Chapitre 15 :Transformation de la matière


La dernière bouchée n'eut pas le temps d'être absorbée. Une giclée de liquide vanillée fusa et éclaboussa la table, Thys s'étouffait ! Il toussota longuement alors que Clotaire lui tapotait gentiment le haut du dos et que Mélia attendait que son glouton de frère reprenne ses esprits.

— Quoi ! Et moi ?

— Ben, je ne sais pas trop...

Thys ne dit plus rien, il se referma comme une huître et commença une bouderie. Mélia haussa les épaules, elle connaissait bien son frère. Elle attendit.

— Pourquoi la Bolivie ? C'est donc là-bas que se trouve cette fameuse porte du Soleil que tu as vu ? finit-il par dire.

Elle hocha la tête.

— Et moi, alors je compte pour du beurre ! Tu es la grande clairvoyante qui va sauver le monde et moi je ne suis que le pauvre petit Ether qui attaque des Niemens pour s'amuser, c'est ça, hein ?

Elle le serra affectueusement dans ses bras.

— Rien n'est vraiment décidé, tu devrais en parler avec Mamina !

Tout taciturne, Thys abandonna sa dégustation. Clotaire déçu, lui rappela néanmoins qu'il ne l'oubliait pas :

— Je les mets au frais au cas où tu aies une petite fringale nocturne.

Clotaire parti, un silence s'installa. Thys s'enfonçait dans son mutisme jaloux. Mélia gênée, ne sachant comment atténuer la déception de son frère, s'intéressa au journal du jour qui traînait sur une table. Clotaire tenait à s'informer et à informer les habitants du Jecorum des désolations terrestres en temps réel. Alors, il y avait toujours un journal étalé sur une table.

— Oh ! Thys, il n'est pas mort !

— Qui ?

— Ben Briac, pardi !

— Ah ! Zut ! Elle est coriace la bête ! s'exclama Thys, pourtant sa voix était soulagée.

— Arrête idiot ! Il va bien ! Il va bien ! chantonna presque la jeune fille.

— Encore une de tes visions !

— Non, c'est dans le journal !

— Un article dans la rubrique des chiens écrasés ! dit-il amer.

— Arrête, c'est sérieux ! Il y a tout un article en deuxième page. Ecoute plutôt : « Victime des bandes des rues ! Le jeune Briac Le Tallec, fils de Jason Le Tallec, homme d'affaires respectable et PDG, entre autres, des entreprises Tallec Inov, a été retrouvé inconscient dans l'Impasse du Pentibond, suite à un appel anonyme. Rapidement pris en charge par les secours, il a repris connaissance à l'Hôpital Pasteur. Mais il ne se souvient de rien concernant son agression. La police mène l'enquête et suspecte une bande de jeunes héroïnomanes qui squatterait régulièrement les lieux. »

Super ! On est lavé de tout soupçon ! Et il ne se souvient de rien ! Parfait !

— Ouais, on ne pouvait pas rêver mieux ! Je suis soulagée, je t'avoue que j'avais vraiment peur qu'on l'ait tué !

Thys haussa les épaules. La nouvelle le réconfortait aussi. Il n'avait pas arrêté de penser à cette histoire depuis l'anniversaire, mais il n'avait pas voulu angoisser sa sœur avec ça !

Le jeune Ether suivit Mélia comme un automate jusqu'au bassin naturel où plusieurs Ostendes méditaient, il espérait bien y trouver sa traîtresse de grand-mère pour lui exprimer son mécontentement. Mais ce fut une fillette souriante qui lui sauta dans les bras.

— Thys, s'exclama-t-elle, tu m'as manqué !

Puis elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux roux soyeux.

— Mélanie ! Moi aussi je suis content de te revoir !

Thys était sincère. La petite fille qui partageait son groupe de Prudens était attachante et très perspicace. Il avait beaucoup apprécié sa discrétion, mais aussi son empathie lors de son premier temps de formation en Ethérie. Il était heureux de trouver une Mélanie aussi souriante, car la mort de Solène Donnador, la maman de Mélanie avait profondément anéanti la fillette quelques mois plus tôt.

— Et moi alors, pas d'embrassade ? se plaignit Mélia faussement jalouse.

