Chapitre 31: Un rêve déclencheur
Autant dire que Mélia était en ébullition au petit matin de son tout premier jour scolaire. Son sac à dos négligemment posé sur une seule épaule, comme elle avait pu le voir à la télé ou à la maison quand Thys venait goûter avec ses copains, elle piaffait d'impatience depuis 4 h 38. Heure à laquelle, ses yeux s'étaient grand ouverts, la sortant d'un sommeil agité. Coiffée, lavée, habillée, recoiffée, elle avait retiré les quelques affaires de son sac une bonne dizaine de fois pour les disposer d'une autre façon dans les différentes poches. À 6 h 50, elle attendait dans la cuisine en caressant énergétiquement Plix qui tentait en vain de s'échapper de cette tendresse matinale bien trop vigoureuse à son goût. Elle avait pris son petit déjeuner depuis au moins une demi-heure et préparé celui de son père, quand elle fut surprise de voir Sylvie, habillée et maquillée, la rejoindre.
— Je vous accompagne, dit sa mère d'une voix étranglée.
Mélia, toute à son bonheur, se contenta d'appliquer un bisou sonore sur sa joue fraîche. Anthony arriva enfin. Lui aussi paraissait nerveux, pourtant il arbora un beau sourire en s'adressant à sa fille.
— Alors, c'est le grand jour, tu es prête ?
— Oh oui, parfaitement prête et pressée même !
La jeune fille jubilait, les pommettes roses et l'œil éclatant. Elle s'efforça cependant de contrôler sa frénésie devant sa mère qui semblait aussi tendue qu'un élastique sur le point de rompre.
Le trajet jusqu'au collège parut interminable. Mélia n'en pouvait plus, elle se voyait déjà assise en classe, son stylo-plume en main en train de noter les devoirs sur son agenda. Quant à Anthony et Sylvie Ano, aux aguets, ils épiaient chaque voiture suspecte, chaque piéton, leur cœur palpitant au moindre imprévu. Ainsi, un pauvre auto-stoppeur qui les sollicita près d'un panneau-stop eut droit à un démarrage déchainé qui l'aspergea de la tête aux pieds d'une neige sale.
La ville était tout illuminée de décorations qui tanguaient dans l'air glacial, mais cette ambiance de fête ne déconcentra pas les parents de leur mission. Le père Noël devant l'école maternelle ne reçut aucun sourire, mais fut détaillé de la tête aux pieds. Aux abords du collège, Anthony observa chaque jeune qui franchissait les grilles avant d'autoriser sa femme et sa fille à sortir de la voiture.
— Maman, ça y est, on est arrivés maintenant, il y a plein d'autres élèves. J'aperçois même Cid Martin, là-bas, tu peux me laisser.
— Tu as dit que tu te plierais aux règles, Mélia. Je t'accompagne jusqu'à Monsieur Tangon et lui t'amènera dans ta classe !
Tout le corps de Sylvie était rigide et elle avait un regard dur que Mélia ne lui connaissait pas, alors elle se garda bien de répondre et suivit docilement sa mère, les yeux toujours brillants de joie en découvrant tous les collégiens qui s'engouffraient dans l'établissement scolaire. Tant d'amis potentiels ! La vaste cour était entourée d'un bâtiment imposant en L qui avait été récemment repeint. Le beige des murs se mariait avec l'ocre des tuiles et offrait à première vue un cadre agréable pour les quelque cinq cents élèves qui y évoluaient.
Sylvie laissa Mélia dans le bureau de monsieur Tangon après avoir émis une multitude de recommandations à l'un et à l'autre. Elle répéta à sa fille qu'elle attendrait son appel à dix heures tapantes au début de la récré, puis elle l'embrassa et adressa un regard dur au principal qui essaya un sourire pour l'apaiser. En vain. La mère de famille s'éclipsa, les yeux humides et les lèvres pincées sans un au revoir. Dès son départ, la pièce parut plus accueillante, voire plus spacieuse et lumineuse. Jean Tangon, en sueur, épongea son front dégarni et replaça machinalement les quelques cheveux fins qui s'accrochaient encore à son crâne sec. Il ôta ses lunettes rectangulaires et en frotta les verres avec le bas de son gros pull d'hiver en mailles épaisses. Ses yeux bleus de myope se plissaient pour distinguer la jeune fille toujours assise sagement en face de lui.
