Chapitre 10 L'élan artistique
Terrassés, les membres de la famille Ano partageaient le même regard embué. Ils s'étaient regroupés dans la petite cuisine, peut-être pour réchauffer leur cœur glacé dans cet espace confiné et convivial.
Anthony avait appris à ses enfants que la visite des Inspecteurs territoriaux et du préfet avait été désastreuse. Sylvie et lui s'étaient préparés à défendre leur maison et le droit d'y vivre. Ils avaient monté un dossier et répété leurs arguments. Mais à peine, le Préfet avait-il franchi le perron qu'il avait tendu un courrier à Anthony, accompagné de ces mots :
— Monsieur Ano, au vu des risques importants d'inondations qui menacent votre propriété, je me vois dans l'obligation de vous astreindre à quitter les lieux dans les plus brefs délais. La décision a été longuement débattue lors de la dernière commission du Conseil Général et ne tolère aucune contestation de votre part. Vous prendrez connaissance des formalités dans le document suivant.
Le préfet avait récité son texte d'un ton neutre, sans oser regarder son interlocuteur. Les deux hommes qui l'accompagnaient, avaient le dos bien droit et semblaient se délecter du malheur qui frappait la famille Ano. Il s'agissait peut-être d'Indesiratas qui veillaient à ce que le Préfet ne faiblisse pas.
Anthony et Sylvie, trop interloqués, par la tournure des choses, n'avaient eu aucun esprit de répartie. La délégation officielle partie, ils avaient protesté à corps et à cris, évidemment sans aucune efficacité. A la lecture des documents fournis, ils apprirent que leur maison serait saisie par les autorités dans une quinzaine de jours et vouée à la démolition rapidement. Les occupants devaient donc préparer leur déménagement, car les forces de l'ordre ne toléreraient aucun retard. Évidemment, selon la loi, ils auraient droit à une indemnité pour pouvoir se reloger. Mais l'expertise avait totalement sous-évalué la valeur de leur maison et les Ano s'effondrèrent une deuxième fois en découvrant la misérable somme qui leur était allouée.
C'est dans un état de désolation totale qu'Anthony était venu chercher ses enfants devant la boulangerie. Il ne prêta donc pas attention à leur mine défaite de comploteurs et s'enferma dans un mutisme qui intrigua les jumeaux.
Cela faisait maintenant une demi-heure que la réunion dans la cuisine avait commencé et chacun avait compris la situation.
— Mais on peut se battre, monter une pétition ! pleurait Mélia qui en avait oublié l'attitude de Briac.
— Ce n'est pas possible, ils ne vont quand même pas démolir une telle demeure, c'est un monument historique ! geignit Grand-père Ano en se tenant le cœur. Et la dépendance, ma petite maison aussi ! Pourtant elle est encore plus éloignée de la Vreste que la demeure !
Nadine avait peur que son père fasse une attaque. Il était terriblement affecté et n'avait même pas la force de se mettre en colère. Son teint était blafard et ses yeux éteints. Thys se taisait et ressentait la peine de chacun qui se mêlait à sa propre douleur. Pour rien au monde, il ne voulait quitter la maison qui l'avait vu naître et grandir. Il en aimait chaque pièce et chaque recoin cachait un souvenir. Le jardin et le bois l'aidaient à évacuer ses peurs, ses colères. Il aimait la cour de gravier dans laquelle il avait fait ses premiers pas, puis joué avec son tracteur pour finir par la transformer en terrain de foot. Il aimait le vieux marronnier témoin de ses chagrins, compagnon de lectures paisibles ou partenaire des goûters. Il aimait le muret décrépi sur lequel il marchait à toute vitesse et qui lui avait valu un bras cassé à sept ans. Il aimait cueillir les grosses framboises sucrées au fond du jardin, même si les ronces taquines lui entaillaient les mollets. Tout ça, il ne voulait pas le quitter, c'était impensable. C'était sa vie. On ne pouvait pas lui voler.
— Ce monstre de Le Tallec est parvenu à ses fins ! Les Indesiratas sont bien plus puissants que nous le pensions. Ils contrôlent tout et gèrent les personnes à leur guise selon leur fantaisie. Nous en avons la douloureuse preuve. Cette situation n'aurait jamais dû se passer comme cela. Mais nous n'avons pu obtenir aucune aide, aucun conseil de la magistrature... Ils sont tous dans le clan des Indesiratas ou contrôlés par ces félons.
Tout en parlant Sylvie, touillait nerveusement dans une casserole d'eau chaude, assommant les pâtes bien cuites qui essayaient de flotter.
— Calme-toi, chérie !
