Chapitre 9 Mélia



Thys retrouva facilement l'épais frêne tortueux, son repère du passage entre les dimensions. Il fouilla consciencieusement l'air autour de l'arbre nu et sentit la zone la plus dense. Il s'en empara, écarta un pan d'ondes qui lui chatouilla la paume de la main et dégagea l'issue. Chaque geste était sûr, précis. Un jeu d'enfant.

Avec regret pour ce monde qu'il savait ne jamais revoir, il se faufila dans le passage grésillant. Il ressentit la même compression qu'à l'aller et ressortit de l'autre côté pour se trouver nez à nez avec le Maître Arcan. Celui-ci le dévisagea avec avidité comme lors de leur première rencontre. Sans un mot, il posa ses deux paumes sur le torse du garçon et émit un grognement satisfait. Il souleva ensuite la mèche blonde qui cachait à la fois l'œil et la blessure à la tempe de Thys. Ses gros doigts effleurèrent le morceau de cristal.

— Te voilà un Ether éclairé, tu as réussi, dit-il enfin la moustache toute frétillante.

Thys se laissa manipuler sans réagir. Il n'avait pas envie de parler, il sortait d'un état de transe et se sentait agressé par les sons et la luminosité du plan terrestre. Il suivit son guide en silence, arpentant les sentiers, butant sur les racines et glissant sur les rochers moussus, humides de rosée, jusqu'à la vieille R5 qui attendait fidèle au poste, décorée de feuilles chamarrées. Téodor Lux dut s'acharner de nombreuses minutes sur l'accélérateur avant que le moteur ne se décide à mugir. Le trajet de retour fut encore plus chaotique qu'à l'aller, mais cela n'empêcha pas Thys de sombrer dans un profond sommeil sans rêves dès les premières secondes du voyage.

À son arrivée chez lui, à peine sorti de voiture, il reçut de plein fouet un flot de sourires et de cris de joie. Il vit accourir toute sa famille et quelques amis intimes de ses parents, les uns l'étreignant, d'autres l'embrassant, certains l'étudiant sous toutes les coutures. Mais les visages défilaient devant lui sans qu'il se sente concerné. Il avait envie de dormir. Les voix étaient lointaines, étouffées.

L'unique remarque qu'il fut capable de se faire, c'est qu'il n'avait pas aperçu Mélia. Mais même cette pensée alarmante ne réussit pas à le sortir de sa torpeur. Il se retrouva au lit en pyjama, et sentant bon le gel douche, sans avoir eu conscience d'esquisser le moindre geste. Et là encore, il dormit profondément. Il était seulement quatorze heures et dehors le soleil timide d'automne dardait ses derniers rayons pour veiller sur cette journée hors du commun.

Le lendemain matin, à son réveil, Thys se sentait bien. Il resta un instant immobile sous ses couvertures, blotti dans la chaleur de son propre corps, savourant le silence. Il bâilla bruyamment et étira ses longues jambes, laissant sortir quelques orteils qui tâtèrent la fraîcheur de l'air ambiant. Finalement, il s'assit sur le bord de son lit et ressentit alors des courbatures qui lui tiraillaient le dos et les bras. Des images des aventures de la veille émergèrent timidement dans son cerveau puis se bousculèrent dans un flot tumultueux. Thys porta la main à sa tempe et constata que le renflement dur était toujours là, par contre la douleur s'était un peu atténuée.

Il ouvrit les volets pour respirer la pureté matinale. Il faisait sombre et les coqs des fermes voisines n'avaient pas encore chanté. Une brise secouait agréablement les branches du grand marronnier, libérant de joyeuses feuilles virevoltantes. Thys observa cette nature sur le réveil et huma les senteurs de l'automne quand un bruit familier rugit dans ses entrailles. Il avait faim, son ventre d'ogre adolescent gargouillait furieusement. Il enfila vite une paire de chaussettes propres et passa un sweat bleu délavé par-dessus son pyjama rayé, puis descendit avec précaution les escaliers qui craquaient sous chacun de ses pas dans la maison ronflante.

