Chapitre 24 La cavalerie
— Fouillez-le et trouvez-moi son Ingéni. Il me le faut !
Laetitia Yessel s'adressait à Daniel et Alan Le Tallec qui avaient fini de se masser le bras et restaient comme deux nigauds hébétés. Aussitôt, Daniel reprit sa vigueur et se jeta sur Thys qui bleuissait, toujours plaqué à la chaise. Le Péragore palpa sans douceur, pinçant, griffant la chair de son adversaire. Alan, plus méticuleux, inspecta d'abord la tête et tomba rapidement sur l'éclat de cristal qui pointait sous la mèche blonde, collée de sueur et de vomissure.
— Je l'ai ! Là ! Il est là !
La voix triomphante, il saisit la tête de Thys et la tordit sans considération pour orienter l'Ingéni en face de la Milvuit.
— C'est moche son truc, maugréa Daniel en décochant un coup de pied rageur dans le tibia de Thys qui émit une longue plainte monocorde.
L'Ingéni irradiait sous la lumière tamisée du bureau. Un rayonnement pur parcourait la surface du cristal comme le déferlement d'une eau limpide sur un miroir. Jason et Laëtitia s'approchèrent extasiés. Ils avaient perdu leur allure hautaine et contemplaient l'éclat incrusté dans la peau. La Milvuit en oublia même d'exercer la pression sur la cage thoracique de Thys qui put filtrer un peu d'air et reprendre quelques couleurs. Mais le jeune Éther n'envisagea aucune autre tentative d'évasion, il faisait simplement entrer la vie petit à petit dans un corps qu'elle avait déjà commencé à quitter.
— Il me le faut, il me le faut ! jubila Laëtitia, les yeux emplis d'une lueur de convoitise.
La Milvuit saisit le visage de Thys entre ses mains froides, approcha ses lèvres de l'Ingéni et souffla sur la surface brillante, puis elle la frotta avec la manche en satin de sa robe. Au départ, Thys ne ressentit qu'un frôlement. Mais il entendit ensuite le crissement des ongles durs et acérés de mademoiselle Yessel qui tentaient d'érafler la face lisse de son cristal. Ce bruit strident le hérissa et lui fit le même effet que le grincement d'une fourchette sur une assiette, ou que le couinement de la craie sur le tableau noir. Seulement, la résonnance était interne et les sensations décuplées. Il se mit à saliver excessivement, l'acidité emplissait sa gorge et montait dans ses canaux auditifs, créant des douleurs fulgurantes dans ses oreilles.
La Milvuit s'amusa quelques instants avec l'Ingéni avant de se décider à l'extraire. Elle enfonça ses ongles dans la chair sur le pourtour du cristal sans aucune considération pour le garçon qui se contracta d'un coup. Elle tira ensuite l'Ingéni qui ne céda pas d'un pouce. Agacée, elle planta à nouveau ses griffes dans la plaie sanguinolente de la tempe de Thys et cette fois, elle essaya de faire tourner la gemme étincelante comme pour la dévisser de son socle. Il y eut un petit craquement tel le bruit d'une dent que l'on arrache. Le jeune Éther sous la douleur s'était cabré, mais les deux fils Le Tallec jouèrent leur rôle de gorille à la perfection en le plaquant sur sa chaise.
À la limite de l'évanouissement, à travers une brume vaseuse, Thys percevait la Milvuit s'acharner sur son Ingéni, tirant, secouant, tordant sa chair. Un liquide chaud coulait le long de sa joue, et se mêlait à ses larmes. Le bruit était insupportable, les ongles crissaient sur l'Ingéni et les craquements se répétaient comme si une partie de son crâne allait céder et se détacher du reste de la boîte crânienne.
— Bon, ça m'agace, il tient bien celui-là, il faut dire que c'est un beau. Vous avez vu cette brillance ? se réjouissait Laétitia Yessel. J'ai besoin d'instruments, je ne voudrais pas l'abimer ! Daniel, va me chercher un tournevis, un maillet et une pince aussi !
— C'est vrai qu'il est exceptionnel, gros et pur, saliva Jason Le Tallec. En plus, il est chargé et n'a pas dû servir beaucoup ! Bonne pioche ! Allez, fiston, ramène vite le matériel, tu devrais trouver cela dans la caisse à outils de Greg, notre homme à tout faire ! Et surtout, évite que l'on te remarque !
Thys s'embourbait dans l'épouvante. Les Indésiratas agissaient comme s'il n'était plus là, comme s'il était déjà mort. Sans une attention pour leur proie agonisante, terrorisée et larmoyante. Il avait l'impression de nager en plein film d'horreur et d'être ce pantin désarticulé que les spectateurs regardent se faire hacher ou tronçonner avec délice mêlé d'un filet de dégoût.
« Tiens bon, ne lâche pas ! » hurlait la voix affolée dans sa tête suppliciée.
