Chapitre 12: surprise d'anniversaire
Début mars déjà. Le soleil, toujours timide, essayait malgré tout de s'imposer. Les nuages gris filandreux ne parvenaient plus à le filtrer. Mais les matinées restaient fraîches et aux aurores, un voile de givre habillait toujours les pare-brise des voitures garées dans la rue Trévallon. C'était avec le chant des klaxons et les râlements de moteurs que se réveillait la famille Ano depuis deux semaines. Finis les pépiements d'oiseaux guillerets qui bavardent sous les fenêtres le matin, adieu les promenades matinales à l'orée du bois pour s'oxygéner et se ressourcer.
Le petit appartement prêté par Robert Lefort, l'ethnologue perdu au fond des forêts vierges, sentait le tabac et suintait d'humidité. Une infiltration d'eau, sans doute en provenance des caves, décollait la tapisserie des années quatre-vingt. Une moquette beige, deux fois shampouinée, arborait encore d'étranges auréoles grises. Les pièces, rendues exiguës par la profusion de meubles venant de la demeure, étouffaient les occupants. Une envie irrésistible d'ouvrir les fenêtres prenait tour à tour chaque habitant des lieux. Pourtant les tentatives étaient vite abandonnées tant l'air extérieur empestait les gaz d'échappement sortis des pots de voitures qui s'impatientaient au feu rouge.
Thys et Mélia se partageaient une petite chambre qu'ils avaient réussi à rendre assez chaleureuse. Leurs deux lits occupaient la moitié de l'espace, ils cohabitaient sur le même bureau. Trois piles de livres bien ajustées et accolées formaient une sorte de meuble sur lequel ils étalaient quelques objets fétiches qu'ils conservaient : un diplôme de spéléologie, une coupe de foot, une photo de famille quand grand-mère Ano était encore en vie avant la naissance des jumeaux, quelques bibelots rapportés de voyages, une figurine Starwars, des tickets de cantine, leurs talismans... Les vêtements étaient encore bien rangés dans des caisses que l'on glissait sous les lits faute de place pour une armoire. Trois grands posters recouvraient tous les murs et cachaient la misérable tapisserie : un immense drapeau américain, une équipe de foot désuète, Justin Bieber sur scène.
Le départ de la demeure Ano s'était fait dans les larmes. Chacun avait versé sa goutte ou son flot de désespoir. Sylvie avait fait le ménage une dernière fois en parlant avec tendresse aux murs qu'elle quittait, Anthony avait serré les dents et des larmes intérieures d'amertume le faisaient suffoquer, Nadine et Mélia larmoyaient sans retenue et grand-père essuyait discrètement une poussière dans ses yeux. Quant à Thys, toujours sous le choc de sa vexation publique, il errait comme un fantôme de pièce en pièce sans oser adresser la parole aux autres.
Ils étaient partis sans se retourner se jurant de tout faire pour éviter le pire, de tout faire pour revenir habiter ces vieilles pierres qui semblaient avoir une âme. Ils quittaient plus qu'une maison, il quittait une amie, un mode de vie, un bonheur, des souvenirs. C'est pourquoi l'appartement de la rue Trévallon leur parut froid et hostile. Mais ils n'avaient pas le choix et ils investirent les cinq pièces. Tantine et grand-père, tous deux habitués à leur indépendance durent se rendre à l'évidence, il leur faudrait cohabiter dans la même pièce. Un rideau de séparation fut dressé pour leur permettre un minimum d'intimité. Mais Nadine avait la désagréable impression de se retrouver quelques années en arrière, ado un peu rebelle, sous les remontrances de son père maniaque qui ne supportait pas de voir traîner une chaussette sale.
C'est dans cette ambiance que les jumeaux avaient organisé leur fête d'anniversaire. Ils n'avaient pas tellement le cœur aux réjouissances, mais leurs parents avaient insisté pour qu'ils puissent passer un bon moment avec leurs amis pour leurs 14 ans. L'appartement leur avait donc été cédé pour la soirée. Les autres membres de la famille ayant prévu un restau suivi d'un ciné et d'un regroupement chez Marceline Chanfrain qui habitait trois rues plus loin.
Mélia et Thys avaient décoré de quelques ballons le petit salon et prévu boissons, bonbons à profusion. Nadine avait bien voulu se charger du gâteau. Et comme elle ne faisait jamais les choses simplement, après six heures passées en cuisine, à pester contre le four, elle avait aligné sur le plan de travail deux fondants au chocolat, une tarte aux poires, un immense plat de chouquettes, et un autre de bugnes.
