Chapitre 21 La sorcière de La Paz


Après un instant de surprise, Rinata claqua deux bises affectueuses à une toute petite bonne femme en habit d'homme qui portait un énorme sac à dos. Millie serra les épaules de Rinata et la détailla de la tête aux pieds.

— Eh ! Bien ! On peut dire que la vieillesse te va bien ! Combien de temps ça fait ? Vingt-cinq, trente ans ? Il est loin le temps de notre Master et de notre premier chantier de fouille à... Haïdra !

— Trente-deux ans, Millie ! Il y a trente-deux ans, nous étions deux pimpantes jeunes filles pleines d'ambition en train de gratter les pierres d'une église paléochrétienne en ruine.

Les deux femmes se couvraient de sourires et de tapes amicales tout en détaillant les rides, les taches et les marques du temps qui marquaient maintenant le visage qu'elles avaient connu frais et pétillant. Au bout de longues minutes, Rinata émergea de son voyage dans le passé et se tourna vers Mélia.

— Millie, laisse-moi te présenter ma petite fille Mélia !

— Oh ! Charmante ! C'est indéniable, il y a un air de famille, les yeux. Le sourire aussi !

Mélia pourtant n'avait pas esquissé le moindre sourire ! Cette rencontre inopportune la contrariait, car elle retardait leur retour et les exposait à une attaque d'Indésiratas en pleine rue. Millie et Rinata semblaient avoir oublié sa présence et se pressaient de questions.

« Trente-deux ans à rattraper, soupira intérieurement Mélia, on n'est pas rentrées ! »

La jeune fille souffrait toujours de maux de tête et choisit de s'asseoir à quelques mètres des deux femmes sur un muret sale. Elle avait, bien sûr, inspecté six fois les lieux avant de s'installer. Pensive, elle observait les deux amies converser, elle ne percevait pas toutes leurs paroles, mais l'attitude ouverte et les éclats de rire répétés dénotaient une joie non cachée pour de telles retrouvailles !

« Comment peut-elle être aussi détendue ? Elle ne se méfie pas ! Pourtant, elle sait qu'un Niemens rôde par là ! C'est vraiment qu'elle ne me croit pas ! Oh ! Si seulement Thys était là ! Il me croirait lui, il l'aurait senti le Dux Deprador ! Il me protégerait ! Oh ! Thys, tu me manques ! »

Alors que Mélia se lamentait sur son muret, elle vit passer devant elle, la fillette de sa vision ! Pas de doute, c'était elle ! L'enfant lui adressa un sourire au charme édenté. Ses tresses noires maintenues par des pompons rouges se balançaient au rythme de ses pas sautillés. Elle atteignit le bout de la ruelle et alors qu'elle allait bifurquer derrière un étal d'instruments de musiques colorés, elle fit un clin d'œil en direction de Mélia et attendit. La jeune Ether hésitait. Elle ressentait le besoin insensé de suivre cette apparition, mais elle savait que ce n'était pas raisonnable. Le danger était partout !

La fillette se faisait pressante, elle piétinait sur place et agitait sa petite main en signe d'impatience. Mélia était sûre qu'elle devait écouter son ressenti et accompagner l'enfant.

— Mamina !

— Oui, mon cœur en meringue ?

Rinata était distraite, elle regardait encore Millie et avait du mal à se décrocher de la conversation.

— J'ai vu une... Non rien !

Mélia était consternée, la fillette avait disparu. Une fois encore !

— Rien ?

De nouveau, Rinata Tournelle riait à gorge déployée des souvenirs évoqués par son amie de jeunesse. L'intervention de Mélia était déjà oubliée. Par contre, la jeune Ether se sentait mal.

« Par les âmes des Ethers Originels, j'ai vraiment des hallucinations ! Elle était là, il y a une seconde ! Ce n'est pas possible ! »

Mais à l'angle de la rue, point de fillette, ni aux abords de l'étal de musique. Seuls les charangos et les sikus bien alignés attendaient un musicien pour les faire vibrer ou siffler. Mélia scruta la rue à l'affût du sourire enfantin. Mais la petite fille ne réapparaissait pas.

