la nuit. Elle l'avait lu dans un guide touristique.

Rinata la prit par le bras pour tenter une nouvelle percée souriante du groupe de paysans en révolte. Peine perdue, elles furent refoulées brutalement et durent affronter les insultes en aymara qu'elles furent heureuses de ne pas comprendre.

Assis à deux pas du bus, le groupe de voyageurs affrontait d'un regard haineux la cinquantaine de paysans bien décidés à ne pas lever le siège. Mélia remarqua alors parmi les Indiens un très vieil homme qui l'observait. Il était petit, tout fripé. La moindre parcelle de peau qui était libre de vêtements apparaissait fine comme une feuille de soie chiffonnée. Ses oreilles dépassaient d'un bonnet de laine surplombé d'un chapeau de feutre noir. Son poncho rouge était si usé qu'il semblait avoir vieilli avec lui. Pourtant, il émanait de sa personne une grande lucidité, une vigueur de pensée, une ouverture d'esprit exceptionnelle.

Mélia était fascinée par le personnage et elle affronta son regard. Une chaleur immense l'envahit subitement, un bien-être total qui la fit sourire aux anges. L'Indien lui rendit son sourire dans lequel elle sut lire une reconnaissance. Un lien s'était créé.

Au-delà de la discorde paysans-voyageurs, au-delà des cris d'insulte, la jeune Ether et le vieux Bolivien plongèrent l'un dans l'autre. Les paumes de Mélia la démangèrent et s'ornèrent d'un liseré bleuté que personne ne remarqua, son Ingeni se réveilla et scintilla à travers son gilet l'obligeant à plaquer ses mains sur son cœur pour en atténuer la vivacité. Cette complicité, aussi agréable fût-elle, ne changea rien cependant à sa condition de captive.

Les paysans durcirent leur position et menaçaient d'immobiliser leurs otages des jours durant si cela était nécessaire, tant qu'il n'y aurait pas des pourparlers organisés par le gouvernement. La situation s'enlisait.

Mélia, mue par une intuition soudaine, décida de tenter une approche. Elle joignit ses paumes et profita du lien d'affection qui s'était ouvert entre elle et le vieil indien pour essayer de lui projeter des pensées. Elle relâcha toute tension dans son corps et se mit à l'écoute des ondes vibratoires. Elle choisit de matérialiser l'image de la déesse Pachamama dans son esprit et l'inscrivit dans le flot d'ondes en transition. Une salve de particules de lumière fusa de sa prunelle et percuta en silence la pupille dilatée de l'indien qui vacilla sous le choc. Le message était passé, semblait-il.

Le vieillard plissa le front et fronça les sourcils, il ôta même son bonnet de laine pour se frotter le crâne d'un air interrogateur. Mélia garda le contact visuel, elle imprima son désir dans l'esprit troublé de son interlocuteur.

— Que fais-tu ?

La voix étranglée de Rinata la tira de son expérience psychique.

— Je... J'ai voulu tenter quelque chose. Je ne sais pas pourquoi... mais j'ai su ce qu'il fallait faire ! Une envie en moi m'a guidée !

— Mais qu'as-tu fait ? s'angoissa Rinata

— J'ai communiqué avec le vieil Indien, là-bas ! Enfin, je crois !

— Ma petite Clairvoyante ! jubila la Maître Arcan.

— Je lui ai transmis une image de paix, je l'ai senti prêt à nous aider !

— Oh ! Serais-tu capable de télépsychie ? Inouï !

— Je ne sais pas. Ça m'est venu comme ça ! Et maintenant que fait-on Mamina ?

— Et bien, on voit si ça marche !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top