Elle eut droit à deux bises sonores. Bientôt, Damien et Blandine, les deux derniers membres du groupe des Prudens les rejoignirent. Ils étaient tous contents de se revoir. Thys réalisa qu'en Ethérie, se créait une deuxième famille et cela lui mit du baume au cœur, mais n'effaça tout de même pas sa rancune pour la décision de sa grand-mère.

Térence Plomb, l'agenceur de la Zone huit de l'Ethérie, vint les saluer et leur proposa quartier libre pour la journée, ils reprendraient leur formation le lendemain dès les premières heures. Ils restèrent ensemble et profitèrent de l'atmosphère paisible pour se raconter leur séjour sur le plan terrestre. Blandine avait eu deux grosses crises, mais depuis quelques jours, elle se sentait bien. Damien avait énormément travaillé sur ses cours de médecine et racontait qu'il avait eu quatre fois la visite de Téodor pour l'encourager à faire de longues méditations. Mélanie expliqua modestement qu'elle avait décelé facilement vingt individus dont les esprits étaient prêts à s'ouvrir aux sensations.

— Vingt ! s'exclamèrent les autres assez honteux de leurs performances.

— Oui, je n'ai pas pu faire mieux que ça, car mon tonton a voulu m'emmener en vacances dans son chalet d'alpage. On a fait de belles randonnées, mais il n'y avait pas beaucoup de monde à sonder, confessa-t-elle gênée.

— Heu ! Mais tu sais Mélanie, je crois que c'est une belle performance que tu as faite là, la rassura Mélia en lui tapotant affectueusement l'épaule.

Personne d'autre n'avança le nombre d'âmes sondées et Thys, visiblement très mal à l'aise, changea bien vite de sujet.

Le lendemain, ils s'étaient regroupés très tôt dans la petite clairière des « Pierres Blanches », le lieu habituel de leurs leçons avec Téodor Lux. Le soleil s'étirait paresseusement enveloppant tendrement de ses bras tentaculaires la cime des Pins avoisinants, des filets de brume s'échappaient du sol pour jouer malicieusement avec les chevelures des filles. Thys paraissait essoufflé, il avait voulu faire un crochet par l'atelier de Paolo avant sa leçon et avait un peu trop traîné, toujours béat d'admiration face aux talents du « menuisier » de l'Ethérie.

— Bien, bien, bien ! Nous voici donc tous réunis pour la deuxième session de votre premier Cycle en Ethérie. Je ne vous demanderai pas à chacun d'exposer publiquement vos prouesses concernant la mission que je vous avais confiée lors de votre retour sur le plan terrestre, j'ai suivi personnellement votre évolution et je dois dire que les résultats furent fort disparates.

Le Grand Maître Arcan prononça ces dernières paroles en souriant à Mélanie et en jetant un regard courroucé à Thys. Le jeune Ether rougit légèrement et déglutit plusieurs fois. Juste un mauvais moment à passer, se dit-il, et pourvu qu'il passe vite ! Mais le Maître continua sur un monologue vantant les efforts toujours récompensés et blâmant la fainéantise et le choix de la facilité.

— Si vous voulez poursuivre vos cycles de transformations en Ethérie, il va falloir respecter un peu plus mes exigences de travail, conclut Téodor.

Thys sentait le regard reptilien du Maître l'envahir et il perçut même une légère nausée suivie de petits picotements dans le ventre. Il était sûr que c'était Téodor qui lui communiquait ces sensations pour le mettre en garde. Thys, cependant, se sentait plutôt bien ce matin. Certes, il était déçu de ses performances sur le plan terrestre et avait bien compris qu'il devait être le seul à ne pas avoir su dénicher une âme ouverte aux sensations, mais il s'était réconcilié avec Téodor pendant la nuit. Du moins, le Maître Arcan avait accepté de reparler à Thys lorsqu'ils s'étaient retrouvés tous les deux, au milieu de la nuit dans le réfectoire à la recherche d'une gourmandise. Le jeune Ether lui avait alors proposé de partager les desserts que Clotaire lui avait réservés. Cette attention avait adouci Téodor et ils avaient retrouvé leur complicité nocturne.

— Bien, ceci étant dit, passons à l'ordre du jour, poursuivit Téodor, vous allez tenter d'agir sur la matière.