« Même pour toi, ma douce Mélia, même pour toi, je ne peux plus », pensa Thys, espérant mourir le plus vite possible pour ne pas subir d'autres atrocités.
Il redoutait le retour de Daniel avec le matériel de torture. Sa tête tournait. Ses yeux n'arrivaient plus à se fixer, mais accrochaient çà et là une image qui se dérobait aussitôt : un stylo-plume bleu, veiné d'or, oublié sur le bureau ; le plafond en lambris sculptés ; le grain de beauté d'Alan au bord de l'aile droite du nez ; une fine ballerine argentée qui enserre un pied délicat ; un portrait de maréchal austère, peint il y a sans doute plus de deux cents ans...
Martèlement de chaussures qui s'approchent de la porte. La poignée s'agite et un grincement annonce le bourreau qui vient accomplir son office. Mais point de Daniel armé jusqu'aux dents, juste une petite bande d'amis stupéfaits.
— Ben, t'es là ? lança Cid, tenant par la main Géraldine, sa nouvelle conquête. On commençait à s'inquiéter ! Tu as vraiment l'air mal en point !
— Hé ! Il va s'évanouir ! cria Théo en s'élançant pour rattraper Thys qui glissait de sa chaise maintenant qu'Alan ne le ceinturait plus.
En effet, le fils Le Tallec avait reculé de trois pas quand il avait vu entrer la petite troupe. Il était blanc comme un linge et se mordait les lèvres. Laetitia Yessel avait beaucoup de mal à garder son calme, elle essayait de sourire, mais seule une vague grimace rageuse s'affichait. Elle crispa ses poings délicats aux ongles redoutables, souillés de sang, derrière son dos.
Jason Le Tallec, lui, resta stoïque. Avec un rictus glacé, il laissa la bande d'ados envahir son bureau et entourer le jeune Éther. Diana et Géraldine tamponnaient déjà le visage de Thys avec leur mouchoir et s'étonnaient du filet écarlate qui ruisselait du front jusqu'au cou. Mais avant qu'elles ne soulèvent la mèche pour découvrir son origine, machinalement, le garçon se dégagea et poussa un long gémissement.
— Il a vomi, constata Théo en déglutissant et bloquant son inspiration nasale.
Jason Le Tallec essaya de reprendre la situation en main.
— Bon, les enfants, laissez-le tranquille, il est vraiment mal, je vais m'en occuper. Je le raccompagnerai chez lui, ne vous inquiétez pas !
Et déjà, il poussait gentiment la petite troupe dehors. À cet instant, Daniel revint triomphant du garage, une caisse à outils dans une main et une perceuse dans l'autre.
— Regardez ce que je ramène...
Son sourire et son geste se figèrent, il plissa le nez qui s'aplatit comme le groin d'un porcelet et observa tour à tour son père, Laetitia Yessel, son frère et recommença ce manège espérant un signe de ses alliés pour comprendre dans quelle galère il venait de mettre les deux pieds bien à plat.
Jason Le Tallec géra la situation, il fronça les sourcils et s'adressa à son fils :
— Voyons Daniel, je sais bien que la maison est grande, mais quand même ne va pas me dire que tu te perds encore ! Je n'ai pas besoin de ces outils dans mon bureau, apporte-les à Greg au garage, merci !
— Mais Papa !
Un haussement de sourcil paternel, suivi d'un raclement de gorge le firent taire et il s'en retourna d'où il venait, vexé, les jambes trainantes et le dos légèrement vouté. Jason garda son sourire de façade, mais ses yeux sombres flamboyaient d'un éclat carnassier.
— Bien, les enfants, je vous disais d'aller danser et profiter de la fête de Briac pendant que je me charge de ce pauvre Eth... de ce jeune malade.
Thys gémit une nouvelle fois, terrorisé, il ne fallait pas que ses amis partent et le laissent entre les mains de l'homme d'affaires. Il voulait crier au secours, supplier Cid de rester près de lui, mais ses lèvres étaient scellées. Une force s'exerçait sur sa mâchoire, l'empêchant d'entrouvrir la bouche. Aucune douleur, mais une gêne épouvantable, surtout en ces circonstances. Il aperçut mademoiselle Yessel qui se tenait cachée derrière Jason et qui le fixait avec cruauté en agitant prestement ses doigts fins. Alan secondait son père et avec une main fraternelle dans le dos de Théo, il tentait de l'accompagner hors de la pièce. Thys voyait ses amis lui jeter des coups d'œil inquiets en s'éloignant ostensiblement, dirigés par le trio des Indésiratas.
Alors, il mit toute sa volonté dans son regard et essaya de toutes ses forces de parler avec son visage. Il se voulait suppliant, implorant. Il espérait que Cid, son copain de toujours lise en lui et devine le drame qui se jouait dans cette pièce. Il le fixa sans sourciller, très vite ses yeux piquèrent et larmoyèrent, mais ils restaient cramponnés aux prunelles brunes de Cid. Ce dernier se dégagea de l'accolade pressante de Jason Le Tallec et vint se positionner près de Thys.
