Chapitre 41: Un secours inattendu
Alors que tous, dans un élan insensé, se précipitaient vers la porte-fenêtre éventrée, une ombre massive fit son apparition entre les éclats de verre. Charles, car c'était bien lui, titubait et dut s'appuyer au chambranle éclaté de la fenêtre pour maintenir son équilibre. Son pull gris en mohair n'avait plus de forme et était taché d'une auréole sombre au niveau de la poitrine. Son col pendait lamentablement dévoilant un cou ridé à la peau fatiguée et un torse sanguinolent. Il eut tout de même l'audace de sourire.
— Eh bien ! La compagnie ! On dirait que vous voyez un mort !
— Bon sang ! Charles, d'où tu sors ?
— On ne plaisante pas papa, que s'est-il passé ?
— Vous permettez, je m'assois un peu !
Charles posa sa carcasse sur le premier fauteuil à sa portée et poussa un soupir de satisfaction, puis il fixa l'assemblée en attente d'une explication.
— En fait, je n'ai pas bien compris ce qui m'est arrivé, annonça-t-il. Dès la sortie de la maison, je me suis occupé facilement d'un Péragore qui montait la garde, puis deux jouvenceaux ont voulu se mesurer à moi ! D'ailleurs, Anastasia m'a aidé un moment avant de trouver le challenge inintéressant et de s'éclipser.
Anastasia acquiesça et les autres pressèrent Charles de reprendre son récit.
— Les deux gamins n'avaient aucune expérience et se sont rapidement enfuis dès ma première action d'intimidation. Je me demande s'ils ne courent pas encore à travers bois, ricana-t-il. C'est à ce moment que j'ai commencé à moins rire. J'étais encerclé par trois Milvuits. Ils n'étaient pas très grands, mais souples comme des chats. Ils ont commencé une danse qui m'a toute tournicoté la tête. Bon sang, ils étaient forts, ceux-là et déterminés ! Mais je n'ai rien lâché, j'ai utilisé toutes les bottes secrètes des Ethers ! Sans grand succès, il faut bien le dire. On aurait dit des gymnastes qui se contorsionnaient pour éviter de ressentir mes atteintes. Et ça marchait ! Et en plus, ils se moquaient, les bougres, pendant que j'enrageais et que je m'épuisais ! C'est que je ne suis plus de la première jeunesse moi !
— Tu les avais déjà vus ? demanda Téodor alarmé par la description des performances de ces Indésiratas.
— Que nenni ! Apparemment, le plus expérimenté des trois s'appelait Porrexi, en tout cas c'est ce nom que répétaient sans cesse les deux autres pour demander l'autorisation d'essayer telle ou telle technique ! Ce gars a un peu le genre asiatique, fin et musclé, les yeux sombres en amandes effilées. Il s'adressait aux deux jeunes en les appelant Teti et Touta ! Curieux, hein ! Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris ! Il faut dire que j'avais les oreilles qui bourdonnaient fortement !
— Et ensuite ? le pressa Rinata, alors que tous les autres s'étouffaient d'impatience.
— Ensuite, c'est là que je n'ai pas bien compris le scénario ! J'étais en train d'agoniser entre les trois Milvuits qui s'amusaient. Bref, j'étais à terre, percé par une branche sèche qui s'était enfoncée dans ma poitrine. Porrexi s'est penché au-dessus de moi et j'ai vu le flou de ses dents jaunes articuler : « Adieu Papy ». Puis, il est parti avec un de ses sbires laissant à Teti ou Touta le soin de m'achever ! Très élégant comme comportement, hein ! Mais c'est là que ça devient incroyable. Alors que je pensais ma dernière minute arrivée, c'est ce Teti ou Touta qui s'est effondré. D'un coup ! Vlan ! Par terre à côté de moi ! Raide ! Ça m'a fait plaisir, mais j'étais quand même en train de me vider de mon sang. Alors quelqu'un m'a retiré doucement la pointe de bois qui me transperçait et m'a fait une imposition des mains. J'ai senti sa chaleur et les bienfaits dans mon corps. J'ai voulu voir lequel de vous était mon sauveur, mais j'ai eu un étourdissement. Et celui qui m'avait aidé en a profité pour se sauver sans un mot. Je n'ai pas compris ! J'en suis même venu à douter et me demander si je n'avais pas déliré cette histoire. Pourtant, il y avait bien un Milvuit étalé par terre à côté de moi quand j'ai recouvré un peu de force et une vue suffisante pour me trainer jusqu'ici ! Alors, qui m'a aidé en jouant le héros de l'ombre ?
Silence interrogateur. Chacun jaugeant l'autre et attendant de découvrir le timide héros du jour. Mais apparemment aucune personne présente dans la salle n'avait porté secours au vieux Charles Ano.
— C'est quand même déroutant cette histoire. Cela veut dire que quelqu'un viendrait en aide aux Ethers, mais ne voudrait pas se faire connaître ? Insensé ! grogna Téodor.
