Chapitre 19: Mauvais ressenti en vol


Mélia sursauta. Elle s'était endormie. Ses souvenirs l'avaient bercée et éloignée quelque temps de la quiétude de l'avion. La plupart des passagers essayaient aussi de se reposer, quelques-uns somnolaient devant le petit écran qui leur faisait face, d'autres étaient plongés dans un roman ou complétaient une grille de mots croisés. L'ambiance à bord était chuchotée. Les jambes avaient besoin de s'étirer, les dos étaient raides. Il était difficile de trouver une position confortable après quinze heures passées à bord.

Rinata dormait, la tête penchée sur la gauche, le cou tordu. Mélia lui ajusta gentiment le coussin pour soulager les tensions de la nuque, puis elle enjamba délicatement sa grand-mère et se retrouva dans l'année centrale. Elle avait besoin de se dégourdir un peu les pattes, elle se dirigea donc vers les toilettes.

Quelle curieuse sensation que de se déplacer dans un avion ! Même si le vol était tout à fait tranquille, Mélia avait l'impression d'être ivre et se tenait au dossier des sièges pour progresser vers l'arrière de l'appareil. Une petite fille, bien réveillée, gigotait à sa place et présenta à Mélia sa poupée déshabillée alors que sa mère visiblement exténuée la retenait par les jambes pour éviter une chute dans l'allée.

Plus loin, un couple de petits vieux se chamaillaient pour lire un magazine People. Mélia contournait une tête endormie qui dépassait d'un siège quand elle fut prise d'un étourdissement. Puis sans crier gare, des cercles multicolores obstruèrent son champ visuel et un souffle brûlant l'enveloppa.

Par les âmes des Ethers, ces signes correspondaient en tous points à la présence d'un Milvuit ! Thys lui avait décrit toutes les sensations qu'il avait perçues lors de sa confrontation avec Laetitia Yessel. Il avait bien noté dans leur carnet de sensations, l'apparition des sphères de couleurs qui donnent la nausée et la chaleur soudaine qui inonde le corps !

Mélia se cramponnait à un siège, livide. Elle était tétanisée. Elle n'allait tout de même pas se faire attaquer par les Indésiratas dans un avion ! Et Rinata qui dormait !

— Excusez-moi mademoiselle, vous avez besoin d'aide ? lui demanda un homme barbu assis sur sa droite.

Ce bonhomme-là avait l'air suspect avec ses poils drus qui lui occupaient une grande partie du visage.

— Non, répondit-elle sèchement.

Le barbu haussa les épaules et se mit à pianoter sur son téléphone portable. Une jeune femme se leva alors, deux sièges plus loin. Elle regardait Mélia. La jeune Ether crispa les poings, prête à la douleur. Mais, c'était une fausse alerte, car la femme se faufila entre les sièges, frôla Mélia et se dépêcha d'atteindre la cabine des toilettes qui venait de se libérer.

Bon sang, tous les passagers apparaissaient maintenant comme des ennemis potentiels. Le jeune de quinze, seize ans qui jouait sur l'I pad semblait l'épier d'un œil. La grosse femme avec son foulard vert toussait bizarrement comme un code destiné à un complice proche. Le petit vieux en costume serrait un peu trop fort sa mallette, que voulait-il cacher ? Et cet homme-là, au crâne rasé, le portrait type du malfrat prêt à vous égorger ! Même le petit blondinet de dix ans qui enquiquinait sa grande sœur semblait dangereux.

— Bon, vous avancez ou quoi ! s'indignait une mère qui traînait ses trois enfants vers les toilettes.

— Désolée ! Je suis... désolée.

Mélia avait sursauté, mais cette intervention avait eu le mérite de la sortir de sa panique. Il fallait effectivement qu'elle s'éloigne de cette zone au plus vite. Et puis, elle avait sur elle son talisman, elle ne devrait donc pas se faire repérer. Par acquit de conscience, elle farfouilla dans la poche de sa polaire pour vérifier que la petite plume de geai s'y trouvait toujours. Elle la sortit et l'examina, soulagée par le reflet bleu qui miroitait sous les lampes halogènes du plafond. À cet instant la mère de famille accompagnée de ses trois bambins pleurnichards revint vers sa place. Mélia fut bousculée et entendit distinctement :

— Toujours sur le passage, celle-là !