Là, les cinq têtes des Prudens affichèrent une mine réjouie et beaucoup plus intéressée que par le discours précédent.

— Ah ! Ça vous intéresse, remarqua le Maître, mais là aussi, il va falloir travailler et fournir des efforts pour parvenir à un résultat.

— Nous allons apprendre à transformer les choses ? s'informa Mélia tout excitée.

— Pourrons-nous agir par notre simple pensée ? demanda Blandine

— Est-ce que vous allez nous expliquer comment créer de la matière grâce à l'énergie de notre Ingeni ? se délectait à l'avance Damien

— Pourrons-nous comme Paolo, façonner la matière pour lui donner l'aspect dont nous rêvons ? s'informa à son tour Thys.

— Suffit, petites âmes rêveuses ! Vous allez vous décider à me laisser parler à la fin !

Comme tous se turent et le regardèrent avec des yeux pleins d'attente, Téodor s'amusa à faire durer l'instant. Il toussota pour faire mine de s'éclaircir la gorge, marqua une pause comme celui qui pèse ses mots avant un discours, sourit, passa son regard sur chaque Prudens qui n'en pouvait plus d'attendre.

— Alors ? s'enquit Thys bouillonnant d'impatience.

— Alors, je me demandais lequel d'entre vous saurait le moins contrôler son impatience et je crois que j'aurais parié sur toi Thys sans aucune hésitation.

Ça, ce n'était pas un compliment et le jeune Ether se renfrogna en maudissant son intervention.

— Bien, suivez-moi, jeunes gens, nous allons nous entraîner près de la Vreste, le lieu est plus chargé en énergie et donc les exercices vous seront facilités.

Téodor les conduisit hors du Jecorum, dans une zone boisée où régnait l'épicéa. La terre humide couverte d'un velours de mousse vert olive fleurait les fougères et l'humus. La Vreste était ici insignifiante. Son lit était large, mais peu garni. Un fin filet d'eau ondulait telle une couleuvre entre les herbes. Le Maître se plaça face au cours d'eau, le temps sembla s'arrêter. Totalement immobile, il observait le mouvement hypnotique de l'eau qui suivait le fil de sa vie. L'attente se prolongea sans que rien ne se passe. Thys piétinait d'un pied sur l'autre. C'était tellement difficile de cacher son bouillonnement intérieur ! Il se garda bien cependant de faire la moindre remarque. Le Maître était comme statufié. Pourtant, ses mains se mirent en mouvement sans que personne ne s'en aperçoive. Le geste imperceptible au début s'amplifia légèrement pour devenir ample et généreux. Les doigts dansaient gracieusement partageant une valse traînante. Bientôt, la peau des mains se couvrit d'une émanation bleu électrique et les mèches blanches du Maître s'élevèrent au-dessus de sa tête. Fascinés, les Prudens observaient Téodor dont la majesté des gestes le grandissait encore dans la brume.

Soudain, la Vreste se figea, une fine pellicule se forma à la surface. Des stries apparurent autour des herbes qui voyageaient sur le cours d'eau. La Vreste n'était plus qu'un filet de glace.

La langue de Téodor claqua sa satisfaction et un sourire canin émergea de sa moustache blanche hérissée.

— Voilà, ça faisait longtemps que je n'avais pas fait cet exercice ! J'ai agi sur la matière, j'ai pénétré les molécules d'eau, je les ai liées et j'ai ainsi changé l'état du cours d'eau.

— Comment avez-vous fait ?

— Je viens de le dire, il me semble !

— Oui, mais comment peut-on pénétrer l'eau et qu'est-ce que c'est une molécule ? demanda Mélanie qui combattait sa timidité tant son intérêt pour le phénomène était grand.

— J'allais y arriver ! Toute matière est composée d'un ensemble de molécules, une sorte d'assemblage de parties microscopiques. La façon dont elles sont organisées change l'état de la matière. Dans le cas de l'eau, on va dire que j'ai fait un peu de rangement.

Il se mit à ricaner, mais apparemment les Prudens n'avaient pas compris ce qu'il y avait de drôle. Téodor finit par grimacer et haussa les épaules, désabusé.

— Bon, vous avez juste à comprendre que l'être humain est composé d'atomes et que les Ostendes ainsi que les Indesiratas malheureusement, savent interférer sur toutes les structures atomiques. Ce que nous appelons sensations c'est notre capacité à interagir avec les molécules qui nous entourent. Nous les percevons, les ressentons, les subissons, ou les utilisons. C'est clair !

