Chapitre 25 Tout s'effondre


Ombre visqueuse qui force les paupières. Besoin d'oublier, de s'échapper. Refuser son existence, n'être plus rien qu'une poussière sans attache.

À la suite de cette terrible mésaventure, Thys se réfugia dans le sommeil. Seul havre de paix. Il restait au lit jour et nuit, ne se levant que pour aller aux toilettes, les yeux fermés, sourd aux suppliques de sa sœur, aux prières de sa mère, hermétique au monde qui l'entourait. Son esprit filtrait les souvenirs et refoulait ceux douloureux de la soirée.

Mais parfois au sein d'un rêve, une image terrible perçait la carapace protectrice dans laquelle il s'enfermait. Et l'espace d'un instant, il revivait les scènes intolérables où les Indésiratas le torturaient avec délice. Il revoyait le sourire maléfique de la Milvuit et entendait craquer les pourtours de son Ingéni. Dans ces moments, il hurlait à fendre l'âme d'un roc granitique. Son corps, secoué de spasmes, se tordait comme une marionnette incontrôlable, il bavait et suait. On aurait dit un dément.

Sa famille se relayait à son chevet. Sylvie pleurait continuellement en contemplant son fils dans cet état, si bien que Mélia essayait par tous les moyens de lui trouver des occupations ailleurs. Quitte à feindre un petit malaise, pour que sa mère sorte un peu de la lourde atmosphère qui gorgeait la chambre de Thys.

Il semblait à la jeune fille que son frère s'apaisait quelque peu lorsqu'elle se tenait à ses côtés et qu'elle nettoyait la plaie suintante sur sa tempe en effleurant le cristal. Dans ces instants, il laissait échapper un long soupir comme une baudruche qui se dégonfle de tous les gaz toxiques emmagasinés, mais peu après, il grelottait, claquait frénétiquement des dents et roulait les yeux en tous sens.

Chaque soir, Tantine faisait un rapport à Anthony sur l'état de Thys. Mais, elle ne voyait pas d'amélioration d'autant plus que le garçon n'acceptait aucune nourriture, seul un verre d'eau pouvait parfois franchir ses lèvres.

Au bout de cinq jours, Téodor Lux fit son apparition dans la maison comme une souris familière des lieux. Il se glissa dans la chambre de Thys et l'observa sans que Mélia qui veillait son frère s'aperçoive de sa présence. Pourtant, quand elle le vit, elle se sentit extrêmement soulagée. Elle pouvait passer le relai et savait son jumeau en de très bonnes mains. Elle quitta la pièce sans un mot, laissant Téodor Lux en pleine méditation. Assis au pied du lit, les jambes en tailleur, le dos droit, il leva les mains pour les poser sur le torse du garçon. Après quelques minutes, les grosses paumes du Maître glissèrent jusqu'aux orteils blancs de Thys qu'elles enserrèrent. Petit à petit, les doigts remuèrent subtilement pour masser la plante du pied. Chaque geste du petit homme était prodigieusement lent. Un observateur extérieur aurait cru la scène figée dans le temps. Aucun mouvement perceptible. Aucun son. Juste quelques particules de poussière, errant mollement dans les rais de lumière qui s'infiltraient à travers les lattes des volets fermés. Et cette scène dura tout l'après-midi. Thys dormait et avait, pour une fois, une respiration légère. Ses paupières n'étaient plus agitées de soubresauts et ses membres ne s'affolaient pas en tous sens, mais reposaient, paisiblement enfoncés dans le molleton du matelas.

En se réveillant quelques heures après, il trouva Téodor à son chevet, les yeux clos, le corps statufié. Pas un souffle ne perturbait l'immobilité du Maître Arcan. Le garçon le contempla quelques instants puis s'assoupit de nouveau. Quand il sortit de son sommeil un peu plus tard, Téodor Lux n'avait toujours pas bougé. Impassible, il méditait sûrement. On aurait dit qu'il avait quitté son enveloppe charnelle tant elle paraissait vidée de toute activité. Thys observa le petit homme et tressaillit lorsqu'il s'aperçut que le Maître avait ouvert lentement les yeux et le fixait. Le jeune Éther retint son souffle, il sentait le regard pesant qui s'attardait sur son visage exsangue, mais Téodor ne broncha pas, il était en attente. Thys se lança :

— Maître ?

Sa voix était rauque et tout éraillée des cris poussés chez les Le Tallec. Téodor haussa un sourcil, signe sans doute qu'il était à l'écoute.

— Maître, je ne veux plus être un Éther !

L'initiateur de l'Oritis ne broncha pas.

— Je ne veux plus être un Éther, murmura encore Thys qui n'avait pas l'énergie de forcer le ton.