Alors, la jeune Ether quitta son muret et fit quelques pas en direction de l'échoppe de musique. Un homme jeune, basané, marqué de deux cicatrices sous l'œil droit l'apostropha en quechua et lui désigna un charango en carapace de tatou. Il fit mine de jouer et incita la jeune fille à venir l'essayer ! Mélia, avec une grimace et un signe négatif de tête, fit un grand détour pour fuir le vendeur qui l'interpelait à grands cris.

Elle pouvait maintenant apercevoir la ruelle dans laquelle la fillette s'était peut-être éclipsée. Une multitude de petites boutiques serrées débordaient sur les trottoirs. Des tas de vêtements colorés appelaient les touristes, mais aussi des paniers remplis de feuilles séchées, de poudres couleur terre, de pierres aux éclats incertains intriguaient le voyageur. Mélia resta, quelques secondes, interdite devant le spectacle qui s'offrait à elle. Elle essayait de deviner l'usage de cette marchandise étrange quand un regard d'un noir espiègle s'afficha devant elle. Le temps d'un sursaut et déjà, la gamine gloussait en s'enfuyant sur quelques mètres.

— Attends, Petite, attends-moi ! la supplia Mélia en tendant la main comme pour apprivoiser un oiseau sauvage.

Un rire frais lui répondit. L'enfant s'était arrêtée et jaugeait la jeune Européenne du regard. Mélia fit deux pas dans sa direction, deux pas sur la pointe des pieds avec un sourire crispé. Surtout ne pas effrayer la sauvageonne.

— Bonjour, je m'appelle Mélia ! Tu me comprends ? Me llamo Mélia et tu cómo te llamas ?

La collégienne faisait appel aux bribes d'espagnol qu'elle avait pu apprendre pendant ses quelques mois de cours.

— Dria ! Ven conmigo !

Encore un signe de la main pour enjoindre Mélia à la suivre. La gamine se mit à sautiller d'un pavé à l'autre comme si rien d'autre n'avait d'importance. Ses tresses voltigeaient d'avant en arrière et frappaient son dos, ses épaules, son cou. Mélia sans vraiment s'en rendre compte s'enfonçait dans la ruelle à la suite de la fillette.

L'enfant s'assit alors sur un banc en bois devant une échoppe étroite et encombrée de marchandises incongrues et hétéroclites. Les yeux rieurs de la petite Bolivienne contemplaient Mélia qui avançait à pas feutrés pour ne pas l'effaroucher. Cette fois, la fillette ne s'enfuit pas, elle laissa même la jeune Ether s'asseoir à ses côtés. Quelques secondes de mise en confiance, puis la petite recommença à s'agiter. Elle balançait ses jambes d'avant en arrière en fixant Mélia.

— Dria, c'est ça ? Où veux-tu m'emmener ? Pourquoi veux-tu que je te suive ? Tu me comprends ?

— Si comprendo !

La voix était grave pour un corps si gracile. Dria prit la main de Mélia et la fit se lever, puis l'attira dans l'échoppe derrière elle.

— Viens avé ma !

Un petit accent chantant, des voyelles nasalisées.

— Tu parles français ?

Mais Dria ne répondit pas, elle guida la jeune Ether à travers les piles de marchandises jusqu'au fond de la minuscule boutique. Elle débarrassa un tabouret de son tas de tissus colorés et pria Mélia de s'asseoir d'un geste sans appel. Puis, elle disparut derrière des caisses empilées.

— Dria où es-tu ? Dria, je ne joue pas, reviens !

Mélia sentit l'angoisse monter. Seule, perdue dans le bazar de l'échoppe, elle réalisa sa bêtise. Elle s'était éloignée sans prévenir Rinata. Et si c'était un piège ! Les mains crispées entre les cuisses, elle inspecta les lieux, le cœur battant.