C'est alors que Charles vit le drap blanc que Sylvie avait décemment posé sur le corps de Solène Donnador. L'étoffe légère épousait parfaitement la silhouette de la jeune femme. Et aucun doute n'était permis, on comprenait aisément qu'un être sans vie reposait ci-dessous.
— Oh ! Par les âmes affolées, qui... qui est-ce ? s'informa Charles, le front en sueur et la lèvre supérieure prise de soubresauts incoercibles. Ses yeux passèrent rapidement sur chacun pour essayer de voir qui manquait.
— Solène...
Téodor avait bien du mal à prononcer le nom de son amie et il déglutit plusieurs fois en serrant les poings afin de juguler les larmes qui se poussaient à fleur de paupière. Charles resta silencieux. Lui aussi serra les poings puis il tourna le dos au reste du groupe afin de cacher son chagrin. Tous respectèrent son isolement.
Les premières lueurs de l'aube perçaient à travers le ciel brumeux. Un Père Noël automate gémissait au milieu des vestiges de Noël dispersés dans toute la pièce lors des affrontements. Une grosse chaussette de laine rouge et verte nappait le téléviseur épargné sur son meuble taché de vin. Une plante verte dans son pot avait été projetée sur le petit fauteuil en cuir qu'affectionnait Anthony lorsqu'il lisait son journal. Des guirlandes jonchaient le sol où les restes de la bûche de Noël coulaient entraînant un petit sapin de plastique décoratif. Electric rôdait autour des décombres et tentait un coup de langue par-ci, par-là, alors que Plix miaulait sa trouille, partiellement caché dans une chaussure qui attendait le Père Noël au pied du sapin dégarni.
Une fois encore ce fut la voix de Téodor Lux qui remobilisa les troupes anéanties.
— Bon, il ne faut pas rester comme ça ! Tous ceux qui ont passé leur Oritis partent immédiatement en Ethérie où nous ferons le point sur cette attaque. Quant à la petite famille de Paul ainsi que Nadine, ils iront se réfugier chez Marceline Chanfrain. Je les emmène !
— Je viens avec vous, ajouta Rinata, on ne sera jamais trop de deux pour les protéger et il faut que je prévienne les gardiens isolés du danger qui les menace. Je les inviterai en Ethérie pour envisager la suite des événements !
— Bonne initiative ! opina Téodor en contemplant sa vieille amie échevelée.
— Je n'abandonnerai pas la demeure ! affirma Charles Ano, le visage défiguré par la douleur.
— Voyons Charles, ne fais pas l'enfant, c'est une mesure de sécurité temporaire qui nous donnera le temps de réfléchir et de nous organiser.
Charles n'était pas en état de polémiquer, il grimaça pour montrer son mécontentement, mais n'ajouta rien.
Sortis de leur bulle de protection, les tantes et les enfants se sentaient vulnérables et fragiles. Avec hâte, chacun suivit le guide qui lui était attribué.
Ainsi s'engouffrèrent vivement enfants et adultes dans la R5 surchargée qui n'avait pas l'habitude de véhiculer autant de passagers d'un coup. Elle refusa d'abord de démarrer, boudant la charge de travail supplémentaire, mais un « Allez Toudouce ! » ferme et caressant fit frémir son moteur qui finit par ronronner sa tendresse à son Maître. Thys regardait la voiture bruyante sauter sur le sentier et cracher sa fumée quand la main avenante d'Anastasia lui saisit gentiment le poignet et l'entraîna vers le grand marronnier. Mélia s'attendait à voir des cadavres joncher le sol, mais elle n'aperçut que des pots de fleurs éventrés ou des arbres tailladés. Le gravier de la cour paraissait avoir été labouré par une horde de sangliers.
— Y'en a aucun qui est mort chez les Indésiratas ? demanda-t-elle.
— Si, je pense que trois d'entre eux sont morts et je dirais qu'il y a eu au moins cinq blessés ! lui répondit Anastasia Tix dans un chuchotement.
— Mais où sont les corps, questionna la jeune Ether, en réprimant un frisson.
Anastasia haussa les épaules :
— Ils ont dû partir avec !
— Ah ?
Mélia imaginait mal un groupe d'hommes et de femmes, les habits déchirés, les visages en sang, transporter des morts et rejoindre tranquillement leur domicile sans être inquiétés par la police.
Toute à ses pensées, elle se rendit à peine compte de son passage en Ethérie. Docile, elle suivit la file d'attente qui se postait près de l'arbre bicentenaire et s'engouffra dans la brèche avant qu'Anastasia n'eût le temps de lui donner les consignes.