— Alors Mélia, heureuse d'être parmi nous ? Pas trop angoissée ?
Il rajusta ses lunettes et adressa un doux sourire à la nouvelle élève.
— Je suis un peu stressée, mais je suis vraiment contente d'être là, monsieur ! Dans quelle classe allez-vous m'envoyer ?
— Eh bien, je crois que le plus judicieux serait la 4 A, tu dois connaître quelques-uns des camarades de ton frère qui t'accueilleront sans doute facilement et tu pourras ainsi informer Thys des leçons et exercices à rattraper à son retour, qu'en penses-tu ?
— C'est parfait, je vous remercie !
Monsieur Tangon venait de combler Mélia. La 4A ! Elle la connaissait à travers les récits de Thys. Les élèves, les profs, les salles de cours. Elle leur donnait vie dans son esprit quand Thys partait à la journée et qu'elle restait seule près de son marronnier.
Quand Mélia entra dans la classe, accompagnée par monsieur Tangon, au début du cours de maths de monsieur Levasseur revenu de son congé maladie, elle perçut quelques commentaires qui la firent sourire.
— Qui c'est ? Une nouvelle ?
— On dirait Thys en fille !
— Waouh ! Non ! Il ne s'est quand même pas travesti !
— Mais non, c'est une meuf, elle est bien plus canon !
Monsieur Tangon présenta Mélia comme la sœur jumelle de Thys, à la santé fragile qui pouvait tenter une scolarisation à mi-temps dans leur classe. Il demanda aux élèves de la soutenir, de l'accompagner et de lui faire visiter le collège. Il insista sur le fait qu'elle ne devait jamais rester seule au vu de ses soucis médicaux, puis il adressa un clin d'œil à Mélia en souhaitant bonne journée à chacun et s'éclipsa. La jeune fille se faufila entre les rangs pour rejoindre l'unique place vide, à côté de la timide Clarisse !
Monsieur Levasseur eut toutes les peines du monde à obtenir le calme après l'intervention du principal. Sa barbichette gris délavé pointait dans toutes les directions pour demander le silence sans succès. Il dut taper du poing sur la table pour retrouver un semblant de tranquillité, pourtant tous les regards convergèrent encore longtemps vers une Mélia ravie qui souriait à qui mieux mieux. À la récréation, elle fut la vedette, ce qui parut lui plaire. Un grand groupe s'était formé autour d'elle, la pressant de questions :
— Quelle est ta maladie ? demanda Diana, à brûle-pourpoint.
— C'est une maladie orpheline, c'est-à-dire un syndrome très rare qui a énormément affaibli mon système cardiaque et respiratoire. Mais maintenant, je vais mieux, beaucoup mieux, s'exclama Mélia rayonnante.
— Tu peux faire un malaise en classe ?
— Je ne pense pas, répondit sincèrement la jeune fille.
— Que fais-tu l'après-midi ? Tu te rends à l'hôpital ? s'alarma Célia.
— Non, je me repose, mais je vais bien ! Ne vous inquiétez pas !
— Où est Thys, il est malade lui aussi ? interrogea Raoul, le ballon de foot à la main, pressé de commencer le match quotidien.
— Oui, mais c'est seulement la grippe, mentit Mélia. Il revient bientôt, tout va bien !
— Il revient quand ? insista Cid peu convaincu.
— Heu ! Bientôt !
Elle regarda Cid qu'elle connaissait bien. Elle lut de l'inquiétude et de la suspicion sur son visage, alors elle baissa la tête, gênée.
Quelques questions fusèrent encore jusqu'à ce que chacun eut son information, puis le groupe se dispersa pour profiter des joies de la récré. Rapidement, un match de foot s'organisa contre les 4 C. Quelques filles partirent discuter sur les bancs de pierre qui leur gelaient les fesses. D'autres, ferventes admiratrices des pitreries de Raphaël, l'encourageaient dans ses glissades sur le sol luisant et applaudissaient en riant comme des chèvres quand il finissait en roulé-boulé contrôlé. Cid, Théo, Célia et Laura étaient restés auprès de Mélia et s'évertuaient à lui faire découvrir les recoins du collège. C'est en passant devant les toilettes que Mélia se souvint du coup de fil qu'elle devait passer à ses parents. Elle franchit à toute allure la porte des W.C. qu'elle verrouilla derrière elle. Mais à peine avait-elle dégainé son téléphone portable camouflé dans son gros anorak que l'on tapota à la porte nerveusement et qu'elle entendit la voix soucieuse de Célia.
