Chapitre 20: Hallucinations?
Quand le commandant de bord annonça l'imminence de l'atterrissage, malgré son appréhension, Mélia colla son nez au hublot. ! Rinata lui avait certifié que La Paz, vue du ciel, était une des plus belles villes du monde. Elle n'avait pas menti. D'abord, la jeune fille ne vit qu'une vaste étendue déserte, puis tout d'un coup un pic gigantesque surgit et la ville apparut dans une cuvette, toute gorgée de lumière dans le petit matin.
Les deux Ethers descendirent parmi les premiers passagers, elles comptaient mettre de la distance entre elles et les personnes en queue d'avion. Pourtant, l'attente à la douane permit de regrouper tous les passagers du vol Avianca 6064 qui se retrouvèrent ensuite ensemble devant les tapis roulants à attendre leurs bagages.
Mélia ne quittait pas sa grand-mère d'une semelle et surveillait plus l'attitude des personnes qui l'entouraient que l'arrivée de sa valise. Elle repéra rapidement la dame à l'écharpe verte qui maugréait après un couple d'Anglais. L'homme au crâne rasé, lui, se tenait à quelques mètres de Rinata. Il semblait pressé et soupirait toutes les minutes.
Mélia tira sa grand-mère par la manche pour lui chuchoter des paroles de mise en garde. Le barbu, à l'écart, observait les autres passagers et discutait au téléphone. La jeune fille eut l'horrible impression qu'il parlait d'elle.
Et où était le vieillard au costume ? Elle n'arrivait pas à le localiser et cela l'effrayait encore plus que tout le reste !
Quand le tapis se mit en mouvement et que le premier bagage amorça sa descente en tressautant, ce fut l'effervescence. Les hommes se rapprochèrent pour être les premiers à soulever la lourde valise qui renfermait les souvenirs de voyage ou qui contenait tout le nécessaire pour un séjour inoubliable. Du coup Mélia fut bousculée. Il suffit d'un petit mouvement de foule pour l'éloigner de sa grand-mère. Elle se retrouva alors à côté du barbu qui essayait d'attraper un grand sac rouge visiblement très lourd puisqu'il dut le saisir à deux mains et marqua l'effort par un souffle sonore.
Elle s'éloignait un peu de cet individu inquiétant, quand juste derrière elle, surgit le vieil homme. Sa cravate bleue chinée se balançait à chaque geste et frôlait la nuque de la jeune fille qui frissonna. Afin d'échapper à ce contact, elle se colla contre le bord métallique du tapis roulant.
Elle était en bien mauvaise posture et elle retint son souffle, quand elle vit sur sa droite, la femme à l'écharpe verte qui jouait des épaules pour se rapprocher de l'endroit où elle se trouvait. La jeune Ether se sentait prise au piège et chercha avidement sa grand-mère des yeux. Elle ne devait pas être loin !
C'est alors qu'une poussée ferme dans le dos la déséquilibra, elle battit des bras l'espace de deux secondes et elle chuta à genoux au milieu des bagages qui se tressautaient sur le tapis.
Des cris étonnés, des rires, des exclamations indignées ! La jeune fille se redressa rouge de honte, mais elle retomba aussitôt à califourchon sur une grosse valise noire, après la secousse du virage. Une main se présenta, Mélia la saisit et se sentit vigoureusement tirée hors du tapis. Elle se retrouva alors dans les bras du crâne rasé qui souriait d'un air narquois.
— Alors, la petite demoiselle, elle ne tient pas debout ?
— Si !
Mélia recula si vivement qu'elle faillit une nouvelle fois se retrouver au milieu des bagages. Cette fois, ce fut Rinata qui la retint.
— Bon sang, comment t'es-tu retrouvée dans une telle situation ? Merci monsieur !
La vieille Ether ne s'attarda pas auprès du sauveur, qu'elle dévisagea cependant. Elle s'éloigna vite en tirant sa petite fille tout hébétée.
— Par les âmes anciennes, je ne peux pas te lâcher des yeux une seconde ! Comment as-tu atterri sur ce tapis ?
— Quelqu'un m'a poussé, je n'ai rien vu ! Ils étaient tous autour de moi !
— Qui tous ?
— Ben, les supposés Milvuits !
— Ah ! Ma chicorée amère, je crois que tu es trop stressée ! Viens, j'ai récupéré la valise, on va pouvoir rejoindre l'hôtel et se reposer.
Alors que Rinata l'entraînait vers un taxi, Mélia vit soudain tout tourner autour d'elle. Sa tête la martelait et la nausée l'envahit. Elle dut d'ailleurs faire preuve d'une grande maîtrise pour ne pas rendre le petit déjeuner qu'elle venait d'avaler dans l'avion. Elle serra le bras de sa grand-mère, l'obligeant à s'arrêter. Son souffle lui manquait cruellement et son cœur battait à une vitesse anormale.