Partout un amoncellement organisé d'objets aux formes curieuses. À bien y regarder, cela faisait froid dans le dos. Ici, des grenouilles séchées pendaient attachées à une corde, là des fœtus de lamas momifiés s'entassaient sans harmonie dans un grand vase de verre. Sur une étagère, des racines noueuses s'embrassaient et formaient un enchevêtrement inextricable. Des boules granuleuses gisaient dans un carton. Des boîtes métalliques sans couvercle proposaient toute une panoplie de pierres ou de feuilles séchées. Des têtes sculptées dans le calcaire pendaient au bout d'une corde de cuir comme une série d'amulettes aux grimaces terrifiantes.

Mélia se leva pour fuir ces lieux cauchemardesques quand un raclement sur le sol la fit tressaillir. Quelqu'un s'approchait en bousculant sur son passage quelques caisses encombrantes. Les cordes de grenouilles séchées ondulèrent et l'espace d'un instant Mélia se trouva face à un de ces batraciens morts au ventre gonflé et aux yeux vitreux. Elle étouffa un cri et repoussa l'animal et sa famille qui allèrent heurter un bocal d'insectes secs.

À cet instant apparut la face rêche et burinée d'une vieille femme. Elle était petite et voûtée. Ses mains tremblantes allongèrent des doigts tordus par l'âge en direction de Mélia. Instinctivement, la jeune fille recula et frotta son dos sur la carapace d'un tatou mort exposé contre le mur. Nouveau bond en avant, juste devant la petite bonne femme qui souriait en exposant sans honte les quatre dents branlantes qui lui restaient.

Cette fois la jeune Ether se figea. La vieille femme scruta le visage épouvanté que lui offrait Mélia. Elle pencha la tête sur la droite avec un clin d'œil enjôleur dans lequel on devinait la jeunesse espiègle qui avait dû être la sienne. Le cœur de Mélia lui explosait dans les oreilles, elle manquait de souffle tant elle hésitait à respirer. Petit à petit, la tension diminua, les yeux de la Bolivienne firent leur effet et comme un animal sur le point d'être apprivoisé Mélia retrouva une respiration normale.

Alors la vieille déposa sur le sol l'étoffe qu'elle portait sur le dos et qui servait à transporter un tas de fioles, d'animaux morts et de plantes biscornues. Elle farfouilla un moment au sein de toutes ces bizarreries et en extirpa une tige sèche qui finissait par une multitude de petites graines orange. Elle tendit la plante à Mélia comme une offrande. La jeune fille hésitait.

— Ché du quinoa, bon ça ! souffla la voix de la petite fille qui apparut entre les multiples jupes de la vieille.

Mélia sourit et prit la plante.

— Tu es là toi ? Où étais-tu passée ?

Un sourire malicieux pour réponse. La vieille pianota gentiment la joue hâlée de l'enfant et la fit asseoir dans un coin proche entre un étal de statuettes et une panoplie de tissus bigarrés. Puis elle s'adressa à Mélia. Une petite voix aigrelette émanait de sa personne. Sa langue frôlait ses dents et un chuintement nasillard accompagnait chaque mot. Mélia ne reconnut pas l'espagnol appris au collège. Pas un mot. Il devait s'agir de Quechua ou d'Aymara, des dialectes anciens encore utilisés par bon nombre d'Indiens de Bolivie.

— Désolée, je ne comprends pas !

— Elle dit toi asseoir y écouter Pachamama, murmura l'enfant dans l'ombre.

Ainsi Dria allait servir d'interprète ! Docilement, Mélia prit place sur l'agayo rouge et ocre, que la vieille étalait sur le sol en terre battue.

— Elle s'appelle Pachamama ? demanda la jeune Ether à l'enfant.

Aussitôt Dria et la grand-mère éclatèrent de rire, l'une d'un tintement frais, l'autre d'un râle gras et profond.

— No, Pachamama ché la déesse, la Terre Mère, expliqua la fillette en reprenant son sérieux.

