Chapitre 29 Le Clairvoyant
La voix sortit du gosier de Thys sans que celui-ci en eût conscience. Il ne comprenait pas pourquoi il avait prononcé ces paroles. Pourtant, il jubilait. Un sentiment d'une extrême satisfaction l'envahissait et une petite voix clama dans sa tête : « C'est le début d'une longue recherche, on peut avancer maintenant ! »
— Thys, que t'arrive-t-il, mon chaton en peluche ?
Rinata posa une main sur le bras tendu du garçon interrompant le charme. En transe, couvert de sueur, le jeune Ether eut l'impression de sortir d'une séance de hammam. Ses pupilles dilatées peinaient à retrouver leur équilibre et il n'aperçut que le visage nuageux de sa grand-mère avant de s'écrouler sur la mousse prête à le recevoir.
— Allez, réveille-toi ! Et la claque s'abattit, tendre et ferme.
— Stop ! Mamina, stop ! Thys s'assit les bras serrés autour de ses jambes pliées, le menton appuyé sur les genoux. Que m'est-il arrivé ?
— Un Clairvoyant ! Un Clairvoyant ! J'en étais sûre ! Ah ! Cette bourrique de Téodor Lux qui ne voulait pas me croire! Allez, vas-y ! Raconte-moi vite ce que tu as vu avant que les images ne s'effacent !
— Mais, je n'ai rien vu, j'ai juste entendu une voix !
— Une voix ? Mais c'est extraordinaire, mon petit lézard frétillant ! Et que disait-elle ?
Rinata Tournelle ne masquait pas son impatience, elle pianotait vigoureusement de ses doigts graciles sur la table ce qui créait un rythme étrange dans l'alcôve.
— Elle disait que c'était le début et que maintenant on pouvait y aller. Elle était super contente !
La vieille Ether paraissait déçue et dodelina de la tête, songeuse.
— C'est tout ? Rappelle-toi bien, n'oublie rien !
— C'est tout, Mamina ! Il n'y a rien eu d'autre. Je me sens complètement vidé, là !
Thys ferma les yeux ! Il les ouvrit vingt minutes plus tard croyant avoir simplement battu des cils. Rinata avait déjà rangé sa précieuse trouvaille archéologique.
— Viens, ma plume soyeuse, je vais te conduire à ton alcôve, tu pourras te reposer et demain nous reparlerons de cette expérience. Tu es un Clairvoyant, je le savais !
Elle guida son petit-fils vers une autre cavité, à seulement une dizaine de mètres de la sienne.
— Te voilà chez toi !
Cet abri ressemblait en tout point à celui de sa grand-mère. Thys ne demanda pas son reste et s'affala de tout son long sur le lit sobre.
— J'ai faim, articula-t-il en s'endormant, et son ventre gronda longuement.
Les journées suivantes, le jeune Ether les consacra à s'approprier les lieux. Il errait seul dans le Jécorum sous le regard amusé de la quarantaine de gardiens de la Terre qui y vivait. Tous les matins, il observait la petite communauté faire une sorte de gymnastique de mise en route. Les pieds bien ancrés dans le sol, les yeux clos, les corps se mettaient en action et semblaient danser au ralenti dans la même harmonie. Ensuite chacun vaquait à ses occupations. Parfois Thys suivait Mamina dans son alcôve et essayait avec elle de décrypter le message inscrit sur le cylindre. Il n'avait aucune connaissance dans le domaine, mais Rinata prit plaisir à partager son savoir avec son petit-fils. Et elle espérait éveiller le Clairvoyant qui sommeillait en lui. D'autres fois, il accompagnait Anastasia dans sa quête de plantes médicinales. Il avait aussi fait la connaissance de Paulo, un très vieil homme, décharné et poilu, qui passait son temps à sculpter le bois. Chaque fois c'était le même rituel, Paulo braquait son regard sur un morceau de bois brut comme si ses yeux pouvaient produire des rayons laser capables de tracer les contours de sa future œuvre, puis il palpait l'écorce, suivait de son pouce les veines résineuses, semblait malaxer le morceau de bois. Alors son geste devenait de plus en plus lent et ses mains finissaient par s'immobiliser sur la matière en libérant de minuscules étincelles bleutées accompagnées de grésillements vibrants. Quelques minutes plus tard, Paulo s'activait tout à son art. Il grattait, raclait, découpait. Et de ses mains d'or naissaient une louche, une coupe, un portemanteau, un visage, un cadre, au gré des envies et des demandes. Thys se plaisait à imaginer à l'avance ce qui allait sortir de la souche de bois, mais ses pronostiques étaient rarement justes.
Ainsi, au fil des jours, il apprit à connaître les coins et recoins du Jécorum, tout comme les diverses personnalités qui y vivaient. Mais ce qu'il aimait le plus particulièrement, c'était faire un tour dans le réfectoire où Clotaire le régalait de ses préparations originales et goûteuses. Son estomac jamais rassasié le tourmentait à toute heure de la journée. Mais quel plaisir de sentir le suc cristallisé d'un pétale frit enrobé de pollen crépiter sur ses papilles ultra-sensibles!
En pleine nuit, une nouvelle fois réveillé après un rêve gourmand, Thys avait essayé de rejoindre la cuisine de Clotaire pour lui subtiliser un reste de plat et il s'était trouvé nez à nez avec Téodor Lux dont les quatre mèches blanches semblaient phosphorescentes dans le clair de lune. Le Maître Arcan avait d'abord haussé les sourcils et retroussé les lèvres, libérant sa forte dentition au sourire si caractéristique.
— Eh Bien ! Je vois que je ne suis plus le seul gourmand du Jécorum maintenant ! Assieds-toi, je vais faire un effort pour partager avec toi une part de ce moelleux aux agrumes !
