Chapitre 16 Une belle leçon
Sous les injonctions de Téodor, tous tentèrent de dompter la Vreste. Mélia ne réussit même pas à se concentrer pour atteindre la matière et en fut fortement mortifiée, Blandine renonça très vite quand elle perçut les premières agressions de l'eau sur sa peau, Damien hurla pendant une minute sans parvenir à la moindre modification d'état de l'eau, Mélanie parvint à geler une goutte d'eau qui suintait d'une feuille.
— Pas très concluant tout ça, fit remarquer Téodor. Hum ! Je vous propose d'allier vos efforts. Peut-être parviendriez-vous à solidifier ce cours d'eau.
Un peu réticents, les Prudens obtempérèrent. Ils s'observèrent gênés et maladroits. Aucun n'avait envie d'être le premier à entrer en contact avec la matière et chacun freinait le processus.
— Bon, vous jouez à quoi là ? vitupéra Téodor Lux qui n'était pas dupe de leur manège.
La crainte des colères légendaires du Maître fut plus forte que l'angoisse de se faire taillader la peau. Thys plongea une nouvelle fois par l'esprit dans la texture du ruisseau. Il sentait cette fois la présence de ses compagnons qui œuvraient difficilement à ses côtés. Il s'efforça alors de modeler les cellules d'eau à sa convenance. Son Ingéni palpitait et des lueurs sœurs y faisaient échos. Le jeune Ether sentit que cette fois, ensemble, ils dominaient la matière. Il enchaîna toute une série de gestes rapides et vifs qui aidèrent son esprit à déplacer et soumettre les cellules d'eau récalcitrantes. Ils y étaient, cette fois, ils allaient atteindre le but sans se faire assaillir par les sensations de défense lancées par l'élément. Alors que le sourire de victoire se dessinait sur tous les visages en action, une immense gerbe de liquide glacial quitta le lit de la rivière et s'abattit avec détermination sur le groupe de Prudens trop ébahi pour réagir.
Chancelants, complètement trempés, les cinq apprentis regardèrent leur Maître se tordre de rire. Rarement, Téodor avait été aussi démonstratif de sa jouissance par rapport à leurs difficultés.
— C'est vous, c'est vous qui avez fait ça ? glapit Mélia frigorifiée.
Ses cheveux blonds étaient plaqués contre son visage et dégoulinaient sur sa poitrine tremblotante. Elle croisa les bras pour retenir la chaleur de son corps, mais ne put s'empêcher de claquer des dents. Une cadence rythmée, à laquelle s'associa la mâchoire de Mélanie.
— Mes pauvres petits, vous avez encore bien à apprendre ! Ceci dit, je ne suis pas mécontent de votre erreur. Je vais pouvoir vous expliquer la différence d'action entre les Indésiratas et les Ostendes.
— Vous insinuez que cette vague glacée n'est pas de votre fait ? demanda Damien incrédule.
— Pas du tout, vous avez fait ça tout seuls comme des grands !
— Vous vous moquez ! s'insurgea Mélia très susceptible.
— Oui, je me moque et j'en ai le droit ! Quand vous aurez compris que l'être humain peut s'associer à la nature pour évoluer, alors vous aurez droit à ma considération ! En attendant, vous agissez comme des Péragores, vous voulez dominer ce qui vous entoure, comme les Milvuits vous écrasez la matière. Mais cela ne vous a pas réussi, il me semble.
— Mais Maître, vous nous avez dit que l'on devait réorganiser les molécules d'eau, plaida Blandine.
— Oui, c'est cela, et je ne vous ai pas dit que vous deviez brutaliser la matière !
Les petits yeux reptiliens de Téodor sondaient chacun de ses Prudens et notaient avec satisfaction l'éveil de leur compréhension.
— Ça y est ? La lumière se fait ? Vous comprenez que vous avez asservi les atomes ! Vous avez utilisé l'énergie de votre Ingéni pour brutaliser les molécules d'eau. C'est la pratique des Indésiratas. Ils travaillent tout en force. Vous avez sans doute remarqué les gestes rapides et saccadés qu'ils utilisent lors de leurs attaques. Ils dominent les matières, quitte à les détruire. Ce n'est pas du tout ce que je vous demande. Les Ostendes sont capables de s'associer aux éléments qu'ils utilisent. C'est un partage, un échange et non un combat à livrer. Compris !