— Mélia, ça va ? Tu as besoin d'aide ? Veux-tu que j'aille chercher madame Hadépix, notre infirmière ?
— Non, non, non, pas besoin, je suis juste aux toilettes, la tranquillisa Mélia.
— Oh ! Désolée !
Et Célia s'éclipsa, gênée. Mélia s'assura qu'il n'y avait plus personne derrière la porte et elle appela ses parents. Elle tomba sur une mère furieuse qui lui notifia qu'elle attendait ce coup de fil depuis plus de cinq minutes et qu'elle était sur le point de se rendre au collège, puis elle eut son père qui lui demanda si tout se passait bien, avant de l'embrasser et de lui dire de ne pas s'inquiéter pour Sylvie. Il gérait.
Les premiers jours, Cid restait auprès de Mélia et la pressait de questions. Il ne comprenait pas pourquoi son meilleur copain ne lui répondait pas au téléphone et ne donnait aucun signe de vie. Et d'ailleurs était-il toujours en vie ? Mélia le rassurait en inventant des mensonges qui la mettaient mal à l'aise. Alors petit à petit, elle fit tout pour fuir Cid et se trouver d'autres amis. Ainsi, elle se rapprocha de Célia et de Laura, et très vite, elles formèrent un trio très lié. Mélia s'adapta rapidement à la vie scolaire, c'était une étudiante souriante, vive, intéressée et perspicace. En moins d'une semaine, elle charma les profs et les élèves. Les garçons surtout étaient séduits par la beauté fragile de leur nouvelle camarade de classe. Romain et Raphaël lui firent la cour tandis que Julien lui écrivait des poèmes louant sa chevelure d'ange et son regard de déesse. Mais gentiment, elle les éconduisit ; elle avait repéré dans la cour, un grand brun au sourire triste qui lui plaisait beaucoup. Mais elle n'osait pas aller lui parler, elle se promit cependant, quand l'occasion se présenterait, de questionner Célia ou Laura à son sujet.
Ainsi, la jeune fille vivait sa petite vie de collégienne tranquille et oubliait même parfois qu'elle était différente. Aucune menace, aucun geste suspect ne l'avaient alarmée depuis sa rentrée. Son père paraissait se détendre, mais toutes les mesures du départ étaient effectives. Sa mère avait renoncé à l'accompagner jusqu'au bureau du principal tous les jours, par contre, elle tenait encore à son coup de téléphone ponctuel à chaque récré.
Sur le trajet hebdomadaire, toujours à proximité du bois de Dressons, Mélia ressentait régulièrement des picotements dans les mains et même parfois ses doigts fourmillaient vivement avant de libérer une faible lueur bleutée qu'elle camouflait sous ses gants noirs. Ces phénomènes ne la troublaient pas, elle en avait l'habitude, elle était juste déçue de ne pas pouvoir les partager avec son frère.
Un soir, à la maison après un nouveau rêve confus, elle s'éveilla en sueur en pleine nuit. Surprise, elle s'aperçut que sa chambre était toute illuminée. Son pendentif en cristal, posé sur la table de nuit, dispensait une lueur vive orangée qui éclairait toute la pièce. Quand elle voulut s'en saisir, des étincelles jaillirent de ses mains et, au contact du pendentif, devinrent des flammèches longues d'une dizaine de centimètres qui partirent en feu d'artifice dans tous les sens. Mélia étouffa un cri et lâcha son œil de cristal qui atterrit sous le lit et s'éteignit instantanément. Par contre, en divers lieux de sa chambre, une petite fumée s'élevait et les minuscules flammes tentaient de dévorer, qui un bout de livre, qui un devoir d'histoire ou un morceau de lit.
