Chapitre 35: le bouclier de cristal
Mélia gisait sur le dos, le visage couvert de cheveux blonds emmêlés, les bras et les jambes bizarrement orientés comme une poupée désarticulée avec laquelle un chien aurait joué. Son gilet et son pull à col roulé étaient partiellement brûlés, une tache sanglante colorait la place du cœur.
— Beau travail Baldo, tu as essayé de faire de l'Art ou quoi ? C'était quoi ces couleurs avec ces étincelles ? demanda railleusement le Maître Deprador en faisant craquer les articulations de sa main droite.
— Ben je ne sais pas, constata l'homme noir, apparemment surpris lui aussi de l'effet produit. C'est la première fois que ça m'arrive un truc pareil !
— En tout cas, elle a eu son compte ! Une Ostende de moins sur Terre. Allez, maintenant, on file ! Et avec discrétion !
Ce dernier commentaire s'adressait aux fils Le Tallec qui hochèrent la tête et cessèrent leurs ricanements nerveux.
Le corps de Mélia resta seul dans le silence sombre du vestiaire ! La douce jeune fille, si vivante une heure auparavant, pleine de projets et en joie dans l'idée de fêter Noël avec son jumeau qui lui manquait tant, avait fini son parcours de vie dans ce lieu sale et désolé.
À peine quelques secondes après la sortie des Indésiratas, une ombre jusqu'alors tapie dans l'obscurité au fond du vestiaire se mit en mouvement. Elle avança à pas feutrés jusqu'au corps inerte, s'arrêta quelques instants comme indécise devant la victime, se pencha lentement au-dessus de la silhouette molle qu'elle effleura du bout des doigts. Une nouvelle fois le temps se figea. Puis l'ombre, dans un soupir, quitta les lieux discrètement !
Cette fois la mort régnait seule dans la pièce. Le silence s'installa, les minutes s'égrainèrent. Une auréole de sang épaississait sur le goudron formant une sorte de canard coiffé d'un chapeau de fée. Une souris sortit son museau de derrière une poutre et les moustaches frétillantes, vint inspecter rapidement les lieux puis s'éclipsa par la porte à peine entrebâillée. L'air glacial s'engouffrait dans la salle. La lourde porte en bois couinait et oscillait vainement de quelques millimètres. Une rafale plus vindicative balaya les cheveux blonds si fins qui recouvraient toute la figure de la jeune fille. Son visage pâle semblait dormir et curieusement les lèvres figées à jamais esquissaient un sourire.
Mélia était dans un cocon de mousse blanche, son corps ressentait les caresses de chaque alvéole pulpeuse qui l'enveloppait. Il faisait chaud, l'air était parfumé d'un délicat fumet de rose et de résine de bois. Quelques notes de musiques pures s'envolaient créant une ambiance de méditation. La jeune fille respirait à pleins poumons ces sensations étranges et enivrantes.
« Mélia, Mélia, lève-toi ! » Une voix amicale la titillait depuis quelques instants ce qui gênait sa concentration. Comme une mouche inopportune, elle la chassa d'un geste souple et replongea dans la douceur molletonnée de son cocon.
« Mélia, je suis avec toi, n'abandonne pas, j'ai besoin de toi ! » Encore une fois, la voix la suppliait gentiment. Son timbre était agréable, mais ses paroles contrariaient le repos de la jeune fille. Pourquoi se lever ? Elle était si bien !
« Mèl ! Mèl ! Mèl ! Lève-toi maintenant, tiens bon ! » La voix résonnait à la place de la musique apaisante et réussit enfin à atteindre la conscience profonde de la jeune Ether qui fit un effort démesuré pour sortir de la sécurité de sa mousse blanche.
À la seconde où elle ouvrit les yeux, les images des derniers instants de sa vie défilèrent à une vitesse prodigieuse comme imprimés dans sa rétine. Elle se vit enfermée dans le noir et épiée par des yeux rouges. Elle se sentit frapper par une violence brûlante et acérée et hurla à postériori sa douleur et sa peur. Elle avait ensuite éprouvé une libération sans nom quand des rayonnements l'avaient enveloppée : une flamme était née dans son cœur, un feu d'artifice de couleurs, d'odeurs, de sons, de sensations avait éclaté en elle. Elle avait eu l'impression de naître. Puis une douleur foudroyante avait atteint le haut de sa poitrine si proche du cœur. Sur l'instant, tous ses nerfs avaient vibré et son cerveau avait éclaté. Elle avait sombré. La vague impression d'une présence encore qui l'observe et l'apaise puis une douce torpeur.
Et maintenant, elle prenait conscience du sol froid et dur sur lequel reposait son corps endolori dont elle ressentait chaque muscle ankylosé, chaque organe enflammé, chaque tissu irrité. Une douleur vive en haut de son sein gauche lui fit pousser un cri. Toujours sur le dos, elle tâta la partie douloureuse et découvrit une zone dure et lisse. Elle prit peur. Il y avait quelque chose de planté là au niveau de son cœur. Ses yeux effrayés cherchaient du secours dans la pièce quand ils se posèrent sur une tâche bleue projetée au plafond. Il s'agissait d'un œil lumineux comme braqué par une torche qui lui sortait de la poitrine.
« Par les Ethers ! On dirait l'œil de cristal ! C'est bien ça ! Mon pendentif a reçu le rayon de feu et ça l'a enfoncé dans mon torse ! Oh ! Mon dieu et il brille », constata Mélia mi-terrorisée, mi-impressionnée.
Elle se redressa avec précaution et inspecta son torse à travers ses vêtements déchirés. Elle fut sidérée de constater que l'œil de cristal étincelant de pureté avait été incrusté dans son corps sous l'impact de l'attaque des Indésiratas. Sa peau rouge et boursoufflée enserrait le pendentif.