Seul, dans la cuisine silencieuse, il s'attabla devant un bol de lait et quelques biscottes. Le frigo couvert de magnets commença à ronronner. L'horloge du four marquait cinq heures dix. La vaisselle en faïence séchait ses gros fruits sur l'évier en pierre. Tout lui rappelait un quotidien paisible. Plix, le matou noir de la maison, lui donna de bons coups de tête dans les mollets pour réclamer sa dose de caresses. Mais devant l'inertie de son jeune maître, il se mit à manger bruyamment ses croquettes.

Thys soupira, son escapade avec Maître Lux semblait déjà loin. Au chaud, dans cette cuisine qui lui était si familière, son aventure lui paraissait même surréaliste. N'avait-il pas tout simplement rêvé ? Il frôla machinalement sa tempe. La partie dure qui lui entaillait la chair était bien là pour témoigner de la réalité de son Oritis.

C'est à cet instant que Tantine fit une apparition ensommeillée dans l'encadrement de la porte. Elle était tout échevelée et tentait de nouer sa vieille robe de chambre orange afin de cacher sa nuisette un peu trop coquine. Elle étouffa un bâillement, se prépara un café en somnambule et se plaça en face de son neveu.

— Alors ? dit-elle simplement.

Thys joua l'idiot, il ne se sentait pas prêt à relater son exploit de la veille.

— Alors, quoi ?

— Thys, ne me fais pas mariner. Raconte-moi tout, et avec les détails ! le gronda Nadine, les yeux pétillants d'espoir.

— Eh bien, c'était... fort ! Je ne regrette rien... Je crois que je suis quelqu'un d'autre aujourd'hui.

— Raconte, comment ça se passe ? Que t'est-il arrivé ?

Sa jeune tante le fixait avec avidité comme s'il était une grosse fraise bien mûre qu'elle s'apprêtait à dévorer. Mais Thys sentit un blocage au moment de parler, c'était son aventure et il avait l'impression que c'était intime.

— Tu sais, je ne sais pas comment le raconter, c'est mieux de le vivre par toi-même...

— Oh ! Arrête avec ça, j'ai trente ans, tu crois encore que je vais être appelée pour l'Oritis ?

De rage, elle balaya d'un geste ample sa tasse de café qui se répandit sur la toile cirée. Très vite, Tantine reprit contenance, même si une ride restait crispée sur son front et que ses yeux vert sombre lançaient des éclairs.

— Excuse-moi Thys, je suis tendue avec tout ce qui arrive en ce moment ! dit-elle en épongeant la table, les yeux larmoyants.

— Tout ce qui arrive ?

— Oui, répondit-elle sans réfléchir, ton Oritis, la mort de Mexan et le coma de Mélia !

Mexan était le fidèle compagnon à quatre pattes de Nadine. Il lui tenait compagnie depuis ses dix-huit ans. C'était une machine affectueuse à léchouilles qui avait bien du mal ces derniers temps à mouvoir ses trente-neuf kilos. Nadine lui donnait tout son amour de femme célibataire et l'aidait à se déplacer et à grimper sur le canapé pour recevoir ses câlins.

Mais les seuls mots qui atteignirent le cerveau de Thys, à cet instant, furent « coma » et « Mélia » et il paniqua.

— Mélia, que... que... qu'est-ce que... comment elle va ?

— Calme-toi, je n'aurais jamais dû te l'annoncer comme ça, je suis vraiment une vieille bique aigrie ! Tout d'abord, rassure-toi, elle va mieux. Il n'y aura pas de séquelles, a dit le docteur Cornelleau. En fait, elle a fait un gros malaise quelques heures après ton départ. On a dû la faire hospitaliser cette fois. Elle est carrément tombée dans le coma. C'était la panique.

Tantine marqua une pause et frissonna, elle semblait revivre ces instants dramatiques. Une larme fut vite essuyée et la jeune femme reprit :

— Elle était blanche, ta sœur ! Et avec tous ces tuyaux qui lui trouaient la peau pour l'alimenter et la soulager, ça nous a rappelé les moments pénibles de sa naissance. Ta mère n'a pas tenu le choc, il a fallu lui donner un somnifère pour la calmer. Anthony était comme fou, mais il a veillé Mélia sans interruption. Le deuxième jour, comme par miracle, l'état de ta sœur s'est stabilisé et les médecins nous ont annoncé que son réveil n'était qu'une question d'heures. Mais on a encore attendu toute une journée, elle a repris connaissance seulement le matin de ton retour.

— Où est-elle ? s'enquit Thys toujours affolé.

