Chapitre 5 L'Appel


Mercredi matin, Thys n'eut pas l'autorisation de vadrouiller par monts et par vaux comme à son habitude. C'étaient les ordres du Grand Lux.

Il s'ennuyait ferme à la maison, pendant que sa sœur se reposait quand on sonna à la porte d'entrée. Il ouvrit et se trouva devant une délégation d'hommes et de femmes aux allures étranges. Téodor Lux arriva sur ces entrefaites, salua les uns et les autres de hochements de tête et fit les présentations :

— Thys, voici Anastasia Tix, Maître Arcan, initiatrice du second cycle ; Solène Donnador, Maître Arcan, initiatrice de premier cycle ; Térence Plomb, Agenceur ; Marcel et Sylvain Targent, régulateurs.

Chacun dévisagea l'enfant et tous lui tendirent une main amicale plus ou moins ferme.

— Nous avons besoin de nous réunir pour comprendre ce qui se passe avec ton Oritis. Nous occuperons la salle à manger. Ne t'éloigne pas de la maison et surtout sois attentif aux signes !

Et ils passèrent tous devant Thys encore une fois figé par l'irréalité de la situation. Anastasia Tix était une grande femme noire, mince et lumineuse. Thys ne savait pas d'où venait cette sensation de lumière, mais la jeune femme irradiait. Elle portait une ribambelle de bracelets de bois et sa robe semblait être tressée de raphia brun entrelacé avec de fines branches souples. Marcel Targent ressemblait à son frère cadet Sylvain : mâchoire carrée, cou de taureau, biceps saillants, peau rougeaude. La force à l'état brut. Sylvain marquait la différence avec une nuée de taches de rousseur qui lui envahissaient visage et les bras. Les deux hommes étaient vêtus d'une sorte de tunique noire qui leur arrivait aux genoux. En dessous, ils portaient d'épaisses guêtres rouges. Le look qui tue, pensa Thys.

Solène Donnador et Térence Plomb semblaient bien s'apprécier. Ils discutaient ensemble depuis leur arrivée comme si personne d'autre n'existait. Solène était une petite femme rousse, très pâle aux yeux bleu vif, enveloppée, elle aussi, dans une robe de raphia tressée cette fois avec des lanières de cuir. Elle semblait flotter comme Maître Lux quand elle se déplaçait. Quant à Térence, la petite quarantaine, cheveux argentés et barbichette pointue, il inspirait d'office confiance et sérénité.

Thys les regarda s'engouffrer dans la salle à manger. Tous très à l'aise, ils prirent place autour de la grande table en chêne, sortant des ustensiles variés de leur sac à dos. Le garçon entrevit une sorte de fiole remplie d'un liquide nacré, une bougie, des petits livres, un carnet. Puis, Sylvain Targent ferma la porte, coupant court à sa curiosité.

De nouveau, on sonna à la porte. « Tiens, un retardataire pensa, Thys. À quoi va-t-il ressembler, celui-là ? »

La porte s'ouvrit à la volée et Cid fit son apparition.

— Ben, tu en fais une tête, t'es pas content de me voir ? lança-t-il devant le regard ahuri de son ami.

— Si bien sûr, je... heu... Je ne pensais pas que tu passerais cet après-midi !

— Je t'ai attendu tout le matin et je me suis inquiété, j'ai cru que tu avais peut-être encore gonflé comme hier. En plus, je m'ennuyais.

— Je devais rester à la maison pour... pour ranger ma chambre.

À cet instant, Marcel Targent sortit de la salle à manger, une fiole à la main.

— L'eau, c'est où ? demanda-t-il en passant vers les jeunes gens.

Thys lui indiqua la direction de la cuisine. La porte du salon était restée entrebâillée et Cid vit le bras noir d'Anastasia allumer la bougie, tandis que Maître Lux feuilletait un de ses énormes livres aux pages jaunies. Marcel rejoignit rapidement ses camarades et ferma soigneusement la porte.

— C'est qui ça ? pouffa Cid. Il y a un bal masqué ou un cirque dans le coin ? Tu as vu comme il était habillé lui ? Et puis, qu'est-ce qu'ils font chez toi, on dirait qu'ils préparent un rite satanique.