La jeune Ether se colla aux sièges pour laisser passer la mère impérieuse qui portait dans ses bras un bébé aux gros yeux bleus larmoyants. Deux petites mémères d'à peine quatre ou cinq ans fanfaronnaient derrière elle. Elles poussèrent à leur tour Mélia en riant.

Dans la bousculade, la jeune Ether laissa échapper sa plume. Le talisman léger virevolta, poussé de droite puis de gauche par le mouvement des enfants. Mélia tenta vainement de l'attraper, mais ne réussit pas à anticiper la trajectoire contrariée de cet objet si volatile.

Enfin, la plume de geai se posa négligemment, sur la tête ébouriffée d'une des fillettes, qui courait maintenant après sa sœur en heurtant au passage, pieds, genoux, têtes qui débordaient de leur siège. Incapable de saisir la plume au vol, Mélia tendait encore les bras en l'air. Elle mit plusieurs secondes à réaliser qu'elle se trouvait maintenant sans protection, à découvert, dans une zone où elle avait senti un Milvuit.

Tous les regards alentour lui parurent alors hostiles. Le petit vieux en costume la dévisageait avec un sourire sinistre, la femme au foulard vert remontait les manches de son pull comme si elle se préparait au combat, le blondinet et sa sœur découvraient leurs canines pointues alors que le barbu bougeait ses doigts dans le vide. Quant au crâne rasé, il bombait le torse et faisait rouler ses biceps.

Mélia renonça à atteindre les toilettes. Elle fit demi-tour, bouscula une hôtesse de l'air qui lui jeta un regard noir et zigzagua au plus vite dans le couloir. Quand elle passa vers la fillette qui l'avait bousculée, elle lui arracha sans précaution la plume qui reposait encore dans ses cheveux emmêlés. La gamine cria et la mère toisa Mélia sans comprendre ce qui s'était passé. La jeune Ether rangea la plume bien au fond de sa poche, mais il était trop tard, elle le savait. Elle avait été repérée. Même si les cercles de couleur ne brouillaient plus sa vue, le danger était toujours présent.

Alors qu'elle n'était qu'à quatre rangs de son siège et qu'elle apercevait les mèches grisonnantes de Rinata, une secousse ébranla l'avion. Mélia fut projetée violemment en arrière et atterrit sur les genoux d'un grand gaillard roux qui la ceintura aussitôt. D'abord abasourdie, la jeune fille lutta pour se dégager des bras qui la maintenaient avant de comprendre que le garçon voulait juste l'empêcher d'être projetée au plafond durant les turbulences. En effet, apparemment l'avion était soudain entré dans une zone de trous d'air. Plusieurs tasses de café s'étaient renversées, des livres étaient tombés, un casier mal fermé avait déversé sa valise dans le couloir. Par chance, il n'y avait eu aucun blessé !

Mélia gesticulait toujours et son bienfaiteur accepta de la libérer, car l'avion s'était apparemment stabilisé. Le jeune homme lui tint tout un discours en allemand auquel elle ne comprit rien. Mais elle inclina plusieurs fois la tête avec un pâle sourire, à la fois gênée et reconnaissante, puis s'éclipsa gracieusement.

À peine avait-elle fait trois pas dans l'allée que l'avion chuta de quelques mètres. Elle se cramponna au siège avec un haut-le-cœur terrible. Puis une nouvelle secousse la fit décoller de plusieurs centimètres. En retombant, elle se cogna fortement le bras sur un accoudoir. La douleur fut saisissante.