— Oui Maître !
— Bien alors, entraînez-vous !
La douceur ne leur apporta pas plus de succès que l'épreuve de force, mais au moins, ils ne ressentirent ni douleur ni ne prirent d'autres douches froides. Ils s'entraînèrent les trois jours qui suivirent sur les rochers, le sol argileux, l'air brumeux et les gâteaux de Clotaire. Mais les réussites furent minimes. Aucun succès individuel ! Damien sympathisa, comme il le disait, avec la roche blanche d'un bloc monumental, mais ne parvint pas à l'effriter, Mélia se concentra longuement sur la terre verdâtre qui bordait la Vreste, mais n'en tira aucune satisfaction, Mélanie et Blandine provoquèrent une tornade d'un demi-centimètre après avoir caressé des yeux la brume pulpeuse du Jecorum. Thys visionna amoureusement chaque atome d'un soufflé aux agrumes et finit par baver de convoitise.
— Je crois que c'est le gâteau qui a réussi à transformer ta matière ! plaisanta Téodor Lux en ingurgitant la part tant convoitée par le jeune Ether.
Pourtant, ils obtinrent quelques satisfactions de groupe. A cinq, un peu aidés par Téodor, ils parvinrent à faire s'évaporer une cuillerée de soupe et à hydrater les feuilles desséchées d'une sorte de ficus. Ils réussirent aussi à effriter un petit bloc de calcaire, ce fut d'ailleurs leur plus belle victoire.
Tous ces actes exercés sur la matière puisaient énormément d'énergie dans leur Ingéni qu'ils ne savaient pas encore bien exploiter. À plusieurs reprises, ils utilisèrent sans s'en rendre compte leurs forces vitales. Si bien qu'ils furent sujets à divers malaises. Mélia perdit ses belles joues rosées pour retrouver sa pâleur de malade. Thys s'évanouit à deux reprises, coup sur coup, alors qu'il tentait de densifier l'air environnant.
— Tu as besoin d'apprendre à mieux gérer ton stock énergétique avant de faire face à un tel challenge, commenta simplement Téodor sans s'émouvoir.
Mélanie et Blandine furent prises de suffocation à la fin d'une séance, elles avaient puisé toutes les molécules d'air de leurs poumons et ne parvenaient plus à s'oxygéner. Cette fois, le Maître Arcan s'alarma quelque peu et plaça ses larges paumes sur les Ingénis des jeunes filles. Il lui fallut quelques minutes pour rétablir leur flux respiratoire.
Quant à Damien, il battit tous les records. Il s'appliquait à essayer de ralentir la circulation de la sève d'un pin quand il fit un arrêt cardiaque. Il se figea en pleine action, porta une main à sa poitrine, ses yeux s'agrandirent, sa bouche se tordit et il s'affala sur le sol. Mélanie hurla. Téodor jura de drôles de noms d'oiseaux parmi lesquels Thys reconnut le sempiternel « Niguedouille ! » et se jeta sur son élève pour lui prodiguer un massage cardiaque suivi d'une longue imposition des mains sur le front, le cou et le thorax.
À la suite de ce dernier incident, sans doute sur les conseils de Térence Plomb qui avait assisté à la scène, Téodor ménagea davantage ses Prudens. Il leur apprit à se recharger en ingérant simplement les fluides naturels qui les entouraient et en pratiquant des méditations actives dans des milieux saturés en énergies.
— Il aurait quand même pu commencer par nous enseigner ça ! s'insurgea Mélia.
— C'est du Téodor tout craché ! D'abord, tu te casses la figure. Après, il t'apprend à marcher en se présentant comme le bon samaritain ! râla Thys.
