Chapitre 28 L'épopée de Mamina
Cette voix chaude et colorée Thys l'aurait reconnue sur tous les plans, il se retourna en une envolée et se jeta dans les bras de grand-mère Tournelle.
— Tout doux, tout doux, mon petit pot de beurre, ne te rends-tu pas compte que tu dois bien me dépasser d'une tête maintenant, s'affola Rinata.
Mais le garçon était bien heureux pour une fois d'avoir de grands bras et de savoir quoi en faire. Il enveloppa sa grand-mère et enfouit sa tête dans le cou de la vieille femme pour inspirer la bonne odeur de rose et de cannelle qui l'apaisait tant.
— Mamina, tu es là, tu es là ! J'ai eu si peur ! Je ne voulais pas leur dire, tu sais, je ne voulais... la voix du jeune Ether se coinça dans sa gorge serrée.
— Ne te tracasse pas, voyons, je vais bien ! Il n'est pas encore né l'Indésirata qui aura ma peau ! Téodor m'a prévenue très vite et il m'a conseillé de fuir. J'étais sur le site archéologique de Visoko en Bosnie.
— Oh ! Je suis désolé ! As-tu eu au moins le temps de trouver ce que tu cherchais ?
— Oui, j'ai eu une chance extraordinaire, figure-toi ! Quelques minutes avant l'appel du Grand Lux, j'avais mis à jour un étrange cylindre de gypse rouge. Une trouvaille des plus importantes, car parmi les signes gravés qui le recouvraient, j'ai reconnu le symbole des Ethers !
— Le symbole des Ethers ?
— Oui, depuis les Origines, nous avons un signe distinctif. Une sorte de signature si tu veux. Tu ne vas pas me dire que le grand Lux ne te l'a pas montrée ! Ah ! Celui-là il ne s'arrange pas avec l'âge !
— Et ce cylindre alors ? demanda Thys soucieux de revenir à l'histoire qui le préoccupait.
— Oui, oui ! Un bien beau cylindre ! Mon équipe et moi avons travaillé d'arrache-pied pour le dégager. Et en moins de deux heures, nous avons pu le retirer de sa coque de terre, le nettoyer, le dessiner et l'emballer.
— Deux heures, c'était dangereux de rester encore aussi longtemps !
— Je ne pouvais tout de même pas laisser un objet de cette valeur aux Indésiratas ! Et nous avons eu beaucoup de chance ! On venait de tout ranger dans le camion quand Antal, notre contact bosniaque, est venu nous prévenir qu'un convoi gouvernemental se dirigeait à toute allure vers le site archéologique.
— Oh ! C'était les Indésiratas ? Vous leur avez échappé ?
— Oui puisque je suis là pour t'en parler, mais cela n'a pas été facile et il faut croire que notre bonne étoile veillait sur nous ! En fait, j'ai demandé à mes collègues de me déposer avec Gaëlle Papin, une amie Éther à Breza, la petite ville voisine. Nous avons emporté avec nous un seul sac qui contenait le cylindre. Nous nous sommes cachées quelques heures dans un restaurant. D'ailleurs le cuisinier, très sympathique, nous a fait déguster sa nouvelle recette de cevapi. Un régal, mais j'étais trop stressée pour vraiment en profiter! Gaëlle voulait que l'on dorme sur place, mais j'ai eu du nez et j'ai préféré partir à la recherche d'un nœud d'énergie pour rejoindre le plan Ethérique. Il fallait mettre au plus vite notre précieux sac à l'abri. Nous venions de quitter notre hôte et on s'engageait dans une ruelle, quand une grosse berline noire a freiné brusquement devant le restaurant. Quatre sales types en sont sortis. Je dis « sales types », car ils avaient vraiment une tête de gangsters. L'un d'eux, énorme et habillé comme un seigneur aboyait des ordres incompréhensibles, sans doute du bosniaque. Deux de ses sbires se sont engouffrés dans le restaurant. Ils ne nous avaient pas vues, nous n'avons pas demandé notre reste et nous nous sommes enfuies.
— Tu crois que c'étaient des Indésiratas ?
— Pas de doute, le gros était un Péragore, sûrement un riche politicien qui veille sur son pouvoir !
— Ils ne vous ont pas poursuivies ?
— Si, on a très vite entendu des cris dans la rue derrière nous ! Figure-toi que l'on courait à toute jambe, enfin aussi vite que mes vieilles jambes le permettaient quand j'ai vu une petite masse nous barrer le passage. Gaëlle s'est aussitôt centrée sur son énergie, prête à faire face. Mais j'ai reconnu in extremis ce bon vieux Téodor ! Il était tout dépenaillé, jamais vu comme ça ! Ses cheveux d'habitude si lisses étaient tout emmêlés et sa moustache lui cachait la moitié du visage. Si j'avais gardé du souffle après cette course, j'aurais éclaté de rire !