Plusieurs personnes criaient, d'autres, tétanisées, enfonçaient leurs ongles dans le bras de leur conjoint, des bébés pleuraient... Les voyants lumineux ne s'étaient pas allumés à temps pour prévenir les passagers de cette nouvelle turbulence et beaucoup d'entre eux avaient décroché leur ceinture. Une vieille femme gémissait en se tenant la tête. Les hôtesses de l'air s'affairaient auprès des passagers qui avaient tous des revendications. Mélia encore endolorie choisit de s'asseoir dans un siège vide qui se trouvait à proximité, le temps de reprendre ses esprits. Elle boucla rapidement sa ceinture et se força à respirer calmement. Pour son baptême de l'air, elle était gâtée ! Quelle horrible sensation de se sentir ballottée en tous sens selon les caprices de l'avion. Maintenant elle n'était plus du tout rassurée. Et l'éventualité d'un crash l'effleura alors qu'elle s'était montrée totalement sereine au décollage. Elle resta, de longues minutes, enfoncée dans son siège, la ceinture serrée au maximum. Pourvu que Rinata ne s'inquiète pas de son absence et ne décide pas de prendre le risque de se détacher et de la chercher !

Le témoin lumineux s'était une nouvelle fois éteint et après une inspiration d'auto-encouragement Mélia, se leva. Elle allait atteindre sa place et souriait déjà à sa grand-mère qui la regardait arriver quand une nouvelle fois l'avion perdit brusquement de l'altitude. Cette fois, la secousse fut si importante que Mélia voltigea à cinq mètres. Sa tête allait heurter le plafond. La jeune fille vivait la scène au ralenti. Très lucide, elle eut le temps de s'affoler et elle réalisa que le choc de sa tête contre la carlingue de l'appareil allait être si violent que sa boîte crânienne aurait toutes les chances d'éclater comme une pastèque bien mûre. Alors que ses bras s'agitaient en tous sens, que ses cheveux se déployaient en une auréole de pointes blondes, que ses jambes passaient par-dessus sa tête, elle eut encore une pensée pour son frère. Elle attendit le choc.

Rien. Juste les hurlements hystériques, les cris de douleurs, les pleurs des autres passagers. Mélia constata alors qu'elle flottait dans une bulle d'air qui avait agi comme un airbag. Sa grand-mère la fixait et, assise sur son siège, tenait ses deux mains, à dix centimètres l'une de l'autre, au niveau de sa tête. Elle bougeait vaguement la dernière phalange de ses index et annulaires. Elle luttait ainsi pour protéger sa petite-fille des chocs mortels qu'elle aurait pu subir.

Enfin Mélia comprit et réagit. Elle profita de sa protection pour regagner sa place malgré les violentes secousses. Elle se serait broyée tous les os du corps si elle n'avait pas été ainsi protégée. Elle s'assit rapidement, s'attacha et poussa un gros soupir de soulagement. Rinata Tournelle soupira à son tour et relâcha un peu la tension qui l'habitait, pourtant elle resta concentrée et ses doigts pianotèrent encore lentement sur un clavecin imaginaire. Ainsi l'hôtesse de l'air atterrit en douceur sur la moquette usée du couloir et le bébé dans son couffin resta bien harnaché sous ses couvertures. Il y eut pourtant des blessés : un étudiant, le visage livide et crispé laissait pendre son bras sur le côté de son corps, une hôtesse de l'air avait une belle entaille au front et une femme enceinte était devenue hystérique. Elle hurlait et voulait descendre de l'avion. Il fallut deux hommes pour la retenir et un dentiste pour lui apporter les premiers soins et la calmer.

L'avion flottait maintenant paisiblement sur sa mer de nuages. Pourtant chacun garda sa ceinture. Certains commentaient sans interruption l'incident alors que d'autres n'avaient pas encore retrouvé l'usage de la parole. Mélia et Rinata se tenaient par la main, droite sur le siège, la tête bien appuyée sur l'appui-tête, le regard dans le vide. Elles évacuaient le stress.

— Alors ma caille rôtie, tu as essayé de t'envoler ! plaisanta finalement Rinata.

— Oh ! Mamina, arrête ! Je n'ai jamais eu aussi peur, je crois, à part la fois où je me suis trouvée dans le gymnase entourée d'Indésiratas.