Ils étaient tous les deux dans l'alcôve de Mélia et profitaient d'une pause énergisante. La jeune fille rangeait les deux, trois bricoles personnelles qu'elle avait apportées en Ethérie alors que Thys s'étalait de tout son long sur le lit. Il s'amusait à compter les opales bleues qui tapissaient la paroi rocheuse.
— 128, 129... Il y en a plus de 130, juste sur ce mur. Je suis sûr que ça vaut une fortune ! On devrait essayer de les desceller. On pourrait peut-être s'offrir une belle maison avec l'argent de la vente ou mieux, on paierait un avocat plus compétent que ceux qu'emploie Le Tallec pour pouvoir récupérer la demeure ! Qu'en penses-tu ?
Mais Mélia restait muette et était figée dans la même position depuis plusieurs secondes et elle ne semblait même pas avoir entendu les élucubrations de son frère.
— Oh ! Qu'est-ce que tu as ? Tu es pas partie encore quelque part là, hein ! Mèl ! Réponds !
Thys avait perdu son air fanfaron et observait sa sœur, toute pâle, qui affichait une mine consternée. Elle reprit pourtant contenance, mais garda une expression préoccupée que Thys n'aimait pas du tout. Soudain, elle brandit devant elle, une pochette cartonnée bleue qui semblait être l'objet de son inquiétude.
— Regarde ce que j'ai trouvé dans mon sac de cours !
— Oui, une pochette ! Qu'est-ce qu'il y a ? Tu t'es trompée dans tes documents d'histoire, c'est ça ? Ce n'est pas grave, je te prêterai les miens !
— C'est la pochette de Briac ! C'est celle qu'il a déposée sur la table en entrant chez nous !
Elle la retourna et un nom apparut en lettres noires soigneusement tracées : Fanny Clivier. Les jumeaux avaient tous les deux les yeux braqués sur ce nom féminin qui ne leur évoquait rien de particulier.
— Comment cette pochette a-t-elle atterri dans mes affaires ?
— C'est sans doute maman qui l'a placée dans ton sac avant le départ ! Elle l'aurait trouvée en rangeant notre désordre après la fête d'anniversaire et pensé qu'il s'agissait de documents du collège !
L'idée de Thys tenait la route. Mélia était pensive. Elle contemplait la pochette bleue et redoutait son contenu. Rien de bon ne pouvait venir d'un Péragore ! Et le beau Briac au sourire enjôleur et au regard triste était un vicieux de la pire espèce.
— Ouvre !
Les doigts fins de Mélia étaient fébriles et ils durent s'y prendre à deux fois pour parvenir à retirer l'élastique qui enserrait la pochette. Alors le contenu apparut quelques instants avant de s'échapper des mains tremblantes et de profiter d'un vol incertain à l'atterrissage doux sur le sol brumeux de l'alcôve. Il s'agissait de quatre feuilles. Quatre photocopies d'articles de journaux que Thys ramassa vivement et posa sur l'austère table en bois. Les cheveux blonds des jumeaux se mêlèrent alors que leurs têtes s'effleuraient pour lire les articles. Des titres accrocheurs les ébranlèrent d'abord : « La disparition d'une bachelière ! », « Fanny n'est pas rentrée du Lycée après le dernier examen du BAC ! », « La disparue de Gex fait une apparition caritative ! », « Après 10 ans, la famille de Fanny Clivier croit encore à son retour ! »
Deux articles dataient de juin 1997, un d'août 2000 et le dernier de juin 2007. Une photo de mauvaise qualité accompagnait les trois premiers articles. Le portrait d'une jeune fille souriante, aux traits fins, encadrés par une masse volumineuse de cheveux bruns.
14 juin 1997 « Inquiétante disparition d'une jeune bachelière en pays de Gex. Fanny Clivier, 18 ans brillante élève de terminale S, n'a pas donné signe de vie depuis la fin de son épreuve d'allemand hier, 15 heures. Des camarades de classe l'ont quittée quelques minutes après son examen. Elle paraissait confiante et soulagée d'avoir passé sa dernière épreuve. Ses parents l'ont attendue en vain et ont fait des recherches toute la nuit. Ils ont fini par donner l'alerte aux aurores.
