Chapitre 22: Malaise
Thys chercha dans la salle, parmi la centaine de visages, la trace du Milvuit. Ses yeux fouillaient et s'insinuaient partout. Ils s'arrêtèrent un instant sur le regard flamboyant de Briac avant de glisser sur ses dents blanches. Rien à faire, ce gars le mettait mal à l'aise, mais cela ne correspondait pas du tout aux sensations ressenties quelques minutes plus tôt.
La plupart des filles présentes dansaient, se trémoussant dans leur robe neuve, tandis que les garçons, un verre à la main, les incitaient d'une œillade à jouer les coquettes. Thys remarqua, seulement à cet instant, le petit groupe que formaient les enseignants du collège. Il y avait Madame Berthier, la professeure de français bavarde qui ne semblait pas très à l'aise dans sa robe de soirée noire et prenait des poses de mode pour masquer la rondeur de sa taille ou celle de ses mollets, tout en discutant avec Monsieur Gobert, le professeur d'histoire-géo. Celui-ci, par contre, paraissait très détendu dans son complet bordeaux et marquait le rythme avec son pied, prêt à rejoindre la piste de danse et à abandonner son interlocutrice décidément trop loquace.
Le directeur, Monsieur Tangon, se tenait bien droit et sérieux devant un bel homme grisonnant qui avait énormément de prestance et ceci n'était pas dû à la Rolex qui ceignait son poignet ni au costume Luis Vuitton qu'il portait. L'homme avait le buste large, un port de tête altier, des yeux sombres pleins d'assurance. Il écoutait son interlocuteur avec condescendance et hocha plusieurs fois la tête avant de sourire d'un air entendu. Ce sourire, dégageant une lignée de dents blanches, interpela Thys qui reconnut avec certitude la trace de fabrique de Briac. Il s'agissait donc sans doute de son père, le célèbre homme d'affaires, Jason Le Tallec.
Thys remarqua que monsieur Le Tallec était sollicité de toute part, chacun tentait de lui prendre le bras pour l'amener à discuter transactions, lui suggérer de bons plans, espérer une aide financière ou essayer de s'en faire un allié de poids. Le chef d'entreprise se dégageait sans peine de ces bras accapareurs, et d'un sourire congédiait l'hôte envahissant. Pourtant, il ne montra aucune résistance face à la petite tornade blonde qui agrippa sa main et l'attira sans un mot sur la piste de danse. La jeune femme s'empressa alors de lui murmurer à l'oreille des paroles auxquelles Jason Le Tallec parut tout particulièrement attentif. Puis l'homme d'affaires fit tournoyer sa cavalière qui éclata de rire en rejetant sa tête en arrière et Thys reconnut avec stupéfaction mademoiselle Yessel, la professeure de maths remplaçante. Elle portait une robe en satin bleu avec un grand décolleté dans le dos. Sa taille de guêpe était joliment mise en valeur. Ses bottines aux talons démesurés relevaient le galbe de ses jambes. Elle était parée de bijoux étincelants qui semblaient être de véritables joyaux. Ses cheveux blonds, coupés courts, encadraient son visage de porcelaine piqueté de taches de rousseur. L'espace d'un instant, elle braqua le bleu profond de ses yeux soulignés de noir dans la direction de Thys. Et celui-ci en état de fascination eut du mal à déglutir.
— La vache, comme elle l'a entourloupé le vieux riche ! Il va se faire plumer celui-là !
C'était Théo qui commentait la prestation de Mademoiselle Yessel. Thys en avait oublié la présence de son ami.
— Elle est canon, on ne dirait pas une prof. C'est une vraie allumeuse !
— Les mecs, vous avez vu mademoiselle Yessel ? s'exclama Cid qui les avait rejoints un petit four dans chaque main.
— Oui ! Et elle danse avec Jason Le Tallec, je crois qu'elle a gagné le gros lot, elle n'aura plus de soucis à se faire pour ses vieux jours ! ricana Théo.
— Attends, arrête, elle est bien trop jeune pour lui ! Ils ont au moins trente ans d'écart, s'indigna Thys.
— Et alors, s'en mêla Cid. Dans quelques années, il meurt. Elle, elle est encore jeune et belle. Elle hérite de toute la fortune des Le Tallec, et elle peut se marier avec un playboy en dépensant tout l'argent. Voilà, facile.
— Je ne sais pas si ce scénario plairait à Briac, s'amusa Thys.
