Chapitre 19 Libération


Avant de se coucher, Thys essaya d'évacuer la boule qui lui nouait la gorge et projetait des tentacules de mauvaise humeur dans tout son corps. Il expira plusieurs fois pour chasser cette gêne. Mais curieusement, dès qu'il fermait les yeux afin de se soustraire à la tension qui le parasitait, c'était le visage de Briac en gros plan qui s'affichait quelques secondes avant d'être détrôné par la vision d'une spirale noire, engloutissant tout sur son passage. Puis des têtes se succédaient à une vitesse folle. Il vit ainsi défiler Mathieu et Thibault, les poings dressés ; puis Cid, le regard inquiet ; enfin, Théo avec sa longue chevelure qui se transformait en cette espèce de vortex de mort. Inlassablement, Thys essayait de faire disparaître ces images tumultueuses qui s'imposaient sans relâche à son esprit comme dans les nuits fiévreuses. Il se sentait habité par la démence. Son Ingéni se mit alors à vibrer tel le ronronnement d'un tout petit moteur à hélice. Portant la main à sa tempe, Thys entra en contact avec le cristal froid. Ses doigts perçurent les légères palpitations que dégageait la pierre.

À cet instant, Mélia pénétra dans la chambre. Il fut agacé. Cette colère qui nappait son cœur depuis la soirée enfla davantage. Il fallait qu'elle soit toujours dans ses pattes, celle-là ? Ne pouvait-elle pas lui laisser un peu d'intimité, non ? La « fifille à sa maman » qui ne savait que gémir et passer ses journées au lit, que voulait-elle encore ?

Sa jumelle avança à pieds nus sur la moquette vanille et vint sans un mot se poser à ses côtés. Ils restèrent assis côte à côte, silencieux, plusieurs minutes. Lui, bouillant de fureur, la poitrine haletante, une main crispée sur son Ingéni, l'autre enfoncée au fond de sa poche, résigné à se taire et faire comprendre à l'indésirable qu'elle n'était que poussière insignifiante. Elle, fleurant bon le shampooing à la camomille, le dos droit inondé de cheveux doux, les jambes pliées sous ses fesses et les mains jointes sur ses cuisses. Puis, Mélia extirpa son pendentif en cristal de dessous sa chemise de nuit. Elle le montra à son frère qui tourna la tête, bien déterminé à ruminer seul.

— Thys, regarde-le, il vibre et émet une petite lueur blanche.

— Je m'en fous, laisse-moi ! Fiche le camp dans ta chambre, j'ai pas envie de jouer à ça, ce soir ! Tu me saoules ! Tu es toujours dans mes pattes !

Mélia grimaça. Jamais elle n'avait vu son frère dans un état pareil. Il avait un air cruel, ses yeux étaient durs, ses lèvres pincées. Il n'était pas lui-même. Il semblait habité par une énergie malsaine qui gouvernait son esprit.

— Regarde-toi ! C'est pas toi, ça ! À quoi tu joues, Thytou ? On dirait que tu ne te contrôles plus, lui souffla la jeune fille inquiète.

— Ouais c'est ça ! À la place de délirer, tu ferais bien de te barrer, car le monstre qui vit en moi va exploser ta jolie petite tête d'angelot blond !

Thys se recroquevilla un peu plus sur lui-même et tourna complètement le dos à sa sœur. Il n'était que tension. Le moindre muscle était contracté et prêt à rompre. Mélia n'en revenait pas, elle ne reconnaissait pas son frère, jamais elle ne l'avait jamais entendu parler comme ça, encore moins tenir de tels propos à son encontre.

— Thys, ce n'est pas toi ce soir, que t'arrive-t-il ? Tu as eu des problèmes au collège ? lui demanda -t-elle en contenant difficilement ses larmes.

— Non, je ne suis pas bien, je veux être tranquille, sors de là ! Bon sang ! Tu ne comprends rien ou quoi ! Tu m'agaces ! Je ne veux plus te voir ! J'en ai marre de tes bons sentiments ! Tire-toi !

Sa sœur ne bougea pas, elle se raidit et resta silencieuse. Puis après une inspiration décisive, elle saisit la main de son frère. Celui-ci, surpris, n'eut pas le temps de la retirer. La chaleur de Mélia irradia aussitôt dans son corps, atténuant légèrement son mal-être.

— Calme-toi Thys, cherche ce qui te perturbe ! lui dicta-t-elle d'une voix neutre.

La main du jeune homme se crispa et il tenta de l'enlever, mais la poigne de sa jumelle demeura ferme.

— Dis-moi ce qu'il se passe ! Qu'est-ce qui te gêne ?

— C'est toi qui me gênes et j'aimerais vraiment t'évacuer de cette chambre, à la fin ! Dégage !

Mélia déglutit, ses yeux la piquaient, mais elle ne relâcha son frère qui commençait à se tortiller pour se libérer.

