Chapitre 37: L'œil du Clairvoyant


Le lendemain, c'était jour de fête. On préparait le réveillon de Noël ! Mélia ne voulait pas que sa mésaventure gâche les réjouissances ! Elle avait supplié ses parents d'organiser les festivités comme si rien de grave ne s'était passé. Anthony avait accepté, mais avait invité au repas un grand nombre d'Ostendes qui n'assistaient pas d'habitude aux réunions de famille. Ainsi, Téodor Lux, Anastasia Tix, Solène Donnador avec sa fille et Térence Plomb faisaient partie des invités et représentaient les sentinelles de la soirée.

Tous les membres de la famille étaient présents. Les jumeaux retrouvèrent avec joie leur petit cousin Loris, toujours surexcité. Mélia resta de longs instants, blottie dans les bras de grand-mère Tournelle, avant de raconter à sa tante Orine, pour la énième fois, la tentative de meurtre dont elle avait été victime.

La famille au complet partageait un repas abondant, aux senteurs variées. Thys avait rapporté d'Ethérie un petit trésor gustatif, une sorte de brioche dorée à souhait abritant un cœur fondant de sève de bouleau et de fines lamelles de gentianes sucrées, concoctée avec amour par Clotaire. Téodor et lui, toujours aussi gloutons, se firent concurrence pour dévaliser les mets plus appétissants les uns que les autres, apportés par chaque convive.

La soirée se déroula dans la bonne humeur. Comme chaque année, le 24 au soir était l'occasion de chanter, danser, organiser des jeux, lancer des cotillons mêlant ainsi les rires des petits et des grands. Aux alentours de minuit, les yeux des enfants clignotaient d'excitation en phase avec la guirlande du sapin. Le Père Noël avait laissé devant la porte d'entrée plusieurs paquets au papier scintillant pour Loris, bébé Lise et Mélanie Donnador qui se trouvait gênée. Elle pensait être trop grande pour participer encore à cette mascarade. Pendant que les plus petits arrachaient les emballages avec précipitation et cris d'extase, les grands échangèrent leurs cadeaux, ravis d'apporter des lueurs d'intrigue dans la pupille de leurs proches. Thys découvrit un tee-shirt Starwars et une édition DVD spéciale de la même trilogie alors que Mélia empilait les romans fraîchement sortis de ses auteurs favoris.

Quand la fatigue succéda à l'excitation et que les bâillements en chaîne retentirent dans le salon où les corps avaient tendance à se vautrer dans les canapés, Téodor Lux prit la parole.

— Bien ! (Il frappa deux fois dans ses grosses mains pour attirer l'attention.) Il est temps de procéder à la cérémonie finale de l'Oritis de Mélia qui s'est déroulée dans des circonstances aussi originales que dramatiques. Néanmoins, notre jeune Ether a réussi l'épreuve !

Tous les regards se portèrent sur Mélia et le silence s'installa dans l'interrogation. Chacun connaissait l'expérience douloureuse que venait de vivre la jeune fille et la situation les laissait perplexes. Mélia, rouge cramoisi, essayait de se cacher derrière le rideau fin de ses cheveux blonds.

— Par les âmes ancestrales des Ethers, des Ignures, des Aguerris, des Aéquors, des Uentels ! Moi, Maître Arcan, modulateur de l'Oritis, je déclare que Mélia a vécu une épreuve initiatique et qu'elle sera acceptée comme Prudens par des Maîtres Arcans pour passer son premier cycle, continua Téodor en apposant ses mains sur les paumes de Mélia.

Salve d'applaudissements. Thys, ému, fut le premier à serrer sa sœur dans ses bras et leur cœur battit à l'unisson. La voix forte de Maître Lux claqua une nouvelle fois pleine de solennité :

— Je demande maintenant à tous les non-initiés de quitter le salon afin de finir la cérémonie entre adeptes de l'Oritis.

Orine souleva délicatement Loris qui s'était endormi au pied du sapin au milieu de ses nouvelles petites voitures, puis quitta la salle accompagnée par Nadine boudeuse arborant toujours ses cheveux en guirlande de Noël !

Les hommes se coiffèrent de leur béret couvert d'insignes colorés et les femmes ornèrent leur front de leur diadème. Mélia observait ce manège, visiblement mal à l'aise, alors Thys qui se tenait à ses côtés lui saisit la main pour la rassurer tandis que Térence Plomb vissa, par surprise, un béret vierge sur la tête du garçon.

La voix autoritaire du Maître Arcan reprit avec sérieux :

— Mélia, tu es membre à part entière des Ethers et comme nous, tu peux communiquer maintenant avec les éléments et puiser les énergies terrestres grâce à ton Ingéni. Montre-nous s'il te plaît la marque suprême de l'Oritis.