— Nous résisterons. Nous resterons ici et lutterons pour notre maison ! décida soudainement la mère de famille.
— Non mon cœur ! Ils ont la Loi pour eux et les forces de l'ordre prêtes à intervenir. Nous aggraverions notre cas en agissant ainsi. Nous avons eu assez d'ennuis comme ça ! Dans quinze jours, nous quitterons cette demeure, mais nous ne baisserons pas les bras. On cherchera par tous les moyens à éviter sa destruction. Et nous récupérerons notre bien ! Je te le promets !
Anthony était déterminé. Il ne lâcherait pas prise : les Indesiratas ne sortiraient pas vainqueurs de cet affront. Mais pour l'instant, il fallait courber l'échine, se faire oublier pour pouvoir mieux riposter.
Ils passèrent une semaine dans les cartons à répertorier, classer et emballer leur vie. Tant d'objets, de meubles témoins de leurs joies et peines. Un travail laborieux et triste auquel tous se prêtèrent sans rechigner.
Au collège, les jumeaux exposèrent leur inquiétude devant leurs amis. Tous étaient révoltés par rapport à cette expulsion incompréhensible. Bien sûr, personne à part Cid, ne savait que la décision d'expropriation venait des Indesiratas. Ces humains perfides qui contrôlaient la vie de tous leurs congénères.
— Où est-ce que vous allez vivre ? demanda Célia.
— Nous n'avons pas encore trouvé d'appartement en ville, mais mes parents cherchent activement !
Mélia ne pouvait pas leur dire que, curieusement, toutes les agences immobilières avaient soi-disant loué, la semaine précédente, le dernier appartement correspondant à leurs critères de recherche.
— L'été, mes parents louent le rez-de-chaussée de notre maison aux touristes. Ils seront peut-être d'accord pour dépanner ta famille, mais ce n'est pas très grand ! proposa Laura.
— Merci, ça peut être une piste !
Mais la jeune Ether redoutait que les parents de Laura soient inquiétés par Jason Le Tallec, s'ils acceptaient de loger sa famille. Elle ne voulait pas perdre son amie ni créer de soucis autour d'elle. Elle savait qu'elle ne parlerait pas de cette proposition à Anthony et Sylvie.
De son côté, Thys avait longuement discuté avec Cid pour le calmer, car son ami était prêt à chercher Briac pour lui casser la figure.
— C'est à cause de son père que vous allez perdre votre maison ! On était si bien quand on jouait dans le bois de Bresson. Moi aussi j'y ai des souvenirs ! Ce n'est pas juste. Comment peuvent-ils si facilement tout contrôler !
— L'argent ! Le pouvoir de l'argent !
— C'est encore une discussion privée ? intervint Théo, un pâle sourire plaqué sur le visage.
Il arrivait tard ce matin. Thys et Cid se turent immédiatement.
— Bon, je vois, je gêne une nouvelle fois !
— Non, Théo ! Tu es notre pote, jamais tu ne gêneras ! Je suis désolé, ma situation est difficile en ce moment, mais on est toujours amis, d'accord ?
— D'accord ! Mais normalement les amis devraient pouvoir s'entre-aider et pas se cacher des choses.
— Tu as raison ! Je ne veux rien te cacher. En fait, mon père est en conflit avec Jason Le Tallec, car celui-ci, avec l'appui d'amis politiciens, a réussi à nous faire expulser de chez nous ! Et cela plaît beaucoup à Briac qui me nargue. C'est pour ça qu'hier j'étais à cran ! Et là, on parlait de ce que l'on pourrait faire subir à Briac pour se venger. Comme on sait que tu es déjà fortement remonté contre lui à cause de Diana, on préférait ne pas attiser ta colère.
— N'importe quoi ! Pourquoi voulez-vous me préserver, je ne suis pas en sucre ! Et au contraire, je serais ravi de donner une bonne leçon à Briac ! Diana a l'air totalement amoureuse de lui, elle ne le lâche plus. Quand elle est avec lui, elle ne me regarde pas, comme si on n'avait jamais dansé ensemble ! Alors, c'est quoi le plan ?
Thys et Cid échangèrent un regard paniqué. Puis Cid haussa les épaules, il avait décidé qu'il laisserait le jeune Ether se dépatouiller tout seul de ce mauvais pas. Après tout, c'était Thys l'investigateur du mensonge.
— Et bien, en fait, heu ! Tu vois, nous pensions que...
— Oui, qu'est-ce que vous pensiez ?
— Nous avons décidé de ne pas agir pour le moment. On va épier Briac et on trouvera bien son point faible.
Thys était plutôt content de son idée de dernière minute. Théo fit la moue puis acquiesça.