— T'inquiète, c'est des copains de mon père, c'est pour un jeu de rôle sur, heu... sur le Moyen-âge, je crois !

Bon, Cid ne semblait pas vraiment convaincu par les explications de son ami. Thys était gêné de lui mentir ainsi. Mais qu'aurait-il pu dire ? C'est toute une délégation de Maîtres Arcans et d'initiateurs de cycles qui se réunit ici parce que le petit brun aux mèches blanches qui est mon guide pour l'Oritis trouve qu'il y a quelque chose qui cloche avec moi ? Ben voyons, c'est sûr que Cid l'aurait cru. Il valait mieux noyer le poisson et changer de sujet.

— Tu viens, Cid ! On va dehors.

— OK, mon pote, mais, quand même, c'est vraiment étrange chez toi !

Les garçons se dirigèrent vers le bois en discutant. Le bois de Dressons semblait enlacer la demeure Ano. C'était un joli petit ensemble de branches et de feuilles où se côtoyaient en majorité des épicéas et des hêtres. Une rivière s'insinuait entre les racines et se faufilait ensuite le long du sentier de l'Aval-Pierres. La faune discrète se partageait les tapis de feuilles mortes, les troncs creux et pourrissants, ou les cimes inviolables. C'était un formidable terrain de jeux et cela faisait bien longtemps que les garçons se l'étaient approprié.

— On va voir ce que devient notre planque ?

— Oui, il faudra sûrement la solidifier, il y a eu beaucoup de vent la semaine dernière.

Et les deux amis s'enfoncèrent au cœur du bois. Ils firent triste mine quand ils virent l'état de leur cabane. C'était toute leur enfance et même si maintenant, ils ne se cachaient plus ici pour fuir leur travail scolaire ou les soldats de l'Empire, ils se faisaient un devoir de garder en bon état leur cachette. Chacun partit ramasser des branchages pour remplacer une partie du toit envolé.

Curieusement, Thys se sentait particulièrement bien. Il avait les idées claires contrairement aux derniers jours passés en compagnie du Maître Arcan. Cette activité de plein air était vivifiante. Il sifflotait en amassant son tas de branches. L'atmosphère du bois si paisible le ressourçait. Il avait l'impression de partager l'insouciance de ce monde végétal. Il respira l'air chargé d'une odeur puissante d'humus. Son regard s'attarda sur le feuillage ambré des hêtres et sur les nuances chatoyantes du tapis de feuilles mortes.

Soudain mû d'une envie irrésistible, il caressa le tronc rugueux d'un châtaignier et crut ressentir la vie qui s'en dégageait. Une sorte de béatitude l'enveloppa. Il était léger, léger, léger. Il avait l'impression de flotter. Il...

— Thys ! hurla Cid. Mais qu'est-ce qui t'arrive ?

Thys sortit brutalement de son hébétude et il eut le sentiment de se tasser sur lui-même. Pendant quelques minutes, il avait tout oublié. Ses sens s'étaient connectés à la nature. Il avait complètement délaissé son compagnon. Maintenant, il se trouvait face à un Cid tout déboussolé, complètement affolé, bégayant :

— Tu es tout bizarre ! Je te parle, tu ne réponds pas. Tes joues sont archi rouges, tu as un sourire idiot et j'ai cru, je, je... je t'ai vu...

— Désolé, j'ai juste eu un petit vertige ! se dépêcha de le rassurer Thys.

— Mais tu as..., j'ai vu... tes pieds, ils...

— Quoi ? Qu'est-ce que tu as vu ? Quoi, mes pieds ?

— Thys, bon sang ! Tes pieds, ils ne touchaient plus le sol !

— Hein ? Tu délires, répondit Thys dans un sourire figé. Tu as piqué une bouteille dans la cave de ton père avant de venir ou quoi !

Mais même si Thys essayait de plaisanter, il était glacé. Il avait bien eu la sensation de flotter, il avait senti son corps s'alléger. Non, ce n'était pas possible !

— Ne te moque pas, Thys ! Je suis sérieux. Tu... tu ne touchais plus le sol. Je ne comprends pas, comment... peux-tu ?