— Je vous remercie beaucoup Monsieur Le Tallec de votre aide, mais j'ai déjà prévenu mon père et il doit nous attendre devant le portail !
— Ah ? Je... Comment se fait-il ? Enfin, je veux dire, tu savais que ton ami n'était pas bien ?
— Oui, ces temps-ci, il est bizarre et la vieille dame m'a dit qu'il fallait que j'appelle vite à la maison, car Thys allait vraiment mal et qu'il avait besoin de son père !
— La vieille dame ? interrogea Laëtitia, la voix haut perchée par la colère, quelle vieille dame ?
— Une invitée, je sais plus trop son nom, Adeline Sanrein, je crois. Enfin, quelque chose comme ça !
— Adeline Sanrein, dis-tu. Il ne me semble pas connaître cette personne. Peux-tu me la présenter pour que je la remercie de son intervention ? s'enquit Jason, se forçant à employer un ton qu'il voulait amical, mais qui cachait difficilement son mécontentement.
— Oui, si je la retrouve parmi les invités. J'ai besoin d'un coup de main pour mettre Thys debout, je crois qu'il va avoir du mal à tenir sur ses jambes !
Bon gré, mal gré, Jason Le Tallec dut aider Cid à soutenir le jeune Éther et à l'accompagner hors de la pièce, puis Théo prit le relai. Les filles suivaient avec Laetitia Yessel. Daniel et Alan fermaient la marche, le visage marqué par la déception. Lorsqu'ils passèrent devant la salle des festivités, Jason s'adressa à Cid :
— Alors cette vieille dame, où est-elle ? Tu la vois ? Est-ce l'une d'entre elles ?
Il désigna un groupe de femmes, plus ou moins grisonnantes, plus ou moins flétries qui discutaient loin de la musique de Zoulous comme elles nommaient entre elles les rythmes endiablés sur lesquels dansait la jeunesse. Machinalement, Thys, qui suivait la conversation sur son petit nuage de brume cotonneuse, observa les invités. Son cœur loupa alors un battement, saisit de stupeur à la vue de l'Ignure rencontrée pas plus tard que le matin même au supermarché, Marceline Chanfrain. Il lui sembla qu'elle lui adressa un bref hochement de tête entendu avant de se perdre dans un échange chaleureux avec une grosse dame aux cheveux ras, avachie sur un fauteuil molletonné.
— Petit, reconnais-tu la personne qui t'a demandé d'appeler ton père pour venir chercher Thys ? Je voudrais vraiment la remercier ! répéta Jason, insistant.
Il ne fallait rien dire, songeait Thys toujours groggy. Il serra la main de son ami pour l'inciter à se taire. Mais il n'avait plus aucune force et sa pression était à peine perceptible. D'ailleurs, Cid s'apprêtait à répondre et dirigeait l'index vers un groupe de femmes quand une voix rauque éclata :
— Ils sont là !
Deux hommes se précipitaient à leur rencontre. Thys reconnut Oscar Martin, le père de Cid, tout échevelé, une cravate coincée entre deux boutons de sa chemise, talonné par Anthony Ano, en robe de chambre marron et jambes nues. Très vite, Anthony étreignit son fils. Thys devint tout mou contre son père, ses membres ne réagissaient plus, mais son cœur battait la chamade.
Oui, là maintenant, il se sentait bien, il était vraiment sauvé. Il ferma les yeux et se laissa envahir par la chaleur et l'odeur rassurante de son père. Anthony souleva le corps engourdi de son garçon et le porta comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'un oisillon.
— Merci, Monsieur Le Tallec, dit Oscar Martin en serrant la main du richissime homme d'affaires.
— De rien, maugréa Jason les mâchoires crispées, le regard noir.
Des invités s'étaient agglutinés dans le grand hall et observaient la scène avec intérêt. Quand Oscar tourna le dos en enlaçant l'épaule de Cid, Anthony Ano et Jason Le Tallec demeurèrent quelques instants face à face. On pouvait lire sur chaque visage un déferlement de haine. L'illustre Le Tallec bombait le torse et contractait ses biceps qui roulaient sous sa chemise, mais le bel Anthony n'était pas en reste. De tout son être se dégageait une prestance incomparable, et même en robe de chambre, il pouvait défier le milliardaire, sans honte.
— Je vous anéantirai ! souffla Jason avec un mauvais sourire.
— Touche encore un cheveu d'un des membres de ma famille et je te raye de la Terre ! murmura plein de répugnance le grand Éther dont les mains grésillaient discrètement.
Thys vit la grimace de Jason et les yeux foudroyants de Laëtitia Yessel qui vivait la scène en retrait et semblait avoir beaucoup de mal à se maîtriser. Majestueux, Anthony porta son fils jusqu'à la voiture dans laquelle le garçon, enfin serein, s'endormit dès les premiers mètres.
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