— Tu es un Éther ! C'est indiscutable, on ne peut revenir là-dessus, mon garçon !

La voix profonde semblait sortir de la gorge du Maître sans que celui-ci entrouvre les lèvres.

— Je veux être comme avant !

Thys s'agitait, ses tremblements le reprenaient, quelques gouttes de sueur perlaient sur son front et sur les ailes de ses narines. Le Maître pressa doucement sa paume sur la plante de pied de son élève et déclara d'un ton sans équivoque :

— Tu es toujours le même ! Tu es né Éther et tu resteras Éther jusqu'à ta mort.

— Non, non, non ! À cause de L'Oritis, j'ai changé et il se passe plein de choses que je ne maîtrise pas. Et maintenant, il y a ces Indésiratas ! Comment peut-on faire souffrir autant quelqu'un sans le toucher ? C'est de la magie ! C'est démoniaque !

Une nouvelle fois, les membres du jeune homme frémirent et ses dents s'entrechoquèrent, incontrôlables, guidées par ses souvenirs traumatiques. Téodor maintint la pression de ses mains sur le corps défaillant et prit son temps avant de répondre.

— Ce n'est pas de la magie, Thys et tu le sais ! L'Oritis t'a ouvert des possibilités, mais ne t'a pas transformé ! C'est le comportement des Indésiratas qui est démoniaque.

— Je ne veux plus ça, je veux être normal, comme Cid et Théo.

— Chacun est différent, tout homme a ses particularités. On a tous des hauts et des bas ! Tu es normal, tout à fait normal !

Thys s'agita encore, la conversation le contrariait et activait un mécanisme de rejet. Il sombra une nouvelle fois dans un flot d'émotions contradictoires qui crispaient ses muscles et torturaient son âme. Alors Téodor se remit à l'œuvre et l'apaisa plus rapidement, cette fois, par ses massages sereins.

À la tombée de la nuit, Téodor quitta la chambre en effleurant à peine le sol et convoqua la famille Ano dans le salon. Sans se faire prier, chacun s'installa sur un fauteuil et garda le silence, le regard rivé sur le Maître Arcan. Sylvie, légèrement soulagée depuis la venue de Téodor, avait tout de même les yeux rouges et les traits tirés. Elle se blottissait contre son mari qui lui enserrait les épaules d'un bras vigoureux. Cependant, Anthony, s'il montrait un calme extérieur pour rassurer les siens, bouillait intérieurement. Il revoyait sans cesse le regard suffisant de Jason Le Tallec et n'avait qu'une envie : lui écraser le sourire d'un coup de poing vengeur. Grand-père Ano fulminait dans un coin sombre du salon derrière le canapé ; sa rage était telle qu'il ne pouvait s'asseoir et préférait piétiner. Mélia et Tantine se tenaient la main, installées toutes deux dans le même fauteuil, prêtes à boire les paroles du Grand Arcan.

— La situation est grave, commença Téodor. Les Indésiratas se manifestent de plus en plus, ils sentent eux aussi que les temps changent ! Ils ont repéré votre famille et vous êtes tous en danger, surtout ceux qui ont passé l'Oritis et qui portent donc un Ingéni. Beaucoup d'Indésiratas collectionnent les Ingénis comme trophées et d'autres espèrent en soutirer l'énergie nécessaire pour infiltrer le plan éthérique.

— Les félons, tuons-les tous ! explosa Grand-père Ano, incapable de se maîtriser davantage. Ils s'en prennent aux enfants, c'est inacceptable ! Ça ne leur suffit pas de faire la pluie et le beau temps en agitant leur argent sous le nez des ouvriers, ils veulent en plus contrôler le monde !

— Calme-toi, Charles !

Téodor plaça une main apaisante sur l'avant-bras du vieil homme. Le Maître Arcan aurait pu paraître ridiculement petit face au mètre quatre-vingt-dix de l'aïeul. Mais comme toujours, il émanait de sa personne une intensité incroyable qui le nimbait de prestance.

— Qu'allons-nous faire ? demanda Sylvie visiblement très inquiète.

— Je vais emmener Thys sur le plan éthérique un peu plus tôt que prévu, il en a besoin. Cela l'apaisera et il y sera en sécurité. Il commencera son premier cycle en janvier comme les signes l'annoncent, mais il se familiarisera avec les lieux auparavant grâce à Térence Plomb, notre agenceur.

— Et pour le collège ? Et Mélia ?

Sylvie se ratatinait de plus en plus sur son fauteuil de cuir, le sang désertait son visage.