— J'aurai préféré que l'on mette une cagoule noire et qu'on le surprenne dans un coin sombre pour lui donner la trouille de sa vie ! Mais d'accord, je vais le filer ! Je vais devenir son ombre ! Vous saurez tout de sa vie minute après minute.
— Ben en fait, je ne pensais pas que ce serait toi qui te chargerais de ça !
— Si si ! Je suis le mieux placé pour ça. J'habite en ville, à dix minutes du « palais » des Le Tallec, mes parents ne sont pas trop chiants sur les horaires et j'adore les films d'espionnage. J'en ai appris un rayon sur la filature.
— D'accord. Mais ne prends pas de risque, hein ! Aucune initiative ! Promis ?
— Ouais, t'inquiète ! T'as l'air trop stress. Je n'ai encore jamais vu Briac faire de mal à une mouche. Je ne crois pas que je craigne grand-chose.
Thys était inquiet. Il ne voulait pas perdre l'amitié et la confiance de Théo, c'est pourquoi il lui avait servi cette semi-vérité. Mais maintenant, il regrettait vraiment d'avoir impliqué le garçon dans un jeu dangereux. Théo n'avait aucune idée des risques qu'il courait en approchant de trop près les Péragores. Briac était loin d'être inoffensif.
Au milieu du stress lié aux préparatifs du déménagement, il y eut tout de même quelques moments de détente et de joie. Les entraînements de foot reprirent et l'équipe reçut dès la première séance les félicitations de l'entraîneur pour la qualité de ses passes. Mélia passa des examens médicaux poussés qui ne décelèrent aucune anomalie. Elle était définitivement guérie selon Pierre Cornelleau. Nadine gagna le concours de la meilleure lectrice de poèmes au club des lecteurs. Elle venait de se trouver cette nouvelle passion sans danger pour elle ni pour son entourage.
A trois jours du délai d'expropriation, Anthony n'avait toujours pas trouvé de quoi loger sa famille. Il courait les banques et les agences immobilières, passait coup de fil sur coup de fil et ne prenait pas le temps de manger correctement. Sylvie était devenue irritable et elle errait dans la demeure entre les cartons en se tordant les mains, le regard vide. Charles était surveillé de près par le docteur Cornelleau, car il avait fait une sorte de malaise cardiaque qui l'avait laissé extrêmement fatigué. Bien sûr, le vieil homme têtu n'avait pas accepté de se faire hospitaliser et voulait profiter jusqu'à la dernière minute de la demeure. Cette ambiance pesante minait le moral des jumeaux, ils tentaient vainement de soutenir leurs parents, mais se faisaient remballer de tous côtés. Ils préféraient donc fuir le plus possible la compagnie familiale.
C'est pourquoi ils apprécièrent tout particulièrement l'initiative de Monsieur Blanc, leur prof d'Arts plastiques qui avait décidé d'emmener sa classe au musée d'Arts de Mourtagny afin de profiter d'une exposition sur Robert Delaunay.
Ils partirent à la journée avec le pique-nique dans le sac ainsi qu'un grand bloc-notes, des fusains et des craies grasses pour croquer le tableau de leur choix.
Dans le bus, Thys eut la nausée. Dès les premiers kilomètres, il ressentit un poids sur son estomac et rapidement il lutta contre une forte envie de vomir. Très raide, le regard rivé sur la route, il essayait d'anticiper les virages. Il était habitué au mal des transports, mais trouvait ce mal-être anormal. Et si les spasmes de son estomac correspondaient à de nouvelles sensations ?
Sur le qui-vive, il fit le point des passagers présents. Tous les élèves de la classe étaient là. Monsieur Blanc avait proposé à monsieur Gobert de l'accompagner pour encadrer les 27 élèves de 4 A. Il y avait aussi deux stagiaires et le chauffeur. C'est vers ces derniers que Thys porta sa suspicion. Il trouvait que le chauffeur avait une tête de truand, avec sa peau vérolée et ses dents aux racines noircies. De plus, il n'avait esquissé aucun sourire depuis le départ.
Quant aux stagiaires, Mariette et Danny, le prof les avait présentées deux jours auparavant. Elles effectuaient au collège leur stage de fin de 5e année d'Arts appliqués. Elles n'étaient pas causantes et avaient passé leur temps à suivre Monsieur Blanc sans vraiment s'intéresser aux élèves. Dans le bus, elles étaient assises à côté, mais n'avaient pas échangé un mot. Mariette avait posé son front sur la vitre et semblait intéressée par le paysage qui défilait. Danny passait régulièrement sa langue sur ses incisives proéminentes alors qu'elle pianotait sur son téléphone sans jamais lever le nez. Thys se promit de les avoir à l'œil.