— Non, surtout que je crois bien que Jason Le Tallec a déjà une femme, même si on ne la voit jamais et que l'on n'en entend pas parler, fit remarquer Théo.
— Ouais, curieux ! Elle utilise peut-être la fortune de son mari pour voyager !
— Ou alors, il la maintient enfermée dans une tour de ce château pour la garder que pour lui tellement il est jaloux, plaisanta Cid en se léchant les doigts.
— Une sorte de princesse prisonnière...
— Si ça se trouve, elle est trop moche et il la cache au sous-sol en attendant qu'elle meure pour profiter tranquillement de toute la dot qui viendrait de sa belle-famille, ricana Théo.
Ces élucubrations laissèrent les copains songeurs. Sans un mot, ils regardèrent encore quelques instants leur jeune prof tournoyer dans les bras du richissime Jason Le Tallec, puis chacun d'eux chercha discrètement parmi les filles présentes une éventuelle cavalière.
Théo avait déjà entraperçu Diana, plus attirante que jamais dans sa longue robe blanche. Mais il pestait, car elle était sans cesse entourée de Briac et de sa bande. Il tenta quand même une approche un peu gauche et à sa surprise, la grande fille brune accepta même une danse. Cid, lui, avait flashé sur une petite brune, légèrement boulotte, aux yeux d'or, qui parut aux anges quand le garçon lui proposa un slow.
Resté seul, Thys demeurait sur le qui-vive, il y avait sûrement un Milvuit dans la salle et il ne tenait pas à être repéré. Par contre, il espérait voir Célia. Il l'imaginait dans une robe parme qui mettrait en valeur son teint de pêche. Il se demandait comment elle avait choisi de coiffer ses magnifiques cheveux châtains. Il pensait qu'elle les avait laissés libres, tomber en cascades de boucles dans son dos nu à la peau mate.
Aucune trace de Célia. Il erra donc un moment dans la salle de bal, déçu. Soudain, un filet d'air froid l'enveloppa, alors que la pièce était surchauffée par le dynamisme des danseurs. Il se sentit mal à l'aise. Sa bouche s'assécha et une glaire pâteuse obstrua sa gorge si bien qu'il ne respirait plus que par ses narines. Il suffoquait presque et rapidement une migraine martela ses tempes.
Les contours de son Ingéni tiraillaient sa peau, Thys décida qu'il était temps de changer d'air. Il fit un signe à Théo et se rapprocha de Cid pour lui dire qu'il se sentait mal et allait s'asseoir dans l'autre salle. Il se demanda si son ami l'avait entendu, car celui-ci hocha la tête avec une mine niaise, en serrant plus près de lui la petite brune joyeuse.
— Elle s'appelle Géraldine, articula-t-il sur la musique, elle est en troisième !
— C'est bien, lança Thys en souffrance.
Il avait vraiment la sensation qu'un troupeau de buffles traversait son cerveau en martelant de ses sabots ses terminaisons nerveuses. Il se hâta de rejoindre l'espace plus calme, dédié au buffet.
Le lieu était quasi désert, quelques adultes avaient regroupé des chaises pour discuter à l'aise loin de la musique qu'ils trouvaient bien trop forte. Les plats avaient été pillés et il ne restait que quelques gourmandises rescapées çà et là.
Thys dénicha un siège près de la cheminée et s'y affala, le visage entre les mains. Il sentait bien que cette migraine n'était pas naturelle. Cela ressemblait aux sensations négatives qui l'avaient assailli à proximité de la ferme des Froissart. Ses yeux le piquaient maintenant, mais la douleur à la tête s'atténuait. Court moment de répit, une déflagration explosa dans son ventre et il eut la terrible certitude que tout était déchiqueté. Il se plia en deux sur sa chaise en gémissant le plus discrètement possible pour ne pas attirer l'attention sur lui. Ça allait passer, il fallait que ça passe ! Cette fois, Téodor Lux n'était pas là pour le sauver. Mais il avait ses talismans. Il visualisa dans son esprit la petite plume bleue de geai et l'écorce rugueuse quand son sang se glaça.
Ses talismans ! Non ! Non pas ça ! Il avait oublié de les remettre dans la poche de son jean lorsqu'il s'était changé après le coup d'éclat d'Electric et de Plix.
Les battements de son cœur s'accélérèrent à une vitesse folle, la panique s'empara de lui et il s'affala mollement sur lui-même comme un tas de chair sans os. L'épouvante la plus totale. Sans ses talismans, il était facilement repérable ! Le Milvuit devait l'avoir identifié. Il était là tout proche, prêt à le faire souffrir.