Efficace, en quelques secondes, Mélia maîtrisa les mini feux qui ne demandaient qu'à s'étendre. Il lui fallut, en revanche, de longues minutes pour contrôler les tressautements de son cœur et reprendre une respiration normale. Ses mains étaient encore bouillantes et au bout de ses doigts se formaient des étincelles. Elle serra les poings pour étouffer une nouvelle projection de flammes. L'oreille en alerte, elle écoutait les bruits de la maison de crainte d'avoir réveillé quelqu'un, mais aucun signe d'éveil ne lui parvint. Seul le souffle d'Electric qui reniflait le bas de sa porte avec insistance, puis se mit à gratter rageusement devant le palier l'obligea à le laisser entrer. Dans la pièce, l'animal flaira chaque coin. Il s'arrêta sur le papier mi-calciné, éternua, puis satisfait, sauta sur l'édredon épais de la jeune fille, où il bailla en gémissant, posa sa tête sur ses pattes avant et ronfla instantanément. Mélia tout en caressant le poil emmêlé du chien essayait de comprendre ce qui venait de lui arriver.
Tout découlait de son rêve. Chaque nuit, elle était habitée par des songes étranges sans aucun rapport avec sa vie, mais qui paraissaient pourtant si vrais et qui lui laissaient toujours des sensations de déjà vu ou qui la hantaient encore pendant ses journées. Parfois, elle survolait un sol aride et caillouteux, d'autres fois elle arpentait un désert de sable et sa langue sèche pendait tandis que deux oiseaux tentaient de picorer l'unique goutte d'eau qui y perlait. Elle s'était vue grelottante sur la banquise ou au fond de l'océan retenant sa respiration en sondant l'immensité sombre et effrayante. Chaque fois, elle cherchait quelque chose dans une ambiance oppressante. Elle savait que ce qu'elle espérait trouver était essentiel à sa survie et à celle de son frère.
Cette nuit, le rêve était bien différent. Elle ne conservait qu'une image en souvenir : le visage triste d'un garçon brun. Et une sensation. Un danger immense, comme une vague prête à l'engloutir. Consternée, elle se concentra pour se remémorer le rêve en entier. Seule cette image revenait inlassablement si bien qu'elle eut beaucoup de mal à s'endormir par la suite, car à chaque fois qu'elle fermait les paupières, elle revoyait ce garçon, celui de la cour de récréation, elle en était sûre, qui lui souriait en gardant les yeux froids et distants. Un rictus de clown mélancolique. Elle se crut persécutée toute la nuit et ne s'assoupit qu'au petit matin. L'alarme mélodique de son réveil ne lui provoqua même pas un frémissement. Quand Anthony vint la chercher pour le petit déjeuner, il plissa le nez.
— Qu'est-ce que ça sent ici, le brûlé ?
— Mais non, gémit Mélia tout endormie.
— Et qu'est-ce qu'il fait là celui-là ! demanda son père en désignant Electric qui s'étirait en travers du lit.
— Heu ! Je ne sais pas !
— Qu'est-ce que tu as fait cette nuit ? Bon sang, tu es toute pâle ! Ça va ? s'alarma Anthony en posant sa main sur le front de sa fille pour prendre sa température.
Mélia se dégagea, agacée. Les réflexes protecteurs de ses parents lui pesaient de plus en plus.
— Oui, ça va, papa. Je suis juste fatiguée !
— Eh bien, je pense que le chef va vouloir que tu te reposes à la maison, aujourd'hui !
— Le chef ?
— Ta mère !
— Oh ! Non ! Papa, ça va bien, ne lui dis rien, supplia Mélia, tout à fait réveillée cette fois.
— Je ne sais pas... Et puis, qu'est-ce que c'est que cette odeur, on dirait... On dirait... Tu n'as pas fumé quand même ?
Anthony était outré. Nerveuse, Mélia éclata de rire.
— Mais non papa ! Ça doit être Electric qui est allé trainer vers un feu de bois dehors et qui ramène cette odeur ici !
— Mouais, fais-moi sortir cette bestiole crottée d'ici ! Et dépêche-toi de te préparer si tu ne veux pas être en retard, décida Anthony avec une moue hésitante.
Mélia ne se le fit pas dire deux fois. Dès que son père quitta la chambre, elle se leva et attrapa, sous son lit, son pendentif qu'elle contempla pensive. Elle avait réussi à cacher sa nuit agitée à son père et elle espérait bien découvrir rapidement pourquoi un garçon mystérieux s'était invité dans son rêve et avait provoqué un tel déferlement de sensations, au risque d'incendier sa chambre. Et puis elle comprenait mieux les angoisses de Thys devant ces phénomènes qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Elle avait peur que ses mains surchauffent en classe. Pourrait-elle les contrôler ?
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