Thys avait passé la matinée à rechercher la chaîne hi-fi et de ses CD dans les cartons. Il avait fini par les trouver sous une pile d'assiettes et de verres à pied enveloppés dans un plastique à bulles. À 18 heures, tout semblait prêt pour accueillir les invités. Après maintes recommandations à ses enfants, Sylvie quitta l'appartement et rejoignit les autres dans la voiture. Thys et Mélia un peu fébriles pour cette première soirée d'anniversaire seuls, vérifiaient que rien ne manquait quand le premier invité sonna. Déjà ! Ils attendaient Cid, Théo, Célia, Laura, Géraldine, Raphaël et quelques autres camarades de classe. Ils avaient prévu d'être 14. Le rendez-vous était à 19 heures. Lequel était à ce point en avance ? Sûrement Cid, qui toute la semaine avait été aussi excité que ses amis et leur avait proposé divers jeux pour animer la soirée.
Mais non, les jumeaux eurent la surprise d'ouvrir la porte à Maître Lux. Le Maître était en habit d'apparat, il portait une chemise argentée et un costume gris en flanelle, style années cinquante. Très chic, le petit homme arborait aussi une montre-gousset, des baskets dernier cri et une écharpe noire très tendance. Ce mélange des genres rendait encore plus incongru le visiteur. Il tenait une bouteille de Champomy dans ses grosses mains.
— Salutations, mes Prudens ! Et joyeux anniversaire !
Il tendit sa bouteille avec un drôle de sourire. Toujours le même, celui d'un chien sur la défensive ou d'un homme sur la retenue. Son regard restait fixé sur Mélia. Thys comprit que la colère du Maître Arcan à son égard n'était pas encore totalement apaisée. Que venait-il faire là ce soir ? Il n'allait tout de même pas s'inviter à la fête ! Pour une fois que les parents leur faisaient confiance et leur laissaient quartier libre !
— Surprise ! aboya soudain Téodor en s'écartant de la porte.
Derrière lui, en robe très élégante, se tenait Rinata Tournelle. Les jumeaux en un bond bien accordé lui sautèrent au cou.
— Alors, mes petits choux à la crème, contents de voir votre grand-mère !
— Oh ! Mamina, tu nous as manqué ! Alors tes recherches en Équateur ? As-tu trouvé des traces des Ethers Originels ?
— Rien ! J'ai fouillé de somptueuses ruines, j'ai mis à jour des statues impressionnantes, des fondations surprenantes. Une richesse énorme pour l'archéologie, mais aucune piste ne m'a menée aux Cités Originelles. Pas de cylindre, rien ! Mais parlons de vous : quatorze ans, mes chatons ! Vous avez encore grandi !
Ils passèrent un quart d'heure avec leur grand-mère. Elle compatit à leur malheur quand elle visita l'appartement. Entre deux bisous, elle fit promettre à Thys de ne jamais reprendre une initiative comme celle qu'il avait tentée dans le musée. Eh ! Oui, elle était déjà au courant ! Cela ternit la joie du jeune Ether de la retrouver. Il se mit aussitôt en retrait et laissa Mélia profiter seule de la tendresse de leur grand-mère. Puis Rinata leur annonça qu'elle allait à l'opéra ce soir en bonne compagnie. D'un clin d'œil, elle désigna Téodor qui fit l'innocent et se perdit dans la contemplation d'une tache sur la moquette.
— Pas de bêtises jeunesse, lança-t-il aux jumeaux avant de partir sans regarder Thys, et profitez de l'accalmie pour faire un peu de méditation !
Il est vrai que le frère et la sœur n'avaient pas bien suivi les recommandations du Maître ces derniers temps. Ils avaient peut-être pratiqué une demi-heure de recentration intérieure par jour, par contre Mélia avait réussi à recenser trois nouvelles âmes ouvertes aux sensations.
— Tu veux faire une petite méditation en attendant les copains, demanda Mélia à Thys, la porte encore entrebâillée et l'oreille de Téodor sûrement en alerte.
— Ouais ! grommela son frère pas vraiment disposé à faire une introspection à quelques minutes de la fête.
Les deux Ethers s'étaient assis face à face sur la moquette tâchée et commençaient à se détendre par des exercices de relaxation quand la sonnerie de la porte d'entrée se manifesta une seconde fois.
— Sauvé par le gong ! s'exclama Thys qui se redressa d'un coup.
Mais trop pressé, il se cogna le genou contre l'angle de la table et se mit à sautiller en jappant comme un fennec en chaleur. Ce fut donc Mélia qui se dirigea vers la porte alors que le premier invité s'impatientait en appuyant une nouvelle fois sur la sonnette.