— Non Thys ! Respire et ressens. Ressens dans ton corps. Ressens avec ton Ingéni.

Malgré lui, Thys dirigea ses pensées sur son Ingéni et l'image du cyclone noir de détritus s'imposa à nouveau à son esprit. Cette fois, il ne le chassa pas tout de suite et essaya de comprendre ce que cela signifiait. Il ne vit qu'un amas sombre, grouillant, perdu dans un infini violet vaporeux.

Il regarda sa sœur, elle le dévisageait. Il était sûr qu'elle aussi avait vu le tourbillon dévoreur. Elle lui sourit tristement et ses yeux cristallins parurent soudain profonds et gigantesques. Il se sentit aspiré par leur gouffre limpide et crut nager quelques instants dans une source douce. Puis ses mains grésillèrent et celles de Mélia suivirent. Alors la jeune fille paniqua.

— Jette le noir, jette le noir !

— Quoi  ?Mais, je.. Comment ?

— Libère-toi, Thys ! Jette cette énergie, ce n'est pas la tienne ! Jette-la, vite !

Thys inspira, ferma les yeux et décida de faire confiance à sa sœur. Il réussit à visualiser l'amas noir qui tachait l'étendue violette. Il imagina qu'il s'en emparait et qu'il enfermait cette saleté entre ses mains. Il ouvrit les yeux et réprima un cri. Ses paumes le brûlaient, elles étaient rouges, bordées d'une auréole bleu sombre, et le grésillement résonnait dans toute la pièce. Alors il se débarrassa de ces ondes mouvantes en secouant énergiquement ses doigts devant lui avec une mine de dégoût. Un sifflement fusa et un énorme flux quitta les mains de Thys, et fonça en direction de la fenêtre fermée. Les deux enfants se courbèrent et se protégèrent instinctivement la tête attendant l'impact sur la vitre. Mais, il n'y eut que quelques crépitations et, dehors, une multitude d'étincelles se perdit dans la nuit.

Thys avait encore les bras tendus devant lui, quand ses genoux lâchèrent. Il se sentait vidé comme après une course d'endurance. Vidé, mais une vague de sérénité déferlait dans ses membres.

Ses muscles se détendirent et sa respiration devint plus ample. Il était léger, libéré du poids qui l'avait exténué et irrité toute la journée. Il regarda Mélia, elle avait pâli et semblait fatiguée, mais un sourire triomphant habillait son visage.

— Comment as-tu su ? demanda-t-il dans un souffle.

— Non, je ne savais pas, mais j'ai ressenti ta peur et ta colère et j'ai vu ce... ce nœud qui te bloquait.

— Tu as vu ça comment ? s'étonna Thys.

— En fait, je ne l'ai pas vraiment vu, je l'ai plutôt perçu à travers ça !

Elle désigna son médaillon et poursuivit :

— C'est bizarre, j'ai l'impression que ce bout de cristal est lié à ton Ingéni.

— Tout est bizarre en ce moment, lui répondit son frère. Je suis sans arrêt inquiet, stressé. Je me demande toujours ce qu'il va encore m'arriver. Heureusement que tu es là ! Désolé pour ce que je t'ai crié tout à l'heure, tu avais raison, ce n'était pas vraiment moi ! Je me suis fait peur.

Thys avait tellement honte. Il n'osait plus regarder Mélia en face. Les mots affreux qu'il lui avait hurlés résonnaient encore en lui. Mais la douce blondinette lui passa une main taquine dans les cheveux.

— On peut dire que tu m'as fait peur aussi, répliqua-t-elle avec un sourire mutin. Tu sais, Mamina explique que les Éthers sont comme des éponges qui absorbent tout très facilement. Et Téodor Lux t'a fait remarquer que, depuis ton Oritis, tu es très sensible à toutes les énergies terrestres. Alors je me suis dit que tu avais capté un truc qu'il ne fallait pas. Il n'y a pas que de bonnes énergies autour de nous. Où es-tu allé mettre ton nez aujourd'hui ?

Mélia avait l'œil espiègle et l'humeur badine, toute soulagée par la tournure des événements. Mais Thys se demandait bien chez qui ou sur quoi il avait puisé cette source négative qui l'avait agité toute la journée. Serait-il possible que ce soit Briac ? Ou les deux garçons hargneux qui l'avaient percuté ?

Sa sœur l'avait sauvé ; mais lui avait bien été incapable de réagir tout seul. Et pourquoi ses parents n'avaient-ils pas compris ce qui lui arrivait ? Pourquoi était-il si mal informé sur son statut d'Éther ? À peine croyait-il commencer à maîtriser ce drôle de don, qu'une nouvelle surprise l'assaillait !

Il se promit d'être plus vigilant, il devait en permanence être en alerte. Il lui tardait vraiment de voir réapparaître le sourire canin de Maître Lux et d'être admis en Ethérie pour démarrer ce fameux cycle de transformation.


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