— Que se passe-t-il ? s'alarma aussitôt Rinata sur le qui-vive.
— Une attaque, souffla Mélia, livide, les jambes flageolantes.
— Où ? Qui ?
— Je ne sais pas !
Les deux Ethers observèrent la foule qui s'agitait dans l'aéroport. Partout des gens en mouvement, pressés d'atteindre leur destination. Des groupes se formaient, des couples se séparaient. Des valises grinçaient de tout leur poids sur de petites roulettes, des enfants trottaient derrière les grandes enjambées de leurs parents, des sourires, des pleurs, de la fatigue, des odeurs de stress, de beignets chauds et de café... Pas d'Indésiratas en action. Rien d'apparent.
— Je ne sens rien ! constata Rinata qui malgré tout restait vigilante, les yeux aux aguets, les mains prêtes à en découdre.
— Je suis mal pourtant ! Je te dis qu'un Milvuit s'insinue en moi ! Mamina, il faut le trouver ! Cherche le crâne rasé, il doit se cacher quelque part, à moins que ce soit le vieux en costume ou...
Mélia se plia en deux et retint un haut-le-cœur. Elle était en sueur et se tenait la tête, ses jambes vacillaient tellement qu'elle s'assit à même le sol au milieu du passage.
— Mamina, aide-moi ! Il me tue !
La jeune fille paniquait à présent. Il est déjà bien assez terrible de se faire attaquer par surprise, mais que faire quand votre ennemi est impalpable ? À quelle distance se trouvait-il ? La colère se mêlait aussi à la douleur : Rinata était Maître Arcan, pourquoi ne percevait-elle pas l'assaillant ? Pourquoi ne l'aidait-elle pas ?
— Aide-moi, Mamina ! Je t'en prie ! pleurait Mélia.
— Oh ! Mon cœur d'éléphant, mais je ne comprends pas, je ne ressens aucune présence nuisible à proximité ! Il n'y a pas d'Indésiratas autour de nous !
— Mais si, s'énerva la jeune fille, je souffre, il me fait mal, il est là ! Tu dois faire quelque chose !
Rinata, désemparée, caressa la chevelure douce de sa petite fille. Elle s'accroupit et l'attira contre elle pour la protéger des actions de ses ennemis même si elle savait qu'elle ne résoudrait rien ainsi. La pimpante grand-mère avait les yeux larmoyants d'impuissance. C'est pourtant ce regard noyé de larmes qui lui apporta la solution quand il se posa sur une famille assise quelques mètres plus loin. Une mère et son fils étaient serrés l'un contre l'autre, blancs, tremblants, la main sur la tempe alors que le père leur proposait une boisson avec des mots d'encouragement.
— Oh ! Triple Niguedouille, comme dirait cet ours de Téodor ! Mélia, tu n'es pas la proie des Indesiratas, tu souffres du mal des montagnes.
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? s'informa la jeune Ether d'une faible voix.
— Mais oui, pourquoi je n'y ai pas pensé plus tôt ! L'aéroport se situe à plus de 4000 mètres d'altitude. En plus, j'ai moi aussi eu droit à tous ces troubles lors de ma première visite en Bolivie.
— Explique-moi !
— C'est un phénomène connu ! Ton corps n'est pas habitué à évoluer à une telle altitude, la pression atmosphérique change et tu manques d'oxygène. Tu as juste besoin de repos et de quelques jours d'acclimatation.
— Tu es sûre ? demanda Mélia, la voix voilée de doute.
— Oui, et je peux même, je pense, te soulager un peu ! Je vais légèrement influer sur les molécules d'oxygène pour les aider à pénétrer dans ton sang.
Discrètement, la Maître Arcan remua deux ou trois phalanges et pianota délicatement du bout des doigts sur le front de la jeune fille. Mélia eut l'impression que ses poumons s'ouvraient et qu'elle se libérait d'un poids énorme. Le mal de tête persistait, mais la jeune fille était rassurée. Et, à y bien regarder, elle n'était pas la seule dans cet état. Plusieurs voyageurs se déplaçaient au ralenti, la mine tirée. Quelques Boliviens les interceptaient pour leur proposer divers remèdes et se faire ainsi un peu d'argent.
« Je dois apprendre à me contrôler, j'ai vraiment l'air d'une idiote là ! J'étais persuadée d'être attaquée alors que, comme tous ces gens, je subis le mal des hauteurs ! Il faut que je sois capable de faire la différence entre une intervention des Indésiratas et une douleur naturelle ! Mamina ne va plus me croire après ça ! » pensa la jeune fille tandis qu'effectivement sa grand-mère la couvait d'un regard condescendant.