— Voilà, voilà ! J'arrive ! qui est pressé comme ça ? demanda-t-elle en ouvrant la porte.
Son sourire de maîtresse de maison se figea alors quand elle ouvrit en grand à Briac Le Tallec.
— Joyeux Anniversaire Mélia ! ricana celui-ci en la poussant à l'intérieur de la maison.
Il referma soigneusement la porte.
— Joyeux anniversaire Thys !
Briac avait un sourire éclatant, des yeux qui jubilaient, il tenait une pochette cartonnée dans une main et tendait l'autre main comme pour saluer les jumeaux. On aurait dit le loup entré dans la bergerie. Les deux agneaux n'en menaient pas large.
Thys avait arrêté toute plainte et tout mouvement, il fixait Briac sans encore réaliser ce qu'impliquait sa présence. Mélia, affolée, avait rejoint son frère au fond de la pièce. Une table séparait les jumeaux de leur adversaire. L'air ambiant était lourd. La salive de Thys était devenue pâteuse et sa langue asséchée râpait son palais. Il ne pouvait pas déglutir et gardait la bouche ouverte. Il connaissait bien cette sensation. Mélia ne semblait pas gênée de la même manière, mais la panique la submergeait. Ses beaux yeux translucides étaient agrandis, ses mains tremblaient et ses jambes flageolaient si bien qu'elle dut prendre appui sur la table.
— Surpris de ma visite ?
— ...
— C'est donc là que vous vivez maintenant, j'ai eu du mal à trouver !
Briac inspecta rapidement les lieux. Les ballons colorés et la table apprêtée ne cachaient pas le dénuement du logement. Le Péragore fit la moue. Son regard arrogant parut se voiler légèrement.
— Que viens-tu faire ici ? Tu veux admirer les dégâts causés par ton père et ses amis ! Tu es heureux ! s'insurgea Mélia dont la voix aiguë montrait la tension qui l'habitait.
Briac ne s'intéressait pas aux propos accusateurs de la jeune fille, il posa sa pochette cartonnée sur la table. On pouvait lire un titre écrit au marqueur : Fanny Clivier.
— J'ai besoin de vous parler !
Et voilà encore cette rengaine. Que voulait-il à la fin !
Thys luttait contre les sensations désagréables, après l'assèchement de sa bouche, une forte migraine s'emparait de son lobe frontal. Son Ingéni grésillait par à-coups comme un moteur froid qui n'a pas envie de démarrer. Ses mains se teintèrent d'une lueur bleue. Il avait l'envie incommensurable de les diriger vers l'intrus et de le pulvériser. Mais il ne savait pas s'il était capable d'un tel acte et il connaissait la force de Briac. En plus, si c'était encore pour recevoir une engueulade de Téodor, autant éviter.
Briac contourna la table, les jumeaux se tassèrent contre le mur. Puis Thys dans un sursaut d'élan protecteur se plaça devant Mélia.
— N'approche plus ! Ou je...
— Ou quoi ? Ou tu me feras saigner du nez comme la stagiaire d'Arts appliqués ? Ce n'est pas un jeu Thys !
— Comment sais-tu ça ?
Briac haussa les épaules. Il avait l'air triste, mais il gardait son sourire sinistre. Et il avança encore d'un pas. Alors en chœur, les Ingénis des jumeaux étincelèrent et leurs mains vibrèrent. Mélia s'était ressaisie et elle vint se placer à côté de son frère. Briac perdit son sourire, son visage s'assombrit.
— Je n'ai pas beaucoup de temps, l'heure est grave et il faut absolument que vous écoutiez ce que j'ai à vous dire !
— Parle, mais ne bouge pas !
— D'accord ! Alors je résume la situation : vous êtes deux Ethers et ma famille appartient aux Péragores, mais...
Briac fit soudain un geste sur sa droite en direction de la pochette posée sur la table. Le mouvement trop vif du Péragore jeta le feu aux poudres. De surprise, Mélia hurla et Thys, dans un geste de réflexe, la protégea de son corps en tournant le dos à son ennemi. Il y eut alors un bruit sourd, suivi d'une sorte de râle. Quelque chose s'écroula sur le sol en entraînant dans sa chute une chaise qui fit un bruit épouvantable en heurtant un meuble sur lequel s'entassait de la vaisselle...
Thys et Mélia étaient recroquevillés contre le mur, blottis l'un contre l'autre. Leur première pensée après ce grabuge fut : « Je n'ai rien senti ! » Puis ils se regardèrent pour s'assurer que l'autre allait bien.
— Bon, je crois qu'il a son compte ! clama une voix bien connue.
— Ouais, j'espère que tu ne l'as pas tué, s'affola une autre voix.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top