Les cinq Prudens hochèrent la tête d'un bloc, ils attendaient la suite. Téodor fit un geste vague en direction de la Vreste, trois doigts se dressèrent. Un petit grésillement imperceptible pour une oreille non avertie et le cours d'eau, libéré de sa peau de glace, fila entre les herbes pour rattraper son retard.

— C'est beaucoup plus facile d'inverser le processus, commenta Téodor Lux, cela demande moins d'énergie et de créativité.

Ils regardèrent tous l'eau s'enfuir continuellement, puis Damien osa poser la question qui brûlait toutes les lèvres.

— Maître, comment pouvons-nous parvenir à interagir avec les molécules qui nous entourent ? Que devons-nous faire ? Y a-t-il un rite avec des gestes à connaître ?

— Je vous ai déjà bien expliqué qu'il n'y a rien de magique ! Tout ce que je vous apprends c'est à utiliser votre corps et vos sensations, grogna Téodor.

— Oui, oui maître, s'excusa aussitôt le jeune homme.

— Mais que doit faire notre corps alors ? s'enhardit à son tour la rondelette Blandine.

— Waouh ! Ça a l'air sympa ! On essaie quand ? demanda Thys.

— Et bien, à toi l'honneur ! Montre-moi ce que ton impatience peut créer Thys ! Offre ton esprit à la Vreste, investis cette eau, deviens un de ses atomes !

Téodor n'avait pas fini son apostrophe que le jeune Ether prenait déjà position face au cours d'eau. Il savait maintenant se vider l'esprit, mais le regard des autres, en attente d'un effet spectaculaire, le mettait mal à l'aise. Il perçut soudain en lui le chuintement de l'eau comme une lamentation à laquelle son corps fit échos.

« J'y suis ! » pensa-t-il aussitôt.

Il lui sembla pénétrer dans une masse active en éveil. Il ressentit alors une gêne sur sa peau comme une agression de milliers de gouttelettes saillantes et guerrières.

« Je suis au cœur de l'élément eau, je dois la manipuler, la forcer à se solidifier ».

Une sensation de brûlure s'associa aux morsures des particules d'eau. Thys s'agita, il saisit ce qu'il voyait comme un constituant de l'élément liquide, le serra jusqu'à le maîtriser entièrement. Il regroupa ensuite rapidement d'autres minuscules constituants qui flottaient et les assembla.

« Il a dit qu'il fallait lier les molécules pour passer de l'état de l'eau liquide à l'état de glace, j'y suis presque »

Le cœur de Thys s'emballait, il accomplissait une chose incroyable et son Ingeni vibrait tout son soûl. Mais alors qu'il triomphait et s'apprêtait à claironner sa victoire, la sensation de morsure redoubla et Thys crut que sa peau était dévorée par une mâchoire de glace acérée.

— Aïe ! Mais qu'est-ce que c'est que ça ! Bon sang, qu'est-ce que ça fait mal !

Mélia s'était précipitée vers lui et le regardait bizarrement.

— Ça va, qu'est-ce qui s'est passé ?

— J'y étais presque, j'étais dedans, j'ai vraiment intégré les molécules d'eau, mais je me suis fait attaquer !

— Quoi ! Maître, vous aviez dit que les Indesiratas ne pouvaient pas pénétrer en Ethérie, que nous étions en sécurité ici ! s'alarma Mélia.

Mélanie, Damien et Blandine, pas rassurés du tout, s'étaient rapprochés de Téodor et jetaient des regards plaintifs au Maître Arcan qui s'en amusa un moment !

— Bon trêve de plaisanterie, vous m'avez bien distrait Prudens. Thys ne s'est pas fait attaquer par un Indesirata, il a subi le courroux des molécules d'eau qui n'ont pas apprécié son intrusion ! Ceci dit, le début de la manœuvre était assez bien amené. Un peu de pratique et ça va se clarifier ! A qui le tour maintenant ?

L'engouement était retombé. Les Prudens n'avaient pas imaginé que cet exercice pourrait être dangereux ou douloureux.

— Bandes d'âmes larvaires, allez-vous vous décider ?

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