Ensuite le silence s'installa pendant que la vieille, aux allures de sorcière, étalait sur le tissu les accessoires nécessaires à son rituel. Mélia se sentait bien maintenant. Apaisée, elle observait les préparatifs d'un œil intéressé. Dans un bol en terre, la Bolivienne mélangeait des herbes sur lesquelles elle versa de l'eau bouillante. La vapeur dégagée fit tousser la jeune fille et ses yeux piquèrent.

Ensuite, tout en psalmodiant un chant profond, la vieille prit un bouquet de quinoa bien mûr et secoua les graines qui s'éparpillèrent sur le sol. Elle se leva alors en titubant sur ses jambes maigres et frôla Mélia de son bouquet de céréales. Les graines roulaient sur le gilet d'alpaga, se mêlèrent aux cheveux lisses de la jeune fille et s'infiltrèrent en grands nombres le long de son cou pour lui chatouiller le ventre et le dos. Mélia ne broncha pas, elle se laissa faire docilement.

Le chant cessa et l'Indienne aymara s'agenouilla. Ses os craquèrent en signe de protestation. Elle ramena sous ses tibias, plusieurs pans de jupes pour adoucir le sol et se mit à creuser la terre battue devant elle avec un racloir en os. Elle s'appliquait sans vivacité. Ses mains frêles se crispaient sur son instrument de travail tandis que ses longues nattes grises balayaient la poussière en rythme.

Elle obtint ainsi un trou bien façonné de la largeur et de la profondeur de deux mains. Apparemment satisfaite de son travail, elle regarda Mélia et l'incita d'un geste de tête à poursuivre. Mélia très indécise saisit le racloir pour creuser à son tour, mais un claquement de langue mécontent la stoppa dans son élan. Une nouvelle fois, des mots inconnus jaillirent avec ferveur des lèvres striées par l'âge.

— Tu dois remplir le trou pour Pachamama, expliqua alors Dria toujours en retrait !

— Avec quoi ? questionna la jeune Ether interloquée.

La vieille lui attrapa alors les mains. Le contact était rêche et froid. Mélia déglutit, mais garda un semi-sourire de circonstance. La sorcière de La Paz lui fit caresser tour à tour les herbes médicinales étalées sur la couverture, les céréales, les fruits, des fioles de liquides aux couleurs acidulées. Puis elle l'enjoignit à s'en saisir. Mélia, sous le regard exercé de la maîtresse de cérémonie, emplit alors le trou de toutes ces offrandes. Un nouveau chant sortit de la gorge de la vieille tandis qu'elle préparait un tube d'herbes séchées.

— Tu as nourri Pachamama, expliqua Dria, pour elle t'apporter sa protection et elle continuer à nourrir todo el mundo.

L'Indienne plaça autour du trou des fœtus de lamas momifiés. Mélia fit une grimace intérieure et contracta son estomac. Ensuite, la vieille reprit son bol en terre dans lequel avaient infusé les feuilles et le porta à la bouche de Mélia. Celle-ci, devant l'odeur rebutante qui s'en dégageait serra les lèvres et secoua la tête. Mais l'ancêtre insista et pressa le bol sur les lèvres contractées de la jeune fille, puis sans avertissement lui pinça le nez, l'incitant ainsi à respirer par la bouche.

Mélia paniqua, retint son souffle, se débattit et finit par entrouvrir les lèvres pour prendre une grande goulée d'air, mais ce fut une longue lampée de liquide brûlant et amer qui lui emplit l'œsophage et les bronches. Elle toussa, cracha, fit mine de vomir. À peine venait-elle de reprendre son souffle et de digérer l'amertume, que la sorcière lui présenta avec assistance une nouvelle fois le bol. Cette fois, Mélia préféra obtempérer.

Apparemment l'ingurgitation de cette décoction faisait partie du rituel et elle n'y couperait pas. Par petites lampées, elle finit par venir à bout du contenu du bol. Sa tête tournait, ses jambes étaient molles. Les lamas avaient de gros yeux noirs. La sorcière une longue langue rose. Des grenouilles volaient autour de sa tête.