Malgré sa petite forme, Mélia profita pleinement du trajet en taxi. Devant elle s'étalait un tapis de lumière. La ville s'éveillait en contrebas. Immense, grouillante de vie, alors que les montagnes argileuses aux sommets prestigieux ouvraient un chemin stoïque aux voyageurs. Bientôt, le taxi atteignit les rues encombrées de camions, de bus et voitures. Une foule bien réveillée arpentait les trottoirs encombrés de marchandises.
Le taxi slaloma dans les ruelles au milieu des carrioles de fruits et de légumes tirées par des mules ou même par des hommes. Mélia avait le nez collé à la vitre. Tout était curiosité et plus d'une fois, elle aurait aimé faire un arrêt sur image pour mieux comprendre une scène ou simplement en emmagasiner tous les détails afin de rapporter fidèlement ce qu'elle avait pu voir à son frère.
Le taxi s'arrêta finalement devant un petit hôtel coincé entre deux maisons en briques. La chambre réservée offrait tout le confort rêvé après des heures de vol : une salle de bain fonctionnelle, un lit propre et douillet. Après une très longue sieste réparatrice, Rinata proposa à Mélia de visiter un peu le quartier à pieds. La jeune fille souffrait encore de maux de tête, mais sa curiosité l'emporta. Elle voulait découvrir ce pays et ne désirait gâcher aucune minute sur place.
Elle attrapa Rinata par le bras pour ne pas risquer de se perdre dans la foule bariolée, mais aussi parce que des vertiges la tourmentaient toujours et qu'elle avait peur malgré tout de se retrouver face à une mauvaise rencontre. Rinata semblait à son aise et en habituée des lieux, marchait d'un bon pas vers sa destination.
Mélia trébuchait sur les pavés descellés et se tordait la tête pour tout voir. Ici, un bus coloré avec un gamin braillant les destinations, accroché à sa porte, là des personnes déguisées en zèbres pour faire traverser la foule pressée, ici encore des cireurs de chaussures encagoulés. Et puis toutes ces femmes en tenue typique : multiples jupons superposés et jupes à volants, chapeau melon perché sur leur tête nattée de deux longues tresses coincées sous un tablier bariolé, tissu aux rayures vives, noué autour des épaules pour transporter leur bébé ou quelques kilos de pommes de terre.
Une atmosphère qui rappelait à Mélia celle de son envolée spatio-temporelle qui lui avait révélé Tiahuanaco. Une Tiahuanaco vivante avant d'être les ruines que l'on peut contempler aujourd'hui.
C'est en traversant une place ombragée que Mélia capta le regard sombre d'une petite fille assise en tailleur au milieu de tissus colorés à vendre. L'enfant lui rappela instantanément la fillette qui lui était apparue lors de la séance de spiritisme. D'ailleurs, la petite se leva en plongeant ses prunelles sombres dans la luminosité verte de celle de Mélia et fit un signe de la main invitant la jeune Ether à la suivre. Comme Mélia restait immobile, liée à la présence rassurante de Rinata, la petite Bolivienne insista, elle agita la main et commença à s'engouffrer dans une ruelle escarpée. Que faire, fallait-il suivre cette chimère sortie tout droit du passé ou faire semblant de ne pas l'avoir remarquée et poursuivre son chemin ?
— Ho ! Ma petite fleur parfumée, tu t'agites bien là, que se passe-t-il ? s'inquiéta Rinata.
— J'ai vu... rien. Non, rien, Mamina !
Mélia ne voulait pas encore une fois passer pour perturbée aux yeux de sa grand-mère. La petite fille n'était plus là et de toute façon, la jeune Ether n'était pas sûre de l'avoir vraiment vue. C'était sans doute une gamine du quartier qui faisait signe à une copine pour jouer ou une petite rabatteuse qui voulait l'attirer vers une boutique pour lui vendre des babioles à touristes. Rien à voir avec la fillette de Tiahuanaco. Non rien, essayait de se persuader Mélia. Pourtant...
Rinata n'en finissait plus de crapahuter dans les rues, agile comme un chamois, vive comme un lama alors que Mélia sentait la fatigue peser sur ses épaules et ramollir ses jambes. La migraine tambourinait dans son crâne et lui gâchait le plaisir de la découverte. Elle avait envie de rentrer et de s'affaler une nouvelle fois sur le lit molletonné de sa chambre d'hôtel. Rinata vit la fatigue gagner le visage pâle de sa petite fille.
— Bon, on va faire une dernière petite halte dans une boutique par ici ! Il faut que je nous achète des pulls en laine d'alpaga pour affronter le froid des sommets et ensuite on rentre d'accord ?