Sa disparition est d'autant plus inquiétante que la jeune fille s'était plainte la semaine précédente de se sentir suivie. Elle avait reçu des coups de téléphone anonyme qui l'effrayaient. Fanny mesure 1,70 mètre. Elle est de fine corpulence, yeux bruns et cheveux bruns très longs. Le jour de sa disparition, elle portait une robe jaune, un boléro marron à fleurs et des ballerines noires. Toute personne qui pense avoir des informations permettant de la retrouver peut contacter la gendarmerie de Gex (04 45 89 56 00) »
18 juin 1997 « Toujours aucune nouvelle de la jeune lycéenne qui a disparu peu de temps après le passage de ses épreuves du BAC. La gendarmerie et une centaine de volontaires ont sillonné la région, chaque point d'eau a été dragué, chaque bois a été fouillé, pourtant l'enquête reste au point mort. Aucun témoin visuel. Fanny Clivier semble s'être évaporée peu après 15 heures lundi 13 juin 1994. Ses parents lancent un appel désespéré aux ravisseurs éventuels : "Rendez-nous notre enfant, c'est une personne douce, sensible qui n'a jamais rien fait de mal, mais qui a des ambitions nobles et altruistes."
Le procureur de la République affirme que tous les moyens sont mis en œuvre pour retrouver la jeune fille et il semblerait privilégier la thèse d'un kidnapping »
25 août 2000 « Plus de 3 ans après la disparition de la jeune Fanny, des témoins affirmeraient l'avoir aperçue au bras d'un homme mûr, lors d'une réception caritative qui regroupait la haute bourgeoisie au château des Houcheurs. Après une investigation minutieuse, les enquêteurs semblent être dans l'impasse. La famille Clivier reste soudée dans le malheur et espère toujours un signe rassurant de Fanny ou de ses ravisseurs. »
18 juin 2007 « 10 ans après la disparition de Fanny Clivier, la famille de la jeune fille n'a toujours aucune nouvelle. L'enquête est au point mort. Pourtant, les parents de Fanny continuent à se battre en diffusant des portraits de leur fille vieillie grâce à un logiciel informatique. »
Mélia s'était mise à lire à haute voix le dernier article et Thys ânonnait à ses côtés. La lecture terminée, ils semblaient à bout de souffle comme s'ils n'avaient pas pris le temps de respirer pour s'informer plus vite. Le cœur battant, Thys retournait les feuilles, il espérait sans doute trouver un indice caché. Mélia, elle, s'abîmait les yeux sur la photo mal imprimée qui illustrait les premiers articles.
— Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui est cette Fanny ?
— Oui et surtout pourquoi Briac s'intéresse-t-il à elle ?
Mélia rassemblait les articles pour les ranger, quand elle aperçut un bout de feuille coincée dans l'angle de la pochette cartonnée. Fébrilement, elle tira sur le papier et fit sortir une photo sous laquelle elle lut : « Photo de Fanny travaillée avec un programme de vieillissement ». Deux yeux sombres aux cils aériens occupaient la place d'honneur d'un visage doux. Des lèvres fines esquissaient un sourire moqueur. Les cheveux libres glissaient le long du visage, des épaules, du dos en une masse lisse et soyeuse. Mélia brandit la photo.
— Oh ! Ce n'est pas possible ! C'est elle ! Regarde Thys !
Mais Thys lui aussi avait fait le rapprochement. Cette femme, il l'avait déjà vue. Il n'avait pas aperçu l'éclat de ses yeux, non, mais il avait contemplé sa fine silhouette habillée d'une chevelure de princesse. C'était la Belle au bois dormant ou plus simplement la femme malade qui reposait dans une chambre chez les Le Tallec.
— C'est la femme que j'ai vue chez Jason Le Tallec, celle qui repose inerte sur un lit ! expliqua-Mélia à son frère au cas où il n'aurait pas fait le recoupement.
— Alors tu crois que c'est Briac qui l'a enlevée ?
— Mais ne sois pas idiot enfin ! Il n'était pas né quand elle a disparu.
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