Téodor ne put s'empêcher de saliver et de humer subtilement la part qu'il fit passer à Thys. Tous deux savourèrent gloutonnement leur repas nocturne dans le silence amical de la salle souterraine. Ces virées clandestines dans le réfectoire se renouvelèrent toutes les nuits ; complices dans la même délectation le Maître et l'élève se rapprochaient.
Térence Plomb passa du temps aussi avec le garçon, il le questionna d'abord sur la petite voix que Thys avait entendu quand il avait touché le cylindre. Mais le jeune Ether ne put lui en dire plus que ce qu'il avait confié à sa grand-mère. Néanmoins Térence garda son sourire et le rassura en lui ébouriffant sa chevelure légère et effleurant l'Ingéni de cristal qui scintillait plus vivement depuis son arrivée en Ethérie. Térence prit aussi le temps de connaître les passions, les envies et les rêves du petit-fils de Rinata, décryptant dans certains jeux ou sensations les éventuelles prémices de sa clairvoyance.
Six semaines s'écoulèrent rapidement dans le Jécorum. Thys, tout à ses nouvelles sensations exacerbées, ne vit pas le temps passer. Il avait même occulté, dans un premier temps, le vide laissé par l'absence de sa famille. Mais maintenant que les nouveautés devenaient le quotidien, l'absence d'attentions maternelles, ou de conseils paternels lui pesait énormément. D'autant plus que Mamina, elle aussi, l'avait quitté pour fouiller de nouveaux horizons, après l'avoir assommé de bisous et de doux surnoms.
Depuis toujours en osmose avec sa sœur jumelle, son éloignement en devenait même douloureux. Ses pensées convergeaient sans arrêt vers Mélia. Parfois, il croyait entendre sa voix claire et franche, d'autres fois, il imaginait voir son reflet dans le miroir contrarié du bassin central. À certains instants, un souffle d'air, transportant un halo de brume opalescente, lui rappelait un refrain qu'elle aimait fredonner. Alors aux joies du début, succéda un état de déprime qu'il eut du mal à cacher.
Térence Plomb veillait au bien-être de chacun et ressentit très vite le malaise du petit protégé du Jécorum.
— Thys, je vois que quelque chose ne va pas, tu veux en parler ?
— Ma famille me manque, je m'inquiète pour eux. J'ai des nouvelles grâce à ce que Téodor me raconte et grâce aux lettres de Mélia et Tantine, mais j'ai besoin de les voir. Ma sœur me manque énormément. Je ne pourrais pas leur rendre une petite visite ? Il n'y a pas eu d'autres attaques de Péragores, n'est-ce pas ?
— C'est vrai, les Indésiratas n'ont tenté aucun mauvais coup, mais ils sont en alerte et l'on sent qu'ils préparent quelque chose. Je vais tout de même essayer de t'organiser un retour sécurisé chez toi pour que tu puisses profiter de ta famille pour les fêtes de Noël.
— Noël ? C'est passé Noël, non ?
Thys avait perdu complètement la notion du temps. Très vite il se mit à calculer. Il était arrivé en Ethérie six jours après le 2 décembre, jour maudit de l'anniversaire de Briac. Et cela faisait... un peu moins de six semaines qu'il arpentait le Jécorum de long en large. Ici, il ne semblait pas y avoir de saison ni de caprice du temps ; chaque jour était clair et lumineux et si la pluie tombait, elle le faisait juste le temps nécessaire pour désaltérer la vie végétale et nettoyer régulièrement le sol de sa brume cotonneuse.
Bon en comptant correctement, si cela faisait à peu près six semaines qu'il était sur le plan Ethérique la fête de Noël aurait dû avoir lieu trois semaines auparavant ! Et personne n'en avait parlé ! Clotaire n'avait même pas préparé une bonne bûche en dessert ! Térence imaginait bien ce qui préoccupait Thys, il lisait dans son front plissé et ses yeux aux mouvements furtifs.
— Attends, je t'explique. Le temps en Ethérie n'avance pas à la même vitesse que sur le plan terrestre. Tu viens de vivre à peu près six semaines ici alors que là-bas tu n'es parti que depuis un peu plus de deux semaines.
— Oh ! Alors ils me manquent deux fois plus que je ne leur manque !
Térence partit d'un grand éclat de rire frais :
— On peut voir les choses comme ça, en effet !
— J'y vais quand alors ? insista Thys.
— Hé ! Doucement, je m'occupe de cela, mais ce ne sera pas pour aujourd'hui, ta maison est surveillée régulièrement par deux Milvuits. Il va falloir ruser, donc pas de précipitation, d'accord ?
— D'accord, mais je ne vais penser qu'à ça maintenant.
Et comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, juste après l'entrevue avec Térence Plomb, Thys eut le bonheur d'apprendre que son cycle d'apprentissage allait bientôt commencer. Anastasia Tix vint le trouver dans son alcôve. Sous la clarté bleue dispensée par les opalines, sa peau sombre mise en valeur ressemblait à de l'onyx noir poli, doux et lisse.
— Thys, dans une semaine, tu commenceras ton premier cycle de transformations ! Ton Maître sera Téodor Lux et tu auras cinq compagnons de formation !
— Ah ! Ça y est ! Et on sera plusieurs ! Cool ! C'est qui les autres ?
— Ce sont des gardiens de la Terre, des Ostendes, qui ont réussi comme toi leur Oritis dans l'année !
— J'en connais ?
— Je ne pense pas, certains viennent de loin !
Cette conversation laissa Thys rêveur. Les pieds dans la brume et la tête dans les amas d'étoiles, caressé par la douce brise de fin de journée, il imaginait les jours à venir avec envie et sérénité. Il ne pouvait pas se douter que le calme couvait la tempête.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top