— Ton père l'a ramenée dans la soirée, mais tu dormais. Elle t'a demandé puis s'est endormie comme une souche. Hier soir, on aurait dû faire la fête tous ensemble. Les deux enfants de la maison étaient sauvés ! Mais vous étiez tous les deux en train de ronfler. Alors, on s'est promis de remettre ça à aujourd'hui.

Thys n'écoutait plus, il était déjà dans les escaliers.

— Laisse-la se reposer, l'implora sa tante d'en bas. Sois raisonnable, bon sang !

Thys entrouvrit la porte de la chambre de sa jumelle. Il perçut aussitôt la respiration régulière, légèrement sifflante de la jeune fille. Que c'était rassurant ! Il hésita quelques secondes et s'apprêtait à tourner les talons quand il entendit distinctement : « Entre ! »

Il ne se le fit pas dire deux fois. Elle était là, éblouissante de fraîcheur comme une fleur cueillie à la rosée matinale. Ses joues pâles s'ornaient de deux petites taches roses et sa chevelure l'auréolait de lumière.

— Tu as l'air pas trop mal, remarqua Thys en pointant du doigt les pommettes colorées de sa sœur.

— Tu as l'air pas trop mal, répondit-elle dans un sourire éclatant de blancheur. Elle avait de toutes petites dents bien alignées et encore toutes dentelées.

Puis il y eut un blanc, ils avaient tant de choses à se dire... Ce fut la voix flutée de Mélia qui résuma tout en quelques mots.

— J'ai tout vécu avec toi !

— La Voix, c'était vraiment toi, alors ?

Mélia parut décontenancée.

— Donc tu m'entendais ?

— Oh que oui ! Mais bon sang, Mèl, comment est-ce possible ?

— Aucune idée ! Peu après ton départ, j'étais tellement angoissée que je me suis sentie mal. Tantine était avec moi, elle a tout de suite appelé le docteur Cornelleau. Mais je ne me rappelle même pas son arrivée. À un moment, j'ai eu l'impression de flotter. J'étais légère, un peu comme ces histoires de personnes qui quittent leur corps. Mais je ne voyais pas mon corps, c'était le tien que j'observais. Je t'ai survolé quelques instants. Je papillonnais autour de toi. Une sensation vraiment étrange, je t'assure. Puis soudain, je me suis peut-être approchée trop près, j'ai été comme aspirée et engloutie par ton esprit. À partir de là, j'ai tout vécu, tout ressenti.

Ses yeux pétillaient, ses joues se coloraient de plus en plus.

— À la maison, apparemment, ça a été la panique, ils m'ont transportée aux urgences et se sont inquiétés durant les trois jours de notre escapade, continua-t-elle en clignant malicieusement des yeux. Thys, je me sens si bien maintenant, j'ai l'impression d'avoir fait le plein d'énergie pour les cent prochaines années. Je respire même avec plus de facilité !

Le jeune Ether examina sa sœur, c'était bien la première fois qu'il voyait son sang teinter ses pommettes. Elle semblait en pleine forme. Serait-ce possible que l'Oritis l'ait guérie ? Il n'osait pas trop y penser et encore moins formuler l'idée devant sa jumelle. Elle l'attrapa par la manche et l'attira près d'elle.

— Fais voir, chuchota-t-elle en dégageant la mèche de cheveux trop longue et dévoilant ainsi l'éclat de quartz.

Thys la laissa observer puis se recula, le regard accusateur.

— Ça, c'est un peu de ta faute tout de même, tu m'as bien poussé à le toucher ce cristal !

— Oh ! Eh ! Ne dis pas ça, t'en mourais d'envie et tu n'en finissais pas d'hésiter. Ça aurait pu durer des heures comme ça ! Et puis, ça valait le coup, non ? C'était puissant, hein !

— Oui, je n'arrive pas à croire que l'on parle d'un truc pareil comme si c'était naturel. J'ai vécu un phénomène dingue et tu étais là pour le partager. Non, tu n'étais pas là, tu étais en moi. Ça, c'est le plus dingue, je crois !

Thys se passa machinalement la main dans les cheveux et couina quand il toucha par mégarde sa blessure.

— Il faudra contacter le docteur pour te faire enlever ça ! lui suggéra Mélia.