Elle remarqua qu'elle n'avait aucune autre blessure grave et qu'elle pouvait se tenir debout même si sa tête tanguait et que le sol ne lui paraissait pas stable. Elle s'assit sur un banc et regarda encore le cristal qui appartenait maintenant à son corps.
« On dirait un Ingéni ! » songea-t-elle.
Puis, la réalité la rattrapa. « Il faut que je sorte d'ici, ils pourraient revenir ! »
Elle se mit en quête de son portable, qu'elle découvrit à deux pas, la narguant silencieusement. Il était éteint. Elle l'alluma, la lueur qui s'afficha avait quelque chose de réconfortant. Elle remarqua qu'on avait essayé de la joindre à l'accès. Sa messagerie était engorgée. Elle composa le numéro du portable de son père en tremblant, ses doigts gourds ayant du mal à retrouver leur mobilité. La sonnerie n'eut pas le temps de se finir, qu'un « Allo » sonore et précipité retentit.
— Papa, au secours, j'ai besoin de toi ! Elle se mit alors à pleurer, ses nerfs la lâchaient.
— Je sais ! J'arrive, ma puce ! Ne sors pas !
— Tu sais ? répéta Mélia incrédule.
— Oui, Thys m'a tout expliqué ! Ne sors pas, ne bouge pas, nous sommes tout près !
— Thys ? Mélia n'arrivait pas à associer ses idées. Tu n'as pas compris papa ! Thys n'est pas là ! J'ai été attaquée par des... des Indésiratas !
— Je sais, ne panique pas, ne bouge pas, nous arrivons ! La voix de son père était tendue, au bord de la fracture.
Une nouvelle rafale, la porte cette fois s'ouvrit largement et des flocons de neige s'engouffrèrent à l'abri. Mélia les regarda mourir sur le béton râpé de l'entrée du vestiaire. Tout hébétée, elle entendait la voix lointaine de son père sortir du portable. Ce flot de paroles inintelligible la rassurait. Elle frissonna, la lueur du cristal en elle vacilla. Quelle drôle de situation !
Un bruit de moteur, juste là dans l'allée menant au vestiaire. Une voiture ? On ne peut pas entrer dans l'enceinte du collège avec une voiture pendant les heures de cours ! Une porte qui claque dans un bruit de tôle fine. Des pas précipités !
— Mélia, Mélia, tu es là ? Thys se jeta sur sa sœur, il l'étreignit puis se recula pour la contempler. Oh ! Par les âmes sensibles, ton cœur... le cristal ! On dirait... On dirait un Ingéni... Tu as mal ?
Mélia soudainement apaisée observa son frère. Elle avait un peu l'impression d'évoluer au ralenti dans un monde qui ne la concernait pas vraiment. Une sorte de voyage dans le temps où elle serait spectatrice de sa vie. Thys la serra une nouvelle fois contre lui. Il avait changé ! Son visage malgré l'angoisse avait les traits sereins des statues pleines de piété que l'on trouve dans les églises. Son front blanc était doux et invitait au baiser. Alors, elle déposa ses lèvres froides sur la tempe de son jumeau juste à côté du cristal étincelant.
— Mèl, réponds-moi bon sang ! As-tu mal ?
— Non, enfin... un peu. Sa voix lui parut rocailleuse.
— Comment va-t-elle ?
C'était son père qui hurlait, pourtant il était tout près, là, juste à côté de Thys. Quelqu'un se tenait dans son dos et lui palpait le crâne. Des mains expertes, sûres et rassurantes !
— Ça va ! lança la voix derrière elle.
Il était donc là aussi ce bon vieux Maître Arcan ! C'est vrai finalement qu'il avait une gueule de chien de BD avec sa moustache blanche, ses grosses dents et ses mèches qui pendouillaient comme les longues oreilles d'un vieux cocker. Cette idée la fit pouffer.
— Mon Dieu, elle s'étouffe ! paniqua son père.
— Non, elle rit ! constata son frère abasourdi.
— Elle est en état de choc ! leur expliqua Maître Lux.
Puis le Maître Arcan stoppa net tout mouvement et fixa Mélia.
— Par les plus grandes âmes évaporées, qu'est-ce que c'est ? On dirait un Ingéni, souffla-t-il, les yeux rivés sur la poitrine de la jeune Ether.
Tous les regards étaient braqués sur l'œil de cristal qui rayonnait toujours. Anthony Ano fut le premier à se ressaisir :
— On rentre ! On verra ça à la maison ! Maître Lux, vous l'attrapez par les jambes !
Et il la souleva délicatement en la maintenant sous les bras. Mais la jeune fille se cabra, leur fit lâcher prise et se redressa seule.
— Ça va, je marche ! dit-elle toujours dans un état second, comme grisée par un verre d'alcool.
Et en zigzaguant, elle se rendit vers la sortie. Thys se dépêcha de lui donner le bras pour la soutenir discrètement et l'orienter vers l'ouverture qu'elle était en train de louper. Dehors les attendait « Toudouce », la R5 ancestrale du Maître Arcan. Une pellicule de givre recouvrait déjà le pare-brise et la voiture semblait grelotter sous sa tôle trop fine. Tous les quatre s'engouffrèrent dans l'habitacle glacial à l'instant où la sonnerie du collège sonnait la fin de la récréation.
« Tout ça n'a duré qu'une poignée de minutes », s'étonna Mélia assise à l'arrière, entre son père et son frère, qui tous deux, la couvraient de leur tendresse. Elle ferma les yeux, épuisée, et ne vit pas dans le rétroviseur fendu et mal réglé, Célia, Laura, Cid et Théo qui se dirigeaient affolés vers les vestiaires.
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