Elle voulut se coucher, mais la vieille lui présenta le long cigare de feuille qu'elle venait de confectionner. Elle l'alluma et tira une bouffée puis l'enfonça dans la bouche entrouverte de l'Ether étourdie. Mélia suçota l'amalgame de feuilles et bientôt sa fumée s'infiltra dans son corps, envahit ses poumons et lui piqua le nez. Elle toussa à n'en plus finir, cracha, renifla. De ses yeux, coulaient deux rigoles, une mousse baveuse lui sortait du nez, sa langue était sèche. La pièce tournait et tous les objets qu'elle renfermait s'animaient. Un tatou lui mordit l'orteil, une statuette s'assit sur ses épaules et fut bousculée par une farandole de chapeaux melon.

Soudain, il y eut un grand fracas, tout dégringola le long d'une pente qui s'ouvrait dans le sol. Mélia fut emportée par la vague d'objets hétéroclites. Elle se retrouva ensevelie sous une multitude de fioles et de colliers colorés. Un papillon séché reprenait vie en lui sortant du nez. La jeune fille se redressa. Sa tête était en mousse imbibée d'eau. C'était insupportable.

« Tout ceci n'est qu'hallucination, ce sont les effets de la tisane et du cigare ! Berk, je suis si mal ! »

Malgré cet instant de lucidité, elle replongea dans le délire. Et dansa avec un lama au sourire charmeur. Elle se fit la réflexion qu'il avait un air de Briac.

Puis une lumière aveuglante tournoya. Mélia ferma les yeux et vomit sur le côté le trop-plein de son estomac. Devant elle se dressait une immense femme nue, recouverte d'un voile d'air et auréolée d'une étoile d'or.

« Pachamama ! C'est Pachamama ! »

Cette réflexion tétanisa la jeune fille qui regardait s'avancer vers elle la silhouette gigantesque de la déesse. Pachamama tendit la main.

Mélia, sans hésitation, prit une inspiration et s'extirpa de son corps. Elle laissa traîner au sol son enveloppe charnelle comme un pantalon oublié et s'éleva légère, corps éthérique, âme délestée d'un poids. Incapable de contrôler ses mouvements, elle s'assit sur l'index que lui tendait la Terre Mère. Le voyage commença.

Elles volèrent au-dessus des plus grands sommets, contemplèrent les neiges éternelles de l'Illimani, frôlèrent le désert de sel d'Uyuni, étincelant ! Plongèrent dans le lac Titicaca, rasèrent les terres arides où ne poussaient que quelques herbes sèches, effarouchèrent les alpagas qui broutaient en troupeau... Atterrirent à Tiahuanaco ! Tiahuanaco, la vivante, Tiahuanaco d'il y a 12 000 ans avec ses couleurs, ses champs féconds, son eau, ses hommes...

Pachamama laissa échapper une larme qui fit un lac. Puis le voyage étourdissant reprit. Cette fois des frontières furent franchies. Mélia visita le Japon et plongea au fond du Pacifique, elle escalada le Sphinx en trois enjambées, brisa la glace de l'Antarctique pour visiter ses entrailles, conversa avec les statues de l'île de Pâques, fouilla dans les ruines de temples en Turquie. Elle maîtrisait les éléments, se liait aux atomes, participait à l'illumination des étoiles.

Soudain, Pachamama arrêta sa course effrénée. La déesse Terre était en souffrance, le sourire qui habitait son visage lisse s'effaça, les rides s'affirmèrent, des crevasses meurtrirent sa peau. Sa majesté déchut, elle fondit et Mélia la vit rapetisser au point de se confondre avec les herbes environnantes.

Le regard triste de Pachamama désigna à Mélia une foule grouillante d'hommes et de femmes braillards qui assombrissaient la clarté végétale. La jeune Ether observa à son tour ce rassemblement humain. Une multitude de visages de tous âges et de toutes nationalités. Elle y découvrit avec stupeur des traits bien connus : Jason Le Tallec, Dux Deprador, Laëtitia Yessel, le vieil homme de l'avion avec son costume impeccable et d'autres encore aux sourires carnassiers qu'il lui semblait avoir déjà croisés.