— Ouais, je le garderai en souvenir dans une boîte. Ah ! Tiens, ça me rappelle...

Thys sortit en trombe de la chambre et revint très vite, une main cachée derrière le dos.

— Tiens, je l'ai ramassé pour toi, j'ai cru voir ton regard à ce moment-là.

Il lui tendit le morceau de cristal en forme d'œil. Le minéral avait gardé tout son éclat. Mélia l'accepta, émue. Elle le serra entre ses mains qu'elle porta à sa poitrine. Elle ferma les yeux quelques instants et soupira de bonheur.

— Merci ! Ça me fera un souvenir de cette expérience si irréelle.

— Merci, petite sœur, d'avoir été avec moi quand j'en ai eu besoin.

Le reste de la journée se passa dans un tourbillon. Dès leur réveil, monsieur et madame Ano se consacrèrent à leurs enfants, questionnant l'un et chouchoutant la deuxième. Thys ne dit que le strict minimum, ce qui emplit déjà de fierté son père et fit briller d'admiration les beaux yeux de sa mère. Dans l'après-midi, les invités commencèrent à arriver, car comme l'avait annoncé Tantine, une fête était organisée.

Thys fut ému de serrer grand-mère Tournelle contre lui. Elle sentait toujours aussi bon, un mélange de rose et de cannelle. Et sa peau était aussi douce et veloutée que dans son souvenir. Cela faisait deux ans qu'il n'avait pas vu sa grand-mère, qui voyageait par monts et par vaux, et les rares rides qui enrichissaient son visage s'étaient légèrement creusées. Elle était fluette et commençait doucement à se vouter, mais elle gardait la prestance des grandes dames. Ses yeux verts prenaient une teinte dorée au bord de la pupille. C'était ce regard qu'elle avait légué à sa fille Sylvie et qui fascinait tous les hommes.

Rinata Tournelle était, selon grand-père Ano, une Ether exceptionnelle. Mais Thys ne savait pas ce que signifiait être « exceptionnel » pour un Ether. Même après son Oritis, il n'en connaissait guère plus sur les Ethers.

La vieille femme félicita son petit-fils pour son Oritis et le fouilla de son regard ensorcelant :

— Où as-tu donc ton Ingéni ?

— Mon quoi ?

— La marque de l'Oritis, ce qui te permet de capter les énergies et de les concentrer !

— Je ne comprends pas, Mamina. De quoi tu parles ?

Thys, tout à son étonnement, ne vit pas assez tôt le petit diable brun qui lui sauta dans les bras et percuta son estomac comme une masse. Il dut faire trois pas en arrière avant de pouvoir se stabiliser.

— Doucement, Loris ! Je crois que ton cousin a eu sa dose d'émotions ces jours-ci, le sermonna un homme blond bien habillé, accompagné d'une jeune femme brune portant une grosse poupée tout aussi brune qui braillait et gesticulait.

— Oncle Paul, tante Orine ! Loris ! Vous êtes là aussi !

Thys se précipita pour les embrasser et caressa la main de la petite Lise qui n'en finissait pas de pleurer. Déjà d'autres invités arrivaient. Thys se devait de les saluer ce qui l'empêcha de reprendre la discussion avec sa grand-mère qui s'était d'ailleurs éclipsée. Mais il se promit qu'elle ne perdait rien pour attendre.

La demeure Ano résonnait maintenant de cris d'enfants, d'éclats de conversations, de tintements de verres et de rires francs. Mélia se mêlait au joyeux tintamarre, toute fraîche et souriante, chaperonnée par sa mère qui ne la lâchait pas d'une semelle et l'exhortait à rester tranquille.

Thys remarqua la présence d'Anastasia Tix qui lui sourit aimablement et des frères Targent, tout en muscles, qui débattaient apparemment sur les bienfaits de boire un verre de vin quotidien. Nulle trace de Téodor Lux. Curieusement, le jeune Ether éprouva une légère pointe de déception. Aussi agaçant que pouvait être le petit homme, c'était quand même lui qui l'avait accompagné et guidé à la cérémonie de l'Oritis et sa place se justifiait à la fête ce soir ! En plus, Thys dut s'avouer qu'il s'était habitué à la présence du Maître Arcan et qu'il ressentait un peu comme un manque.