— Qu'avez-vous fait ensuite ? Maître Lux vous a défendu, vous vous êtes battus ? la pressa Thys.
— Non, même pas. Téodor nous a accompagnées à un nœud d'énergie qu'il avait repéré. On a regagné la sécurité de l'Ethérie. Je dois dire que les Indésiratas n'étaient pas loin, j'ai senti le souffle vicieux de l'un d'entre eux dans mon cou au moment de mon passage par la brèche !
— Ouf ! Tu as eu chaud ! Mais Mamina, je ne comprends pas pourquoi les Péragores ne peuvent pas venir sur le plan Ethérique ?
— Ils ne le peuvent pas, car ils bloquent leur évolution. Ils sont contre le changement. Le plan Ethérique n'est accessible qu'aux Ostendes qui ont passé l'Oritis et qui sont donc dotés d'un Ingéni. C'est grâce à notre Ingéni que l'on peut canaliser les énergies et se préparer aux futures transformations de l'espèce humaine. Les Indésiratas rejettent cette possibilité de mutation, car ils ne veulent pas abandonner leur pouvoir et leurs richesses terrestres ! Ils sont centrés sur les biens matériels et leur emprise sur les autres. Ce qui est totalement contradictoire avec les principes des Ostendes.
— Pourtant, ils savent utiliser les énergies, je peux te dire que j'en ai bien senti les effets quand cette Milvuit m'a torturé sans même me toucher !
Ce souvenir était toujours aussi douloureux et Thys ne put réprimer un long tremblement glacé. Ce fut au tour de Rinata d'étreindre son petit-fils dans ses bras et d'essayer de lui offrir réconfort et tendresse avant de répondre :
— Malheureusement, oui ! Les Indésiratas font partie de notre espèce, ce sont aussi des descendants de cette civilisation qui s'est développée il y a plus de 12 000 ans. Mais ils ont fait un choix de vie différent du nôtre et l'ont transmis à leurs enfants. Ils sont très forts dans la manipulation d'énergies basiques, car ils y mêlent des sentiments de haine, de jalousie, de domination...
Thys était perturbé. Cette conversation avait enflammé des blessures toutes fraîches. Son regard était perdu dans un méandre de souffrance. Rinata se reprocha intérieurement de s'être laissée entraîner sur ce sujet sensible et proposa à son petit-fils de lui faire visiter le Jécorum pour lui changer les idées. Téodor qui était resté en retrait pour ne pas troubler les retrouvailles se joignit à eux sans demander leur approbation.
Tout d'abord, Rinata Tournelle conduisit Thys vers le bassin naturel qui prenait sa place au centre du Jécorum. Le lieu était maintenant désert et par instant l'eau quittait son masque de plénitude et clapotait hardiment contre la berge brumeuse.
— C'est un lieu fort en énergie, très ressourçant et positif pour les méditations. Les Aéquors aiment se retrouver au bord de ce cours d'eau à la tombée de la nuit.
— Les quoi ?
— Les Aéquors, ce sont les Ostendes qui sont très sensibles aux énergies issues de l'eau ou des éléments liquides, le renseigna Téodor. Mais, tu découvriras tout ça lorsque tu commenceras ton cycle dans quelques semaines.
— Mais pourquoi certains sont plus sensibles au feu ou à l'eau ?
— C'est génétique ! Il y a bien des personnes qui ont une mémoire plus auditive, ou plutôt visuelle, tout comme il y a des gens doués pour l'Art et d'autres qui excellent dans les contacts humains. Les Ostendes en mutation font ressurgir des capacités enfouies dans leurs gènes depuis des générations. C'est lié à la capacité de notre espèce à manipuler les fluides qui nous entourent.
Ils se rapprochaient maintenant d'un groupe d'arbres. Thys suivit les deux Ethers qui s'engouffrèrent entre deux troncs rapprochés. Il repoussa des branches souples d'épicéa qui lui barraient le passage et enjamba un tronc couché couvert de champignons blancs globuleux et hérissés comme une famille animale sur la défensive. Il déboucha alors dans un vaste espace borné d'arbres et protégé des intempéries par un enchevêtrement dense de branchages de conifères. La zone plus sombre que l'espace extérieur dispensait cependant sa propre lumière qui émanait à la fois du sol doux et des troncs à l'entour.
— Voici le Refuge d'été, c'est une salle de concertation et un des lieux de regroupement ! Rinata salua poliment un vieil homme assis en tailleur dans un coin de cette étrange salle végétale.
— On l'utilise aussi pour s'exercer à manipuler les énergies, compléta Maître Lux.