Mélia, gênée, ouvrit son gilet blanc à grosses mailles et déboutonna légèrement son chemisier en flanelle afin de laisser apparaître l'œil de cristal. La chair autour de l'Ingéni était rose vif et encore boursouflée, mais la cicatrisation entamait déjà son processus de guérison.

— Un cristal pur qui provient de la même pierre que celle de son frère ! s'exclama Rinata Tournelle admirative.

— Il a vraiment la forme d'un œil, on distingue même la pupille au centre, commenta Térence en lissant le bout de sa barbichette bien taillée.

Chacun y alla de son commentaire, le phénomène était stupéfiant. C'était du jamais vu chez les Ethers et aux dires de Téodor, aucune lignée des gardiens de la terre n'avait vécu un tel prodige ! La jeune Mélanie Donnador était admirative. Elle ne lâchait ni l'Ingéni de Mélia des yeux ni la main rassurante de sa mère. Téodor leva alors les bras à la verticale, paumes offertes au ciel, doigts souples et écartés, puis lentement les dirigea vers chaque participant avant de les laisser tomber mollement en direction du sol. Thys reconnut le signal et comme chaque convive, il laissa apparaître son Ingéni.

Chacun exhiba sa pierre précieuse, symbole de son charisme et canalisateur d'énergie. Mélia, tout comme Thys quelques semaines auparavant, fut fascinée par la couleur, la diversité, la pureté de l'Ingéni de chacun. Elle admira tout particulièrement celui que grand-mère Tournelle avait au bas du dos. Il s'agissait d'une pépite d'or de la grosseur d'un pouce, en forme d'étoile.

Alors les voix s'élevèrent à l'unisson pour entamer leur chant vibrant d'authenticité :

« Des âmes enorgueillies d'amour, de foi, de puissance...]

Arcanum terrae est lux ! »

Au rythme des paroles, grandit une boule d'énergie qui semblait prendre naissance au sein même du petit groupe. Les Ingénis vibrèrent simultanément et se gorgèrent de cette force pure qui émanait du sol. L'émeraude ronde qui brillait au centre du front moucheté de taches de rousseur de la petite Mélanie Donnador s'illumina vivement, les traits du visage de l'enfant se crispèrent puis elle sembla baigner dans la félicité.

Tour à tour, Mélia vit les membres de sa famille prendre un sourire béat alors que leur Ingéni scintillait de mille feux. Le saphir triangulaire de son père était impressionnant. Sa clarté bleu roi se reflétait sur le visage de ses voisins. Le cristal de Thys se mit à chanter tant sa vibration était pure et soutenue. Un son unique, puissant et limpide. Aussitôt, l'Ingéni de Mélia s'allia à cette résonnance et le son produit enveloppa le corps de la jeune fille d'une vague de sensations exacerbées.

La jeune Ether engrangeait de l'énergie vitale par tous les pores de son être et elle flottait dans un bonheur intense quand soudain, sa vue se brouilla de tâches bigarrées. Son Ingéni de cristal cessa de vibrer, mais il émit un léger grésillement. Elle se sentit happée violemment, comme extirpée de la pièce par une main gigantesque. Et une sorte de film intérieur d'une netteté incroyable fut projeté dans son esprit. Elle voyait l'extérieur de la demeure, les abords des chemins et des bois comme si elle se trouvait dans un petit hélicoptère silencieux qui surveillerait à faible distance tous les alentours. Après la peur des premiers instants, elle accepta pleinement les sensations étranges qui s'offraient à elle. La jeune fille avait l'impression d'avoir quitté son corps et d'inspecter les abords de la maison. Elle prit le temps d'admirer les fils de gel qui pendaient des rosiers et prenaient une couleur argentée sous les rayons de lune. Puis, elle suivit les empreintes légères d'un chat jusqu'à l'animal silencieux assis sur le pilier du muret et dont les yeux miroitaient dans la nuit. Elle entendit au loin, le carillon de l'horloge sonner une heure du matin. Elle n'était pas fatiguée, elle semblait avoir laissé un poids derrière elle.