— Je sais ma puce, moi aussi j'ai eu très peur !

— Pourtant toi, tu as l'habitude de prendre l'avion, ça ne doit pas être la première fois que tu traverses une zone de turbulences !

Rinata se retourna, scruta l'allée, observa les passagers choqués et le personnel de l'avion qui se voulait rassurant puis elle plongea son regard doré dans le vert limpide des yeux de Mélia.

— Tu sais, mon papillon en soie, ceci n'avait rien de naturel. Je suis persuadée qu'il s'agit de l'action d'un Indésirata. J'ai senti soudain un changement dans les molécules d'air. Une bataille au sein des atomes qui résistaient puis cédaient sous la force de l'agression.

Mélia se rappela alors les paroles de Dux Deprador lors de l'attaque de la demeure Ano, en décembre, par un groupe organisé d'Indésiratas. L'horrible Niemens n'arrivait pas à percer la bulle protectrice dans laquelle étaient recroquevillés Mélanie Donnador, les jumeaux et leurs tantes. Il avait alors déploré l'absence de Laëtitia Yessel, la Milvuit, car « le maniement de la densité, c'est le point fort des Milvuits ! » avait-il déclaré sinistrement.

Petit à petit, la lumière se fit dans le cerveau stressé de la jeune Ether. À chaque fois, les trous d'air s'étaient manifestés quand elle était debout et donc vulnérable !

— Mamina, il y a un Milvuit dans l'avion, je l'ai senti ! C'est lui qui a dû provoquer ça ! Il a dû me repérer quand j'ai perdu ma plume. Il voulait me blesser !

— Un Milvuit, je n'ai pas soupçonné sa présence, tu as vraiment une perception fine Mélia ! Mais tout se tient, . Sais-tu de qui il s'agit ?

— Ben, non ! J'ai juste quelques intuitions !

Mélia désigna alors un à un les passagers de la queue de l'avion. Mais Rinata ne reconnut aucun ennemi. De sa place, elle n'apercevait pas bien les hommes et femmes que lui décrivait Mélia et elle ne voulait pas se faire repérer.

— Nous devons être prudentes, ma libellule des marais ! Tu ne dois pas t'éloigner de moi ! Tu n'adresses la parole à aucun inconnu ! Tu ne te sépares plus de ta plume même si le mal est déjà fait. Tu n'interviens pas ! Compris ?

— Compris ! marmonna Mélia qui détestait se sentir contrainte. Elle avait subi trop d'interdictions et avait dû respecter trop d'impératifs durant sa maladie pour accueillir sereinement les conseils de sa grand-mère. Après tout il s'agissait peut-être vraiment de trous d'air comme on pouvait en ressentir sur de nombreux vols qui traversaient l'Atlantique !

Néanmoins, les propos de deux hôtesses de l'air, qui ramassaient les détritus près de son siège, l'incitèrent à respecter les recommandations de Mamina.

— C'est incompréhensible ! Il n'y avait pas un cumulonimbus aux alentours, je n'ai jamais vu un ciel aussi clair ! Pourquoi l'avion a-t-il été ballotté ainsi ? C'était pire que la traversée de l'orage au-dessus de l'Afrique centrale, tu te souviens ?

— Bien sûr que je m'en souviens, mais ce jour-là, le ciel était noir avec un vent à décorner des bœufs. Il pleuvait des trombes d'eau. Aujourd'hui, même les cartes Temsi n'ont rien signalé, j'ai entendu le commandant s'en étonner.

Les deux hôtesses s'éloignèrent après avoir adressé un sourire rassurant à Mélia qui avait bu leurs propos. La jeune fille s'enfonça dans son siège, resserra sa ceinture qui lui comprimait déjà bien le ventre et passa le reste du vol à jeter des coups d'œil inquiets par-dessus son épaule. À chaque fois Rinata posait une main rassurante sur l'avant-bras de sa petite-fille et la frictionnait avec des paroles encourageantes.


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