Cid dévisagea son ami. Il avait été secoué, choqué. Toute couleur avait déserté son visage et ses yeux bruns restaient écarquillés. Ses cheveux semblaient encore plus fous que d'habitude comme hérissés sur son crâne. L'atmosphère feutrée du bois n'arrangeait rien.

Sous le choc de ces révélations, Thys s'assit sur une souche recouverte d'une mousse verte épaisse. Cid l'imita. L'un comme l'autre était pensif et hébété.

— Il m'arrive parfois de drôles de choses, j'ai d'étranges sensations. Mais je n'ai jamais fait un truc bizarre comme tu dis. Il ne faut pas t'inquiéter, je suis normal, tout ça, c'est normal.

Cette phrase, on la lui avait tellement répétée pour le rassurer qu'il l'utilisait à son tour pour tranquilliser son ami.

— Normal ? Ce que j'ai vu n'est pas normal ! Tu as décollé !

— Mais non ! C'est une impression, je ne suis pas un moine tibétain.

— Arrête ! Ne plaisante pas, s'il te plaît !

— D'accord ! Bon, c'est vrai que ces temps-ci, je ne suis pas bien dans mon assiette. Je me sens un peu bizarre. Mais tu te fais des idées. Là, j'ai juste réussi à faire un super saut. Tu as été ébloui par le soleil et tu m'as pris pour superman. Allez, arrête ton flip !

— C'est ça oui, paie-toi ma tête ! Tu m'embrouilles là ! Il se passe des trucs pas clairs, je te dis.

— C'est ton imagination qui se laisse embarquer, mon pote ! Moi j'aurais bien aimé voler, tiens ! Trop cool, tu imagines le trip !

Cid esquissa un sourire, mais il était encore tout tremblant. Thys comprit qu'il commençait à douter de ce qu'il avait vu. Il s'empressa de changer de sujet en lui parlant de Mélia qui avait eu une nouvelle crise.

Ils discutèrent encore un moment de tout et de rien, mais Thys sentait son copain sur la défensive. Puis Cid décida qu'il était l'heure de rentrer et Thys lui proposa de faire un bout du chemin avec lui. Il prit son vélo et le raccompagna jusqu'à la ferme isolée des Foissart. Il avait parcouru plus de la moitié du chemin du retour et ne voulait pas trop s'éloigner de la maison se rappelant les avertissements de Téodor Lux.

— Bon, je te laisse là, il faut que j'aille voir comment va Mélia !

— OK, prends soin de toi, hein ? Tu me fiches la trouille en ce moment, mec.

— T'inquiète...

Thys regarda son ami s'éloigner sur sa bicyclette, puis s'apprêta à faire demi-tour, quand un scintillement attira son attention du côté de la ferme.

Celle-ci était inhabitée depuis la mort du fils Foissart, deux ans auparavant. Personne n'avait eu les épaules pour reprendre l'exploitation et soigner les bêtes. Pourtant quelque chose venait d'attirer le regard de Thys. Intrigué, il ne put résister à l'envie d'aller voir de plus près ce qui étincelait comme ça.

Il abandonna son vélo au bord du sentier et se dirigea vers le bâtiment. Il y avait bien une lueur qui semblait provenir de l'intérieur de la ferme. Les volets avaient été forcés il y avait déjà longtemps par une bande de jeunes désœuvrés. Thys scruta l'intérieur du bâtiment à travers une vitre à petits carreaux sales. Il distingua sur la table de la cuisine une sorte de quartz qui reflétait les rayons du soleil.

« Qu'est-ce que c'est que ce truc ? »

Il frotta la vitre avec son poing pour mieux apercevoir la pièce. D'abord aveuglé, par les reflets du quartz, il ne vit rien. Puis il perçut un mouvement dans la pièce ! Ses sens s'affolèrent. On aurait dit qu'autour de la pierre, se tenait une assemblée d'ombres aux visages effacés. Ces formes semblaient s'évaporer, puis apparaître à peine un peu plus loin l'instant d'après. L'une d'elles émergea à côté de Thys et l'effleura avant de rentrer dans la ferme. Il en resta tétanisé, comme électrifié. Ses mains grésillèrent, le sortant de sa torpeur.

