Chapitre 39: Quand la vie s'efface...
Les prunelles de l'homme miroitaient de suffisance. Il était si sûr de lui. Il se tourna vers Daniel qui jubilait. L'excitation du jeune Péragore était démesurée, il bavait comme un carnassier convoitant sa proie. Le Niemens prit le temps de s'adresser au jeune homme :
— Regarde bien, écoute bien, je vais tout t'enseigner et je te laisserai peut-être même l'achever !
— Merci, Dux ! Merci ! le loua le jeune homme comme envouté par les yeux exorbitants de Deprador.
Solène était silencieuse, elle ne devait pas répondre à la provocation, elle avait besoin de toutes ses capacités pour se sortir de cette situation. Il fallait qu'elle immobilise le bras fibreux du prédateur ! Elle ajusta quelques mouvements et puisa instinctivement le meilleur de son Ingéni qui vrombit une nouvelle fois en enveloppant son poignet d'une volute turquoise.
Solène Donnador connaissait à la perfection le corps humain. Elle savait qu'elle pouvait rapidement anéantir la superbe de ce Deprador en court-circuitant son influx nerveux. Elle tenta d'infiltrer les signaux électriques que le cerveau et le cœur émettent afin de paralyser les muscles et la circulation sanguine du Niemens. L'effet fut immédiat. Les yeux du Dux perdirent leur vitalité et sa tête devint exsangue tandis que les bras tombèrent et que les jambes se firent chiffon. Comme une marionnette délaissée, le grand homme s'affala sur lui-même sans un bruit.
Alors, tel un fou, le jeune Daniel déchargea sa rage sous forme de sensations âpres qui enserrent la gorge. L'assaut juvénile et inattendu du Péragore surprit Solène qui hésita à combattre cette fougueuse jeunesse. Mal lui en prit, car ce temps d'hésitation permit à Daniel d'atteindre la jeune femme qui suffoqua quelques instants sous la pression que l'air exerçait sur sa gorge. Mais cet intermède laissa surtout le temps à Deprador de reprendre ses esprits. Le Niemens avait testé les performances de la petite rousse et se montra un peu moins prétentieux et plus vigilant.
Alors que Solène se dégageait facilement des tentatives meurtrières du jeune Le Tallec, la grande perche efflanquée de Deprador, sans avertissement cette fois, moulina des mains dans le dos de la jeune femme. Celle-ci se raidit avec la sensation d'un serpent rampant le long de sa colonne en léchant sa moelle épinière. Une douleur aigüe irrita jusqu'à ses racines dentaires, puis s'ensuivit une sensation de pression dans le cou et de perte de contrôle de tous ses membres. Le Niemens lui rendait la monnaie de sa pièce, c'était elle maintenant qui était réduite à l'état de poupée de chiffon, à la merci de n'importe quel enfant joueur qui n'hésiterait pas à déchirer les coutures de ses membres de tissus ou à arracher ses cheveux de laine.
Elle voulut crier, mais même sa voix ne lui appartenait plus. Dux Deprador s'approcha d'elle, il avait envie de jouer avec elle au chat et à la souris. Cela se voyait dans ses yeux féroces et cruels, mais le temps lui manquait, il avait déjà fait trop d'erreurs. Il posa une longue main décharnée sur le ventre de sa victime qui tressaillit comme touchée par un jet électrique.
— Adieu belle rousse ! Dommage, j'aurais aimé faire plus ample connaissance avec toi, mais ce sont les jumeaux qui sont ma priorité aujourd'hui !
La main chauffa et diffusa dans le corps une série d'ondes rongeuses comme de l'acide. Tous les membres de Solène tressautèrent et ses yeux criaient l'horreur que sa voix ne pouvait cracher, puis ils finirent par se poser sur le visage de sa fille horrifiée qui, elle hurlait à pleins poumons en regardant sa mère mourir. Les pupilles de la jeune Maître Arcan imprimèrent cette dernière image avant de s'éteindre en versant une larme de sang.
— Dux, Dux, tu m'avais dit que je pourrais la finir, pleurnicha Daniel, déçu, en s'approchait de la dépouille encore secouée de soubresauts.