Après avoir été embrassé et félicité une bonne dizaine de fois, le garçon réussit à atteindre la grande table en chêne du salon sur laquelle trônaient d'appétissantes salades mélangées, des plats de charcuteries et de fromages, quelques brochettes de légumes et les rares petits fours sucrés ayant résisté aux assauts des enfants. Mélia était là aussi, la bouche pleine, et un verre orangé à la main. Apparemment, elle avait déjoué la vigilance de sa mère, nulle trace de Sylvie Ano dans un périmètre de deux mètres carrés. La jeune fille lui tendit un petit gâteau couvert de chantilly.

— Tiens, ils sont délicieux et je crois que c'est le dernier ; Loris a dû manger tous les autres. Qu'est-ce qu'il a grandi notre petit cousin !

— Oui, je me demande s'il n'a pas grandi en bêtises aussi, répondit Thys en désignant le garçonnet qui avait attrapé le gros matou noir de la maison et essayait de lui faire boire une coupe de Champagne.

Le chat se cabrait, toutes griffes dehors, ce qui n'intimidait pas l'enfant. Mélia poussa un juron et se précipita à la rescousse du pauvre Plix.

Resté seul, Thys chercha sa grand-mère des yeux. Nulle trace de la vieille femme au regard envoûtant. Partout des gens en grande conversation. Nadine flirtait avec Térence Plomb, ce qui ne semblait pas plaire à Solène Donnador dont les yeux bleus envoyaient des rafales d'éclairs. Anthony Ano discutait avec Paul, son beau-frère, tout en lui servant un nouveau verre de champagne. Deux petites filles rousses se chamaillaient autour d'un paquet de bonbons.

Thys commençait à avoir mal à la tête, l'éclat de cristal le lançait de nouveau. Il éprouvait aussi le besoin de s'isoler de ce bruit, de cette agitation familiale. Bizarrement, il ne se sentait pas tellement concerné par cette fête donnée en son honneur. Il décida de sortir discrètement du salon, mais fut intercepté par son grand-père. Charles avait les larmes aux yeux quand il saisit son petit-fils :

— Alors bambin, ça y est, tu es digne des plus grands Ano, je suis si fier. J'ai l'impression de voir ton père vingt-cinq ans plus tôt. Un vrai Ether ! Comme pour toi, son modulateur avait étonné par sa performance, tu as toutes tes chances d'être accepté pour le cycle des transformations. Heu ! Je ne sais pas pourquoi cette bourrique de Téodor Lux n'est pas encore là !

Thys n'en croyait pas ses oreilles, d'abord son grand-père semblait bien familier envers le Maître Arcan. Et soi-disant Téodor Lux aurait été impressionné par sa réussite ! Comment le Maître savait-il ce qui s'était passé dans ce monde étrange de l'Oritis ? Et où était-il à la fin !

Charles Ano lui tapota gentiment le dos, lui fit un clin d'œil puis se dirigea en direction du buffet qui se vidait. Il marchait lentement, ses doigts prenant discrètement appui sur les meubles ou les épaules qu'il trouvait sur son passage.

Thys le regarda s'éloigner et s'installer avec précaution sur un fauteuil en cuir fauve, les petits fours à portée de main. Sylvie apportait à cet instant un plat bien garni de cakes aux saveurs salées et Charles se servit copieusement, ce qui fit sourire son petit-fils. Mais le garçon détourna son attention de ce grand-père un peu pompette, car le mal de tête empirait et les hurlements des petits, qui se couraient après, s'agrippant aux jambes des adultes pour mieux amorcer leur virage, commençaient à fortement l'exaspérer. Il gagna rapidement le hall d'entrée et se faufila à l'extérieur.

L'air était frais, et il frissonna dans sa chemise bleu pâle. Il faisait déjà sombre. De gros nuages bien chargés s'agglutinaient au-dessus du Mont-Fort, cette montagne à la dent épaisse qui faisait face à la bâtisse familiale. Le soleil déjà bas se cachait derrière les contreforts roussis en répandant un halo violine dans la noirceur environnante. Le vent, qui n'avait pas laissé de répit aux arbres de la journée, s'acharnait encore avec violence sur les branches qui étaient secouées de spasmes.