Ensuite, Rinata Tournelle s'extirpa avec agilité de toutes ces ramifications et se dirigea vers une ravine creusée sans doute par l'ancien lit d'un petit torrent. Elle s'appliqua à poser ses pieds avec précision sur les ornières lisses qui formaient une sorte d'escalier et descendit la pente avec une certaine grâce. Téodor la regarda évoluer, l'œil plus pétillant qu'à l'ordinaire. Thys la suivit avec précaution, le sol était glissant. Ils furent rapidement rejoints par Téodor qui semblait toujours monté sur des coussins d'air et ne fournissait aucun effort pour se déplacer. Tous trois progressèrent au fond de la crevasse qui débouchait sur une grande galerie souterraine. Encore une fois, Thys fut médusé par la luminosité qui se dégageait des lieux. On ne se serait pas cru sous terre. Le sol et les murs taillés dans la pierre dégageaient une faible chaleur et produisaient une clarté apaisante.
— Ceci est le réfectoire ! Clotaire nous régale de ses petits plats bio.
Rinata fit signe à un long bonhomme mince et au sourire épanoui. Le ventre de Thys se mit alors à vrombir avec enthousiasme ce que l'écho de la pièce se dépêcha de rapporter à toutes les oreilles présentes. Avec un sourire étiré jusqu'aux oreilles, Clotaire proposa d'offrir à la nouvelle recrue, un énorme chapeau de champignon fumant garni de verdure et de pignons. Thys s'empressa d'accepter, mais croqua avec méfiance dans la chair jaune. L'arôme du champignon mêlé aux autres ingrédients lui emplit les papilles avec force et lui fit perdre contact avec la réalité. Les yeux clos, il se délecta si bien qu'il fut tout décontenancé quand il eut fini son en-cas et qu'il s'aperçut qu'on l'avait installé sur un banc en bois au bord d'une longue table conviviale.
— Ne t'inquiète pas, lui dit sa grand-mère, tes sens sont en éveil et ton corps réagit fortement. Apparemment, tu es très sensible à tout ce qui est gustatif en ce moment, j'en ai connu un autre autrefois !
Et Rinata jeta un coup d'œil appuyé à Téodor qui grogna puis secoua la tête, l'air exaspéré. La visite continua dans trois grandes salles souterraines qui servaient pour les entrainements ou le divertissement. Ensuite Rinata proposa à son petit-fils de l'accompagner dans son alcôve. Ils se séparèrent de Téodor et sortirent de la partie souterraine en repassant devant le bassin qui scintillait maintenant comme si une myriade d'étoiles prenaient leur bain.
Ce que Rinata appelait son alcôve était un espace intime creusé au sein de la grande roche claire qui entourait le bassin d'eau. Il y avait toute une série de cavités cachées dans la paroi qui bordait l'est du Jécorum. L'intérieur de l'abri de Rinata était tapissé de pierres opalines bleues gorgées de lumière. Sur le sol en terre battue, une mousse bleu fluo émergeait d'une nappe vaporeuse. Il y avait peu de meubles dans cet espace appelant la sérénité. Un lit en bois couvert d'un édredon blanc se collait au mur du fond. Une table surveillait sa chaise. Quelques brisures de tablettes d'argiles ou de vases anciens reposaient sur un coffre. Un gros sac de voyage pointait sa poignée de dessous le lit, espérant sans doute être vidé du fardeau ingurgité.
Rinata fit asseoir son petit-fils sur l'unique siège puis avec un sourire comploteur au coin des lèvres, débarrassa les vestiges qui encombraient le coffre et sortit un gros colis emmailloté dans un linge épais. On aurait dit qu'elle portait un nouveau-né tant elle usait de précautions pour le soulever, le déposer sur la table et le délanger.
Alors, débarrassé de sa protection, le cylindre ancestral émergea, rouge flamboyant. Il devait mesurer cinquante bons centimètres et peser facilement plus de 30 kilos. Une multitude de symboles couvraient sa face bombée. Les signes s'enchainaient comme une farandole d'insectes aux pattes fines et au corps noueux.
Thys se sentit tout de suite attiré par le cylindre et sans en demander l'autorisation, il l'attrapa et passa son doigt sur les traits irréguliers gravés dans la pierre fibreuse. Le contact de la pierre contre sa peau le fit tressaillir. La matière paraissait répondre à sa caresse. Puis il saisit à deux mains l'objet qu'il souleva difficilement à la verticale pour observer la face circulaire à l'extrémité du cylindre.
Un frisson de jouissance intense le parcourut lorsqu'il repéra le symbole qui marquait la surface lisse du gypse. Un cercle au centre tourbillonnant percé de deux flèches, l'une vide l'autre pleine, avait été brûlé avec une précision d'orfèvre dans la structure atomique du minéral. Ce cercle était surmonté d'une forme stylisée d'esse et appuyé sur trois traits en pointillés.
— Le symbole des Ethers !
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