Elle frissonna et regarda Pachamama s'étioler au sol. La déesse s'éteignait, mais avant de disparaître totalement, elle plaça son index minuscule sur l'Ingéni de Mélia.

Ceci eut pour effet de foudroyer la jeune fille, qui perdit tous ses sens l'espace d'un instant, si tant est qu'elle fût encore en possession de ses facultés sensorielles. Puis l'Ingéni de cristal vibra avec un petit grésillement. Un influx électrique réveilla toutes les terminaisons nerveuses du corps aérien de Mélia et une boule d'énergie se concentra dans son vortex cérébral pour libérer une série d'images d'une authenticité troublante.

La jeune Ether aperçut son frère au pied de la porte du Soleil de Tiahuanaco, il avait l'air affolé et lui criait quelque chose. Thys en Bolivie ? Que faisait-il là ? Elle ne put s'interroger plus longtemps. Comme un film, après un arrêt sur l'image, d'autres scènes se manifestèrent. Cette fois Briac la poussait dans un abîme, elle gisait dans la boue, endolorie, frigorifiée. Puis le noir, l'obscurité terrifiante dans laquelle elle avançait en se râpant les coudes. Cette scène s'éternisa. Mélia, claustrophobe, se sentait de plus en plus mal.

Tout à coup, le scénario changea, le soleil était aveuglant sur un plateau aride. Rinata brandissait un cylindre quand elle tomba foudroyée. Un rond noir de la largeur d'une assiette fumait sur son dos. Du sang coulait de sa bouche. La mort, la mort rôdait !

Mélia la sentit remonter dans sa nuque. Elle aurait voulu vomir, mais elle n'avait plus de corps. Des scènes noires ou floues incompréhensibles s'enchaînèrent, vision fugace du visage en larme de Blandine. Les Indésiratas qui attaquent dans les ruines ! La terreur qui fuse de partout !

Plus rien. Le bourdonnement de l'Ingéni cessa comme l'aurait fait un projecteur et Mélia se retrouva seule avec elle-même dans la pièce froide. Elle rechaussa son corps de chair comme elle aurait enfilé un pull.

Avec l'habitude, cela devenait plus aisé même si ce n'était pas particulièrement plaisant de se lester d'un poids qui l'empêchait d'utiliser toutes ses capacités. Avec son corps, elle retrouva les sensations physiques, les douleurs du ventre qui ne digéraient pas la décoction de la sorcière, la migraine qui lui broyait la tête, le goût du sang dans la gorge. Elle hoqueta et vomit en gerbe. Trois fois.

Ça allait mieux, le sol avait décidé de se stabiliser et elle put se redresser. La vieille était partie avec tout son barda. Dria l'attendait inquiète.

Mélia se demandait quel crédit elle devait accorder à ce qu'elle avait vécu ! Les drogues que lui avait fait ingurgiter la sorcière l'avaient fait délirer, c'était sûr, mais cela ressemblait tant à certains voyages temporels qu'elle avait peur de devoir y lire un avertissement ou pire, une prémonition. Elle sortit de l'échoppe en titubant avec Dria sur ses talons. La petite fille semblait inquiète.

— Partie Pachamama ? demanda-t-elle.

— Oui, mais elle reviendra, ne te fais pas de soucis, la rassura Mélia, les Indésiratas ne gagneront pas !

Dria plissa les yeux, elle ne comprenait pas. La jeune Ether lui pressa la main et se sentit plus combattive que jamais. Non, les Indesiratas ne viendront pas ici, ils ne trouveront pas le Cylindre des Ethers. Non, sa grand-mère ne mourra pas ! Elle y veillera, car c'est cette image qui la perturbait le plus. Elle devait rejoindre Rinata au plus vite !

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