Il suffoqua d'horreur cette fois. Il ne sut pas où il puisa le filet de force pour se ressaisir. Respiration après respiration, il tenta de se redresser et d'affronter la douleur qui l'assaillait. Que pouvait-il lui arriver en pleine fête devant des centaines d'invités ? Il devait rejoindre Cid et rester entouré de ses amis en attendant monsieur Martin. À la maison, son père et son grand-père le protègeraient, ils étaient de grands Éthers et au besoin ils appelleraient Téodor Lux. Rien n'était perdu, rien n'était perdu, il répétait en boucle cette litanie pour se donner du courage et la force de se lever malgré les sensations qui le torturaient.
Il prit une inspiration plus longue et redressa la tête. Ses yeux larmoyaient et le marteau de la migraine cognait toujours fort dans son crâne. Il vit le groupe d'adultes à l'opposé de la pièce qui le regardait d'un air réprobateur. C'est sûr qu'ils pensaient que Thys était un de ces jeunes délurés qui avait ingurgité des verres d'alcool toute la soirée et maintenant se trainait comme une loque. Tant pis ! Il se moquait bien de leur jugement.
Il essaya de prendre appui sur ses jambes flasques et s'affala sur son siège. Cela allait être vraiment dur de rejoindre la salle de bal. Il inspira une nouvelle fois profondément. Les longues respirations lui procuraient quelques secondes salvatrices de répit. Il en profita pour se redresser, quand il se figea face aux intenses yeux bleus de Mademoiselle Yessel qui le fixaient.
— Thys, que t'arrive-t-il ? demanda la jeune femme inquiète.
— Je me sens mal !
— Tu as bu de l'alcool, mon grand ?
Son ton était sévère. Et elle plissa le nez de la plus charmante des manières.
— Non, non, j'ai mal ! Ma tête, mon ventre !
— Viens avec moi, je vais t'allonger dans un endroit calme et je téléphonerai à tes parents ! Tu connais le numéro ?
— Oui bien sûr, merci, mademoiselle.
Thys se laissa soulever par l'épaule et trainer par ce petit bout de femme qui sentait si bon et qui avait une force incroyable ! Un jeune homme lui prêta main-forte et Thys se retrouva très vite affalé dans un canapé de cuir, la tête délicatement posée sur un coussin. Mademoiselle Yessel se tenait face à lui dans cette salle plutôt exiguë en comparaison aux autres pièces de la villa. Cela ressemblait à un bureau. D'ailleurs, un bureau-ministre en chêne massif, style Louis Philippe, occupait une grande partie de l'espace. Mademoiselle Yessel ne bougeait pas, elle le fixait toujours. Par contre, le jeune homme qui l'avait aidé était parti, sans doute pour appeler les secours. La douleur s'apaisait, Thys imagina la jalousie de ses camarades quand ils apprendraient qu'il s'était trouvé seul dans une pièce, chouchouté par la pulpeuse professeure de maths.
Il se souvint qu'il n'avait pas donné le numéro de téléphone de ses parents et voulut se rattraper. À peine avait-il ouvert la bouche, qu'une voix froide le pria de se taire. Interloqué, il eut un terrible pressentiment.
— Mademoiselle Yessel ?
— Tais-toi, je t'ai dit, je réfléchis !
L'intonation était dure, sèche et ne correspondait pas à la beauté qui émanait de la jeune personne.
— Je voulais juste vous donner mon numéro de téléphone pour contacter mes parents !
Thys ne pouvait pas accepter ce que son esprit avait, semblait-il, déjà compris. Une claque bien appuyée, assénée sans préavis, l'assomma à moitié. La femme, un rictus marqué au coin des lèvres, le regardait méchamment en se frottant la main.
— Vas-tu te taire, sale âme atrophiée !
Sa pupille rougeoyante se dilatait démesurément et obstruait même son iris bleu si fascinant.
— Non, vous n'êtes pas un Mil...
Une deuxième claque, portée avec violence du côté de son Ingéni, fit perdre à Thys tous ses repères spatiaux. Son corps semblait flotter de gauche, de droite sans gouvernail pour le stabiliser. Sa tête, telle une hélice, tournoyait prête à se détacher du tronc. La migraine prisonnière de sa boîte crânienne creusait un trou au pilon pour sortir. Thys eut un haut-le-cœur et vomit en gerbe sur le canapé.
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