— Thys suivra des cours par correspondance dans l'Ethérie, j'en ai informé Jean Tangon, le directeur de l'établissement Louis Pasteur. Je ferai la navette une fois par semaine entre le collège et le Jécorum et je transmettrai les cours. Quant à Mélia, elle ne peut malheureusement pas profiter de la sécurité offerte par le plan éthérique puisque ce n'est pas possible d'y accéder sans avoir passé son Oritis et il serait fort imprudent qu'elle commence l'école maintenant !

— Quoi ! s'exclama la jeune fille ulcérée, je dois aller en cours, je ne vais pas y renoncer parce que Thys...

— Tais-toi, pauvresse ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! lui répliqua son grand-père.

— Mais, je...

— Silence, les choses sont sérieuses ! clama Maître Lux avec un regard dur pour Mélia.

Celle-ci, rabrouée de tous côtés, resta raide dans son fauteuil, tête baissée en pestant intérieurement contre ces adultes qui ne pouvaient pas comprendre sa détresse. Elle repoussa Tantine qui lui caressait le dos pour l'apaiser. Elle en voulait à son frère, ce soi-disant héros de la famille qui avait glorieusement passé l'Oritis, ce Clairvoyant incapable d'y voir clair, cet Éther de pacotille mis à mal par les premiers Indésiratas qu'il rencontrait. Elle n'arrivait plus à le plaindre, car il avait anéanti son rêve le plus cher. Elle ne pourrait pas commencer le collège lundi.

Cependant les adultes continuaient d'étudier son cas et celui de Tantine.

— Nadine et Mélia sont très vulnérables. Comment peut-on les protéger ? s'inquiétait Anthony.

— Non, elles ne sont pas dans la ligne de mire, car elles n'ont pas vécu leur Oritis, expliqua le grand Lux. Elles ne dégagent aucune signature énergétique particulière. Il faut être tout de même vigilant. Le mieux, c'est qu'elles se terrent quelque temps dans la demeure et qu'elles soient toujours en compagnie de l'un d'entre vous. Je vais essayer de chercher d'autres solutions avec Térence Plomb, peut-être pourrons-nous trouver un moyen de les intégrer au plan éthérique.

Il resta songeur quelques secondes.

— Rinata prétend que ce serait possible dans certaines circonstances, à voir...

— Et nous, à votre avis, que devons-nous craindre ? interrogea Sylvie.

— Je pense que les Indésiratas ne vont rien tenter de direct contre vous ! Ils ne tiennent pas à se faire remarquer et à perdre leur belle image aux yeux de la population. En plus, ils ne sont pas très organisés. Ils veulent tous tout contrôler et ne s'entendent donc pas facilement entre eux. Je suis d'ailleurs fortement étonné d'apprendre qu'une Milvuit s'allie à une famille de Péragores ! C'est la deuxième fois en peu de temps...

Il observa une pause respectée par tous ses interlocuteurs, puis poursuivit :

— Je pense surtout que ce Jason Le Tallec va user de sa puissance financière et de son influence pour vous rendre la vie difficile, vous devez vous y préparer !

— Nous tiendrons bon, j'ai un grand réseau d'amis ! Mais ces décisions ne vont pas résoudre le problème. Il faudra bien trouver une solution définitive pour régler la menace de la famille Le Tallec et de cette femme, Laëtitia Yessel ! dit Anthony dont les yeux se chargeaient de haine.

— Certes, certes ! Mais Anthony, tu le sais, la précipitation n'apporte rien, la réflexion lente et profonde est l'alliée des Ostendes.

Alors que chacun méditait silencieusement sur ces dernières paroles et imaginait les bouleversements qui l'attendaient, la porte vitrée du salon grinça légèrement ce qui fit sursauter Mélia et Nadine à l'oreille aiguisée. Leur regard convergea vers le palier où Thys, blanc comme un linge, se dressait. Le garçon avait l'air hagard. Son haut de pyjama était déboutonné et laissait paraître un torse plat, livide, aux pectoraux à peine saillants. Il était pieds nus et ses orteils se contractaient nerveusement sur le carrelage. Il clignait des yeux et portait une main à son front comme s'il était gêné par la lumière de la lampe halogène qui baignait le salon d'une douce auréole jaune.

— C'étaient des Péra, c'étaient des Péragores... Il faut prévenir grand-mère Tournelle, il faut...

Il chancela et s'adossa à la porte qui se ferma en claquant ce qui finit de le déséquilibrer et il se retrouva assis sur le sol froid. Aussitôt Sylvie s'affaira auprès de son fils, lui tapotant le visage, le frottant sur la poitrine...

— Maman, ça va. Je... Laisse-moi respirer !

Thys se dégagea des bras trop affectueux de sa mère et regarda tour à tour Téodor et son père.

— Je n'ai pas résisté, j'ai révélé la découverte de grand-mère et j'ai donné son nom ! annonça-t-il, affolé

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