— Si ce n'est ce jour, ce sera un autre ! essaya de philosopher Dux Deprador en retroussant sa lèvre supérieure fine et tendue comme un élastique.
À quelques mètres, Alan et Jason Le Tallec mettaient eux aussi un point final à leur confrontation avec Térence Plomb. Celui-ci gisait, la barbichette fumante et la bouche sanglante, mi-adossé, mi-collé à l'angle du salon.
Pendant les quelques minutes de combat, cachées derrière le canapé, les filles avaient hurlé en se bouchant les oreilles et en fermant les yeux. Comment était-il possible que bébé Lise ait été préservée et dorme toujours ? Mystère ! Quant à Loris, Orine l'étouffait contre son torse l'empêchant de tourner la tête vers les monstruosités du salon. Mais le petit corps gigotait sa peur et les larmes trempait le chemisier de sa mère.
Thys n'avait pu détacher ses yeux, une seconde, de la scène qui se jouait à quelques mètres. Tout semblait si vrai, mais ce ne pouvait pas être vrai. C'était un horrible cauchemar, le pire de tous ! Il fallait qu'il l'oublie et qu'il se réveille maintenant avant que ce rêve ne prenne des allures trop réelles.
Ce fut Mélanie qui le fit sortir de son état de négation quand elle se précipita sur sa maman morte au pied du plus cruel des Indésiratas. La petite fille franchit sans difficulté le bouclier d'air qui apparemment empêchait seulement l'intrusion. Elle s'accrocha au cou tout mou de Solène et gémit en se balançant d'avant en arrière. Ses cris n'avaient plus rien de perçant, la voix était un râle, mais ses yeux livraient un intense désespoir.
— Facilement cueillie, celle-là ! se félicita Deprador en tirant sur la tignasse rousse de la nouvelle orpheline qui s'accrochait désespérément à sa mère.
— Ce sont les jumeaux que l'on vient chercher ou plutôt leur Ingéni ! lui rappela Jason Le Tallec dont le costume n'était même pas froissé comme si le contact avec Térence Plomb n'avait été qu'une formalité.
— Je m'en occupe, s'écria Daniel en joignant le geste à la parole.
Il se précipita sur Mélia et fut arrêté net par le barrage d'air invisible qu'avaient érigé Térence et Solène. Le choc fut rude et sonore comme si la tête avait percuté un mur. Aussitôt un bel œuf grossit au centre du front du garçon qui resta hébété plusieurs secondes.
— Mince, efficace leur truc ! commenta le Dux.
— Comment va-t-on se débarrasser de cette protection ?
— Ça c'est un boulot pour Laëtitia Yessel, le maniement de la densité, c'est le point fort des Milvuits !
— C'est vrai, mais je crois qu'elle est bien occupée dehors !
Des vibrations, suivies de lueurs et de cavalcades, résonnaient toujours à l'extérieur et couraient sur les murs du salon. Les quatre Indésiratas avaient cerné le canapé et à tour de rôle tentaient d'agir sur la matière afin de lui redonner sa densité originale. Recroquevillés dans leur bulle protectrice, les membres de la famille Ano semblaient prier.
Le Dux Deprador réussit à apposer une main sur cette structure étrange, de l'autre il tenait toujours fermement la petite Donnador qui couinait faiblement. Petit à petit, il parvint à pénétrer la matière protectrice et Thys vit avec effroi de longs doigts poilus aux ongles durs s'approcher de son visage. Il fallait faire quelque chose, il devait faire quelque chose ! Il était un Ether ! Il y avait sûrement quelque chose à tenter pour fortifier la protection et repousser les quatre êtres qui jubilaient d'avance en contemplant son Ingéni. Il fallait aussi aider la petite fille rousse aux taches de rousseur si délicates ! Où était donc Téodor Lux ? Étaient-ils encore tous vivants dehors ?
— Mèl, il faut faire quelque chose !
—.....
— Mélia ! Réagis, on doit se battre ! supplia Thys à l'oreille de sa jumelle !
Les yeux de Mélia étaient vitreux et fixaient le cadavre de Solène Donnador que Daniel prenait un malin plaisir à piétiner.