Thys prit plusieurs longues inspirations pour se libérer de cette migraine montante. Tout grelottant, il avança dans l'allée, son pas crissant sur le gravier. Soudain, un souffle glacial l'enveloppa, ses sens se mirent en alerte. Il n'était pas seul. Il le sentait. Une présence rôdait autour de la maison. Il resta totalement immobile, retenant sa respiration, attentif à tout bruit.

Sur sa droite, il perçut un petit craquement sec. Il scruta le jardin qui longeait l'orée du bois. Tout était sombre, le soleil maintenant entièrement caché par les contreforts ne dispensait plus sa lumière douce et féérique, et Thys crut discerner une forme noire qui se dissimulait derrière les premiers arbres. Il se figea, les poings serrés et les yeux légèrement plissés dans un effort pour distinguer la silhouette camouflée. Ennemi ou ami ? Ces derniers temps, il était de plus en plus sur ses gardes avec tout ce qui lui arrivait.

Pourtant, vu le nombre d'invités, il était fort probable que cette ombre fugitive ne fût qu'un des membres de la famille qui se soulageait d'une envie pressante contre le tronc indigné d'un arbuste. Mais un rire fade porté par le vent brisa la tranquillité nocturne.

— Alors, il est seul le petit novice !

La voix était froide, dure. Puis une bourrasque s'excita, mugit fortement en balayant la couche supérieure de feuilles mortes qui s'endormaient sur le sol frais. Thys pivota sur lui-même pour essayer de trouver le contact visuel avec celui qui venait de parler. Il ne vit personne, mais les sensations étranges duraient et s'accentuaient. Quelqu'un respirait près de son oreille. Un doigt pointu lui frôlait la nuque. Il fit volte-face rapidement. Mais il était seul. Sa tête se mit à tourner, il avait la nausée. Et toujours cette présence insaisissable dans son dos glacé ! Il avait beau se contorsionner, la sensation restait derrière lui. Puis le rire éclata une nouvelle fois, plat, incolore.

— Nous allons en faire une bouchée de ce petit agneau égaré ! Ils devraient un peu mieux surveiller leur brebis, les bergers Éthers !

— Qui êtes-vous ? bredouilla Thys en reculant vers la maison, prêt à prendre la fuite.

— Voyons, voyons ! Jeune homme, tu ne nous connais pas ? Non ? Pourtant tout agneau devrait connaître les histoires du grand méchant loup !

Ces paroles furent soufflées si près de l'oreille du garçon qu'un gémissement lui échappa. Il maudit sa curiosité. Les Indésiratas l'avaient retrouvé ! Il aurait dû fuir dès la première perception de danger. La porte d'entrée, à vue de nez, devait être à vingt mètres, à peine.

Il voulut prendre ses jambes à son cou. Mais il était cloué au sol, par la peur certes, mais aussi par une force invisible qui l'immobilisait. Il était comme enraciné, c'était vraiment la sensation qu'il avait. Ses jambes paraissaient se prolonger et se fondre dans la terre sol. Ainsi ancré bien malgré lui, il aperçut alors à trois mètres devant lui une sorte de miroitement légèrement rougeoyant, deux yeux globuleux qui le fixaient. Il devina même une silhouette sombre, mais il était hypnotisé par ces yeux qui semblaient percer la nuit. Le rire fusa une nouvelle fois.

— Par les foudres des Péragores, que le jeu commence !

Et sans autre forme d'avertissement, la silhouette s'agita dans une danse rapide de petits gestes saccadés, scandant des paroles inintelligibles. Alors Thys se sentit attiré violemment par la cime des arbres, mais ses jambes étaient toujours liées au sol. Tous ses muscles se tendirent et devinrent douloureux. Il voulut hurler sa souffrance et appeler au secours, mais l'air expiré refusait de produire un son. Implorant, il scrutait la vie joyeuse qui animait le salon, insouciante du drame qui se jouait à l'extérieur. Les yeux aux reflets rouges se délectaient du spectacle de l'impuissance.

Soudain, une voix claire rompit l'ambiance.

— Thys, tu fais quoi là ?

Puis la voix sembla comprendre la situation et monta dans les aigus.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? Thys que fait cet homme ? Tu vas bien ?

Un rire terrible lui répondit.

— Ben tiens, voilà la petite sœur, ne dit-on pas que plus on est de fous, plus on rit ?

Mélia hurla quand trois paires d'yeux miroitèrent et l'encerclèrent.

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