Il avait emporté son écorce et avait donné à Mélia la plume de geai, les deux talismans censés les camoufler aux sens des Indesiratas. Machinalement, il palpa son écorce, l'aspect rugueux au toucher l'apaisa, mais rapidement une nouvelle vague nauséeuse lui tordit l'estomac et un poids s'abattit sur son front au-dessus de chacun de ses yeux. Il ne voyait pas sa sœur qui s'était assise au premier rang. Ressentait-elle aussi ce mal-être étrange ? Est-ce qu'un Indesirata pouvait se trouver dans le bus ? En tout cas, il ne s'agissait pas de Milvuits, les sensations étaient différentes. Il ne ressentait pas non plus le dessèchement dans sa bouche propre à la présence de Briac. Ce n'était donc pas des Péragores. Peut-être des Niemens ?
Dès la descente du bus, le phénomène cessa et Thys finit par douter de ses perceptions. « Je deviens trop suspicieux, maintenant ! Je vois le mal partout ! »
Pour commencer, ils suivirent un guide qui leur commenta la vie et l'œuvre de Robert Delaunay en s'arrêtant sur quelques tableaux spécifiques. Cid et Thys s'amusèrent à compter le nombre de « voilà » que le guide assez soporifique prononça pendant la visite. Puis, ils eurent droit à un temps libre pour admirer les œuvres de l'artiste dans les autres salles. Le regroupement était fixé une heure plus tard dans la grande galerie en vue d'un exercice d'analyse d'œuvres, suivi d'un essai de reproduction.
Thys, Théo et Cid errèrent de salle en salle. Ils s'intéressaient aux tableaux colorés que Théo leur commentait avec talent, mais ils étaient surtout à l'affût de Célia et Diana. Ils suivaient à la trace le parcours des jeunes filles et se trouvaient plus prolixes pour commenter leur grâce que pour décrire les toiles aux couleurs contrastées peintes par Robert Delaunay. Ils s'arrêtèrent pourtant en face d'une œuvre impressionnante où les couleurs vives tourbillonnaient dans des cercles pour s'échapper ensuite en faisceaux de lumière.
— Ça, ça me plaît, commenta Théo, regardez ces couleurs ! Ça part dans tous les sens, mais c'est structuré, j'aimerais pouvoir peindre un truc comme ça !
— Ouais, bof, ce ne sont que des cercles et des traits de couleur ! Je parie que le gars s'est fait une fortune avec ça ! répondit Cid visiblement peu impressionné par le tableau.
A ce moment, Thys eut un haut-le-cœur. Il plaça sa main devant la bouche comme pour fermer l'ouverture aux remontées gastriques alors qu'une douleur aiguë comme un pique lui transperça l'œil gauche. Cid et Théo ne s'aperçurent de rien. Ils venaient maintenant de repérer des femmes nues sur un des tableaux et commentaient, gaillards, la forme des leurs seins. Le jeune Ether se força à respirer calmement et inconsciemment se rapprocha de ses amis.
Les deux stagiaires venaient d'entrer dans la salle et contemplaient silencieusement les premières œuvres qui s'offraient au regard. Danny, la plus jeune, celle aux dents de lapin, se sentit obligée de solliciter les connaissances des jeunes élèves présents dans la salle.
— Jeunes gens, que pouvez-vous me dire sur la période néo-impressionniste de Robert Delaunay ?
— C'est grâce à Jean Metzinger que Delaunay s'est orienté vers le néo-impressionnisme, répondit du tac au tac Théo.
Théo était un passionné d'Arts. Il accrocha aux questions de Danny et prit plaisir à étaler son savoir et échanger sur un peintre qu'il affectionnait particulièrement. La jeune femme était tout sourire. Elle exposait sa dentition, heureuse de trouver enfin du répondant chez un de ces jeunes d'habitude plus intéressés par son téléphone que par la peinture étalée sur une toile.
Thys, toujours habité par des sensations désagréables observa la jeune femme. Il ne trouva rien à lui reprocher, elle était entièrement concentrée sur sa discussion avec Théo. Il porta alors son attention sur la seconde stagiaire. Le malaise qui l'habitait semblait s'amplifier comme si le contact visuel avec Mariette avivait les sensations. Maigrichonne, les os saillants, elle portait une chemise ample d'un blanc immaculé. C'était une Niemens, le jeune Ether en était sûr. Mais, elle ne semblait pas s'intéresser à lui. Le morceau d'écorce caché dans sa poche faisait sans doute son office et devait camoufler ses origines. Qui était-elle ? Que faisait-elle là ?
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