— D'accord !
Le hochement de tête était si mou et les yeux si vides que Rinata crut bon d'ajouter.
— On prendra le taxi pour rentrer, ma limace adorée !
— Oh ! oui Mamina !
Elles avancèrent encore quelques mètres et débouchèrent dans une ruelle étroite encombrée de petites échoppes de tissus aux couleurs chatoyantes. Les boutiques étaient souvent gardées par de petites vieilles taciturnes, aux yeux perçants, qui suivaient la progression des touristes en les incitant à tâter la marchandise.
Mélia se laissa séduire par un « aguayo » rouge et orange aux motifs géométriques curieux. Elle caressa le tissu avec envie sous le regard bienveillant de la vendeuse. Puis, un carré de tissu rayé de bleu et de vert attira son attention. Il semblait à la fois chaud, soyeux et lumineux. Il était suspendu à une sorte de patère en fer rouillé, et avec d'autres, formait comme un rideau de séparation avec la boutique d'à côté.
La jeune fille s'approcha alors du tissu bariolé pour plonger ses doigts dans la douceur promise. À cet instant, une brise de vent venue de nulle part souleva le pan de tissu et dévoila un visage qui se tenait juste derrière. Une tête allongée, creuse, deux gros yeux ternes, un sourire fin semblable à un élastique tendu et un doigt maigre aux ongles noirs qui pointe vers le visage de la jeune fille. Mélia rabattit instinctivement la tenture et l'appliqua même fortement sur le visage avant de reculer comme une furie.
— Mamina, hurla-t-elle. Mamina !
Sa grand-mère qui marchandait un pull en laine de lama à deux pas, lâcha tout et se précipita auprès de Mélia.
— Que se passe-t-il ?
— Là, derrière ! Dux Deprador ! s'étrangla la jeune fille encore sous le choc de l'apparition cauchemardesque.
Rinata marqua une pause interrogative puis elle écarta d'un geste brusque le pan de tissu alors que Mélia se cachait les yeux. Mais derrière le tissu malmené, il n'y avait qu'une Bolivienne interloquée qui essayait de vendre un chapeau melon à un couple de jeunes touristes, tout aussi surpris.
— Il était là, juste derrière, il me regardait avec ses yeux dégoûtants. Il souriait comme un fou !
— Calme-toi mon chocolat fondant, calme-toi ! On va le trouver !
Mélia avait l'impression que Rinata ne la prenait pas vraiment au sérieux. Elle ne semblait pas affolée. Pourtant la vieille femme inspecta la minuscule boutique de fond en comble et interrogea les deux marchandes qui semblaient gênées par l'intrusion et ne répondirent que par monosyllabes réticents.
Puis la Maître Arcan examina la ruelle et échangea quelques mots avec les touristes présents. Mais il n'y eut que des signes de dénégation et certains portèrent un regard curieux sur Mélia dont le cœur tambourinait encore comme un fou.
— Rien, personne n'a rien vu ! À croire qu'il s'est envolé !
— Mais je t'assure qu'il était là ! J'ai même reçu son souffle puant de crevette avariée en plein visage !
— Oui, oui, il était là ! Je te crois !
Pourtant, Rinata semblait gênée. Elle porta une main sur le front de sa petite fille et la caressa d'un sourire tendre voilé d'inquiétude.
— Tu es un peu chaude, on va rentrer !
— Quoi ! Un peu chaude, s'emporta Mélia, tu es en train de dire que je suis fiévreuse et que j'ai eu une hallucination !
— Mais pas du tout ma panthère blanche ! Simplement je pense qu'il vaut mieux rentrer. On sera plus en sécurité. Tu ne crois pas ?
— Si, si, mais tu me crois, hein ?
Rinata se tritura les doigts, passa sa langue sur ses lèvres sèches, prit une inspiration puis se ravisa devant le visage tendu de Mélia.
— Oui, oui, tu as dû voir quelque chose. En tout cas, tu as été troublée, c'est sûr ! Moi, je n'ai rien senti, c'est curieux !
Ces paroles ne rassurèrent pas du tout Mélia. Sa grand-mère la croyait dérangée et elle s'efforçait simplement de l'apaiser. Rinata ne suspectait absolument pas la présence du Niemens dans les parages. Contrariée et affreusement inquiète, Mélia se contenta de suivre sa grand-mère à travers les ruelles bondées en se méfiant de chaque personne croisée.
— Tiens, mais c'est pas vrai, c'est cette bonne vieille baroudeuse de Rinata ! s'écria une femme sur leur passage.
— Millie, Millie Johnson ! s'étonna Rinata.
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