Mélia eut alors l'impression que sa tête gonflait. Elle était envahie d'images. Des visages d'amis parfois oubliés, des paysages rencontrés il y a des années ; des sons variés presque inamicaux ; des odeurs enivrantes ou écœurantes. Tout un charivari de formes, de bruits et de parfums qui l'emporta jusqu'à la nausée et lui fit découvrir les limites de la démence. Elle perdit connaissance sous le trop-plein de sensations et revint à elle grâce aux baffes impatientes d'Anastasia Tix. La vue de Mélia était brouillée, elle ne distinguait que des taches colorées en mouvement.
— Tu es passée trop vite ! On ne franchit pas la frontière de l'Ethérie comme on franchit la porte d'un restaurant, la gronda Anastasia. Il faut un minimum de concentration et tu dois garder ton esprit concentré sur ton être intérieur ! Tu as eu de la chance de ne pas sombrer dans la folie !
Anastasia était débordée. Elle portait Mélanie qui geignait et gardait un œil sur Térence Plomb, très pâle, soutenu par Paul et Anthony, tout en encourageant Charles, blessé, mais fier qui acceptait mal le bras de Sylvie pour se déplacer.
— Excuse-moi ! pleurnicha Mélia très mal à l'aise. Mais il y a un problème avec mon corps. Je me sens trop légère, je n'arrive plus à marcher !
On devinait l'affolement qui envahissait la jeune Ether. Une nouvelle fois, Anastasia soupira, prête à expliquer à Mélia, les effets passagers de la traversée en Ethérie, mais Thys prit la relève.
— Pas de panique, Mèl ! C'est normal ! Moi aussi, je flotte ! Ça dure un petit moment puis ça s'arrête comme c'est venu !
Mélia s'accrocha à la main de son frère et tout comme son jumeau quelques semaines auparavant, elle fut subjuguée par l'atmosphère particulière des lieux. Un souffle tiède et laiteux lui caressait les chevilles. Un fin rideau de lumière et de couleur violine enveloppait le paysage paisible. Et en toile de fond, l'immensité de la voute céleste finissait de rendre irréels, les lieux.
Les yeux écarquillés, Mélia suivait la petite troupe sans un mot. Elle ouvrit la bouche en grand et oublia de la fermer quand elle vit les silhouettes de sa mère, de son père, de son oncle et de son grand-père s'étirer vers le haut et flotter sur cette mer de brume. Mais c'était Anastasia la plus impressionnante, son long corps gracile se mêlait à la lumière irisée et telle une déesse, elle ondulait délicatement. Thys, une nouvelle fois, lui expliqua cette singularité. Il était heureux d'être le guide et de pouvoir combler de ses explications sa sœur hébétée.
Arrivée au Jécorum, les quelques gardiens de la Terre présents prirent rapidement en charge Térence Plomb et Charles Ano. L'un était blanc comme un linge et quasi inanimé, l'autre rouge fiévreux.
Comme personne ne prêtait attention à eux et que Mélia montrait des signes de fatigue, Thys décida de la conduire dans son alcôve. Sa jumelle épuisée ne s'appesantit guère sur le lieu singulier tout crépi de pierres bleues luminescentes. Elle vit uniquement le lit qui l'invitait à oublier ses terreurs de la journée et elle s'y recroquevilla en fœtus. Thys s'assit et la regarda dormir. Quelle étrange vie que la leur ! Comment en étaient-ils arrivés là ? Deux adolescents paisibles soudain amenés à affronter des méchants comme dans les films. Mais à la différence des films ou des livres, ils n'étaient pas des héros sans peur. Petit à petit, Thys lui aussi s'assoupit. Son menton s'affala sur son torse et ses doigts se détendirent.
— J'ai les mains qui brûlent ! se plaignit tout à coup Mélia tirant Thys de son sommeil. Elle soufflait au creux de ses paumes puis les agitait pour les aérer.
— Pas de panique, ce doit être une réaction de ton corps aux fortes énergies du plan Ethérique. Quand je suis arrivé, Anastasia m'a énuméré tout un tas de symptômes possibles comme celles figurant qu'on trouve sur la notice des médicaments. Moi quand j'entre ici, j'ai faim, une faim de loup.
— C'est magnifique ici ! le coupa la jeune fille, en secouant toujours ses mains devant elle comme pour attendre que son verni à ongle daigne sécher.
Ils étaient en train de contempler la variété des formes d'opaline qui couvraient les parois de la roche quand la silhouette de Sylvie se dessina à l'entrée de la petite alcôve. En contre-jour, le corps de la mère de famille était majestueux, drapé d'un voile de brume évanescent.
— Maman, que va-t-on devenir ? dit Mélia en se jetant dans ses bras. Elle fut surprise du contact léger et inhabituel.
— Je ne sais pas, répondit Sylvie, la gorge serrée. Nous nous réunissons dans la salle Hydrophile pour prendre des décisions ! Je suis venue vous chercher.
Elle serra sa fille contre son cœur et fit un signe doux à Thys qui les rejoignit pour profiter cette douce chaleur. Un simple moment de réconfort alors que l'avenir s'annonçait sombre.
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