Il courut à travers le champ, rampa sous les barbelés et se releva si vite qu'il déchira son tee-shirt rouge préféré. Il rejoignit son vélo et enfourcha la bicyclette sans un regard pour la ferme.

Alors qu'il s'autorisait un soupir de soulagement, il fut foudroyé par une douleur intense au milieu du ventre qui se propagea dans son dos et son cou. Voilà que l'horrible sensation qu'il avait vécue sur le chemin de Dressons quelques jours auparavant recommençait. Non ! Il fallait arrêter ça ! Il avait l'impression que son sang bouillonnait et que quelqu'un voulait lui arracher les tripes. Ses yeux le cuisaient et sa tête tournait.

Son vélo louvoya, ralentit puis s'immobilisa. Thys s'effondra, emmêlé dans sa bécane, mais la douleur persista, ne lui laissant aucun répit. Il n'avait aucun contrôle, il ne savait pas comment lutter. Contre quoi ? Pourquoi ?

Douleur atroce ! Peur incommensurable ! Bourdonnements ! Obscurité ! Silence.

...

— Ne bouge pas encore ! Laisse-toi faire !

De grosses mains le tripotaient. Sa vue était floue. Il lui sembla distinguer la gueule d'un chien aux babines retroussées dégageant une belle rangée de dents. L'animal l'observait. Il allait le mordre ! Thys tressauta et essaya de se redresser.

— Nom de nom ! Veux-tu rester tranquille ! dit l'étrange vision à tête de chien, en allongeant le garçon.

Cette voix ! Cette moustache ! Maître Lux ! Petit à petit, Thys retrouva la vue et reconnut effectivement le Maître Arcan qui s'affairait autour de lui. Ce fut bien la première fois qu'il fut content de le sentir à ses côtés, ce cher petit bonhomme !

— Je n'aime pas être appelé « petit bonhomme » !

Thys réalisa trop tard qu'il avait exprimé ses pensées à haute voix. Rouge de confusion, il resta muet.

— Eh ! Bien ! Mon garçon, je t'avais pourtant bien dit de rester tranquille à la maison, non ?

— C'était l'Appel, cette horreur ?

— Ah ! Non, ça, c'était l'attaque d'un Péragore qui t'aurait d'ailleurs achevé si Anastasia Tix ne t'avait pas localisé à temps. Tu pourras lui dire merci !

— Merci, répéta bêtement le garçon tout secoué. Mais c'est quoi un Péragore ?

— C'est un descendant des Ostendes Originels comme nous, mais son énergie est mauvaise, trop agitée. Celui-ci t'a repéré puisque tu as la marque de l'Appel sur toi.

— L'Appel ? Ah ! Bon ? Comment ?

— Ah ! Ne recommence pas à t'agiter, petite cervelle immature !

— J'ai reçu l'Appel ? Est-ce que c'étaient ces fantômes dans la ferme ?

— La ferme ? Ah ? Tu as vu ça ? Non, ces formes que tu as captées se trouvent sur le plan Ethérique, ce sont simplement des Ostendes, comme toi et moi, qui préparent une cérémonie. Tu as réussi à les discerner, car tes sens étaient en éveil grâce à l'Appel, justement.

— L'Appel... Dans les bois avec Cid, j'ai vécu un drôle de truc. J'étais super bien, un peu dans les vapes. Et je crois que j'ai.... J'ai décollé du sol.

— Hum ! Il y avait ton ami à ce moment-là ?

Cette idée ne semblait pas beaucoup plaire à Téodor Lux. Il grimaça avant de poursuivre.

— Au moment de l'Appel, on communique avec la nature et tous nos sens s'éveillent et se décuplent. Si tu as fusionné avec la vie foisonnante des bois, il est bien possible que tu aies lévité quelques secondes !

Thys resta silencieux, se remémorant son expérience et cette sorte d'extase qu'il avait ressentie. Cid avait vu juste !

— Je pense que tu peux te lever maintenant. On rentre prendre quelques affaires et on part. Tu vas pouvoir vivre ton Oritis. Tout est enfin en place.

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