Mélia profitait de ce nouveau sentiment de légèreté et de perception quand une respiration sifflante la glaça. Le chat se sauva à l'instant où elle vit des sortes de braises rougeoyantes émerger des bois. Un grand nombre de silhouettes sombres se rapprochaient silencieusement de la demeure tout illuminée de son aura de fête. Quelques gestes furent transmis rapidement et la maison fut encerclée prestement par une bonne vingtaine de ces personnes inquiétantes. Mélia, à la limite du cri de terreur, s'aperçut qu'elle se trouvait à proximité d'une longue silhouette. Elle flottait seulement à vingt centimètres au-dessus d'une tête grise où les cheveux trop longs bataillaient pour garder leur place. Sans rien contrôler, elle atterrit juste derrière l'individu qui se retourna et jeta un regard glacial dans sa direction. Muette d'effroi, la jeune fille resta figée en reconnaissant le long visage décharné du Maître Dux Deprador dont les yeux de crapaud la transperçaient sans paraître la voir. Aux côtés du Niemens, Mélia, terrorisée, discerna Baldo qui suivait son maître comme un chien féroce attendant l'ordre d'attaquer. Les dents blanches de l'homme noir semblaient phosphorescentes dans la nuit à la lune voilée.

— Ils sont là ! Et ils chantent, les innocents ! clama, satisfait, le terrifiant Deprador. Le plan est parfait. Ils ne se doutent pas une seconde de notre arrivée.

— On y va ? demanda Baldo visiblement impatient.

— Attends qu'on soit tous en position, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des Ostendes. Ils peuvent être nombreux là-dedans. On doit jouer sur l'effet de surprise ! Cette fois je ne veux pas d'échec, il me faut ces Ingénis. Je suis sûr qu'ils sont la clef qui nous manque pour atteindre le plan Ethérique et nous débarrasser une bonne fois pour toutes de ces « foutus gardiens de la Terre »

— Oui Maître ! On y va maintenant ?

— Pas de précipitation, je t'ai dit ! Luc Porrexi et ses sbires ne sont pas encore là !

À cet instant, Mélia qui essayait de se fondre dans la neige se sentit une nouvelle fois décoller. Elle prit de la hauteur et survola toutes ces têtes dangereuses aux aguets puis sa vue se troubla, ses oreilles bourdonnèrent, son corps se fit lourd. Un voile noir brouilla tous ses sens.

Elle reprit ses esprits au centre du salon, entourée par les siens toujours en extase, leurs Ingénis unis dans la même vibration. Personne ne prêta attention au visage chiffonné d'effroi de Mélia. Seul, Thys la regardait, perplexe. La jeune fille s'écroula et sanglota. Aussitôt son frère l'entoura de ses bras protecteurs.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? J'ai senti un truc hyper stressant qui venait de ton Ingéni !

— Oh ! J'ai eu une sorte d'hallucination ! J'ai vu la maison entourée d'Indésiratas prêts à l'attaque ! Ils encerclaient...

Elle fut interrompue par le carillon familier de l'horloge du vestibule qui annonçait déjà une heure du matin !

— Oh ! Mon Dieu ! s'exclama-t-elle, c'est seulement une heure ! J'ai déjà entendu le carillon qui sonnait une heure. Est-ce que j'ai vu les événements à l'avance ? Les Indésiratas sont peut-être vraiment là ! Ils encerclent la maison. Ils veulent nos Ingénis ! hurla-t-elle.

Téodor fut le premier à sortir de son état de transe euphorique.

— Que dis-tu ? Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda-t-il, visiblement mécontent du comportement hystérique de la jeune Ether.

— J'ai eu comme une vision, expliqua avec empressement Mélia. J'ai vu les Indésiratas. Ils sont nombreux et ils se préparent à attaquer la maison ! Vite ! Ils sont là, maintenant ! s'égosilla Mélia en martelant le torse de Téodor de coups de poing pour le faire réagir.

Le Maître la repoussa en secouant la tête. Il retroussa les lèvres et sa moustache frétilla de colère :

— Qu'est-ce que tu vas inventer là ! Ne dis pas n'importe quoi ! C'est insensé ce comportement en pleine cérémonie !

— Il faut me croire, il s'est passé un truc incroyable ! Je les ai vus, je les ai même entendus. Il y a Dux Deprador et Baldo. Ils sont là, dehors ! Ils veulent attaquer la maison.

— Calme-toi ! Tu ne risques plus rien ! intervint Solène Donnador d'une voix sereine. Tu es encore en état de choc ! Mais tu ne crains rien avec nous tous !

Rinata était silencieuse. Elle regardait tour à tour les jumeaux, les yeux plissés, le cerveau en ébullition et soudain, elle s'écria :

— Par les âmes aveugles, mais c'est ELLE la Clairvoyante ! C'est Mélia !

Elle avait à peine achevé ces paroles que Térence Plomb, blanc comme un linge, chuchota derrière le rideau plissé de la fenêtre du salon :

— Ils sont bien là, j'ai aperçu un mouvement ! Il y a quelqu'un derrière les arbres.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top