— Mèl, on doit aider Mélanie ! Oh ! Hé ! Réagis, par les âmes endormies !
— Oui, on va aider Mélanie !
La voix de la jeune fille était vibrante. Elle saisit la main de son frère, mais son geste s'arrêta là. Que faire ! Que pouvaient-ils faire contre quatre Indésiratas qui étaient à deux doigts de les atteindre et de les tuer ? La main de Thys était chaude et moite. Mélia sentait le cœur de son frère battre au creux de sa paume.
Elle ferma les yeux et eut l'impression de tomber en arrière. Elle donna un coup de reins pour se rattraper, mais s'aperçut qu'elle flottait ou du moins que son esprit, léger, s'élevait hors de son corps comme il l'avait fait quelques heures auparavant. Elle observa quelques instants, la scène misérable que formait le petit groupe caché derrière le canapé.
Elle goûta à la terrible sensation de voir son corps sans l'habiter. Elle se trouva pâle et minuscule. Thys était plus vigoureux et avait le regard déterminé derrière sa folle anxiété. Puis sans commander ses mouvements, comme un fantôme emmené par le vent, elle fut aspirée par la porte-fenêtre éventrée et projetée dans la nuit étoilée. Elle commença alors à butiner les étoiles, mais la réalité la rattrapa sous la forme lourde de son père qui heurtait le sol à quelques mètres de là. Elle vit trois Indésiratas se jeter sur lui. Elle cria d'une voix intérieure qui ébranla tous ses sens.
Mais Anthony Ano n'était pas vaincu, il se redressa en s'appuyant sur ses avant-bras tremblants et fit face à ses adversaires. Mélia ne reconnut pas son visage tendu et dur, mais elle comprit sa détermination. Anthony fronça les sourcils, ses yeux bleus vibraient avec la même intensité que le saphir incrusté sur son torse. Sans geste particulier, juste d'un regard appuyé, il paralysa momentanément le Péragore le plus virulent. Mélia n'en vit pas plus, elle se sentit happée par un souffle d'air et comme une plume se trouva déposée sur le muret gris déjà occupé par Plix qui lustrait avec nonchalance son pelage de coups de langue appliqués. Là, des voix chuchotées lui parvinrent. C'étaient Rinata et Téodor Lux qui revenaient du marronnier et se dirigeaient vers la maison.
— Oh ! Regarde, vieille moustache, ils ont pénétré dans le salon !
Rinata Tournelle désignait d'un doigt tremblant les éclats de verre qui jonchaient la terrasse à quelques mètres d'eux.
— Par les âmes folles, dépêche-toi, je sens un malheur !
Les quatre mèches blanches du Maître, compactées par le sang coagulé, se dressaient comme des antennes en alerte au-dessus du reste de ses cheveux noirs soigneusement taillés au carré.
Mélia essaya d'approcher les deux grands Ethers, elle tendit sa main blanche pour étreindre sa grand-mère, mais une nouvelle fois, elle se sentit happée par une sorte de tourbillon qui l'entraîna comme une fusée vers les profondeurs de la nuit. Son esprit se vida des images emmagasinées, elle eut le vertige et des nausées avant le trou noir. Quand elle reprit conscience, la main de Thys serrait toujours la sienne et les cris de détresse de Loris lui déchirèrent les tympans. Il lui fallut quelques secondes d'accommodation pour reprendre pied dans sa réalité. Son cerveau analysait alors à une vitesse folle les éléments qu'elle venait de découvrir lors de son voyage spatio-temporel.
— Ils arrivent ! Ils arrivent pour nous aider !
— Quoi, que dis-tu ?
— Téodor et Rinata seront là d'une seconde à l'autre !
— Comment le sais-tu ?
À peine avait-il prononcé ces paroles que Thys avait sa réponse. Les pupilles de sa sœur étaient dilatées. Les énormes billes noires lui mangeaient tout le visage. Sa peau pâle presque translucide n'arrangeait rien à son air de mort-vivant. Le garçon en eut des frissons et détourna le regard des yeux hypnotiques de Mélia pour se raisonner. Elle avait encore eu une vision !
— Tu es prêt ? dit-elle, déterminée.
— Prêt à quoi ?
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